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Table of Contents

Key Words & Abstract

Memoir



Alexandre Citrome

50 ans de ma vie

Avant de commencer l'histoire de ma vie, j'aimerais faire connaître la famille dont je suis issu. Néanmoins, mes données sont assez fragmentaires, car je ne puis que faire référence à ma mémoire, à mes souvenirs les plus anciens. Ainsi, par exemple, les conversations que j'avais eues dans le temps avec mes grands parents et surtout avec ma mère, avec qui nos sujets favoris étaient la famille, particulièrement dans les dernières années de sa vie.

Mon grand-père paternel était né vers 1840, quelque part en Transylvanie, probablement dans le département de Bihar en Autriche-Hongrie. D'après son nom de famille CZITROM, prénom Ignac, ses ancêtres devaient être arrivés depuis assez longtemps en terre hongroise. Lui même était une de ces rares personnes juives qui, à son époque, parlait, lisait et écrivait le Hongrois correctement. Il avait pratiqué des métiers bien divers, mais c'était la boulangerie, qu'il avait exercé depuis longtemps, pour assurer sa subsistance. Étant donné qu'à cette époque la boulangerie ne nécessitait pas de hautes connaissances, il était relativement facile de réussir dans la profession. Je n'ai pas eu la chance de connaître ma grand-mère, car elle était décédée peu après ma naissance. De leur mariage naquirent huit enfants, cinq garçons et trois filles, mon père étant le cinquième. Il était né le 28 janvier 1882 à Erdengekg, département de Bihar. Aux environs de 1892, toute la famille avait élu domicile à Debrecen, en plein cœur de la plaine hongroise.

En ce qui concerne l'émancipation des Juifs sous la monarchie austro-hongroise en 1867, la situation socio-politique devenait assez favorable pour que quelqu'un de tenace puisse réussir dans n'importe quelle branche. Ainsi mon père, qui avait été durant toute sa vie un homme extrêmement laborieux et infatigable, avait réussi relativement en un très court laps de temps à devenir son propre maître, et à l'âge de 18 ans (première année du XXe siècle) il possédait déjà sa boulangerie. Comme on a coutume de le dire : il avait devant lui un bel avenir.

Du côté maternel, je n'ai pas eu non plus la chance de connaître mon grand-père, étant décédé peu avant ma naissance, assez jeune à peine la cinquantaine. Il était né autour de 1860-1862 à Vyirbrodasz, à 40 km de Debrecen. D'après son nom de famille PAVEL, prénom Peter, ses ancêtres devaient être originaires de Russie, vers la frontière polonaise, d'où à l'occasion de quelque pogrome tsariste, ils ont pu se réfugier en Hongrie. C'était un petit propriétaire terrien, peu de terre, beaucoup de misère, qui pour joindre les deux bouts, s'occupait occasionnellement de la vente et de l'achat de bétail.

Par contre, ma grand-mère (ma grand-mère maternelle) je l'ai bien connue, car une fois veuve elle demeura chez mes parents, la plupart du temps en tant qu'invitée très appréciée. Mes grands-parents maternels avaient eu sept enfants, quatre filles et trois garçons, ma mère étant la deuxième enfant. Elle était née le 7 janvier 1888 à Vyirbrodasz. Je dois maintenant relater un épisode très important de la vie de ma mère, une histoire qui aura une importance primordiale aussi bien dans sa vie propre que dans la vie extraordinaire de la future famille Czitrom.

Elle avait à peine dix ans, quand le hasard et sa destinée l'amèneront jusqu'aux États-Unis. C'est une histoire assez compliquée qu'au fil des années se romançait, épaississait, mais je vais essayer de m'approcher le plus possible de la réalité :

Dans le village de ma mère vivait une famille juive, probablement une parenté lointaine, dont une des nombreuses filles avait épousée un jeune homme, qui faute de trouver un travail à sa mesure dans le pays, émigra aux États-Unis seul. Quand il a voulu faire venir sa femme, elle a eu besoin de quelqu'un pour l'accompagner sur le bateau. Après conciliabule avec mes grands-parents, ils ont estimé que ma mère était la personne la plus qualifiée pour cette tâche. Malgré son jeune âge (10 ans), elle était une jeune fille très sérieuse, bien développée, aussi bien physiquement que moralement, n'ayant encore aucune attache, trop jeune pour le mariage, mais très raisonnable pour chaperonner, accompagner, surveiller et même protéger. Certainement, cette jeune femme ne devait pas être très dégourdie. De toutes façons, ma mère débarquait à New York en 1898 en tant que chaperonne. Là, l'histoire tombe dans une obscurité totale. Pour quelle raison ma mère a-t-elle dû rester à New York? Pourquoi n'est-elle pas retournée et sans délai en Hongrie? Je n'ai jamais réussi à résoudre cette énigme. Il paraît qu'une famille new-yorkaise a eu un coup de foudre pour cette sérieuse, jolie et intelligente petite hongroise, et l'avait adoptée. Probablement aussi cette jeune fille avait dû être éblouie par le Nouveau Monde et finalement elle y est restée pendant six années. En ce temps-là, on prenait le temps de vivre et rien n'était bousculé. Naturellement, les parents adoptifs ont pris en main son éducation à tel point qu'elle avait presque totalement oublié sa langue maternelle.

Vers 1904 mon grand-père tomba malade et le retour de ma mère devenait impératif. Ainsi par un beau jour d'été 1904, une ravissante jeune fille de 17 ans, avec de bonnes manières, très distinguée, arriva comme en visite à Vyirbrodasz, laquelle visite dura jusqu'au mois de février 1940, en passant pas Debrecen et finalement Paris.

Debrecen à peine 40 km de distance, une rencontre par hasard à un mariage, coup de foudre, fiançailles très courtes, noces. Miss Paula et M. Adolf Czitrom, maître boulanger, se marièrent le 6 juin 1905. De ce mariage naquirent six enfants : dans l'ordre, Lenhe 1906, Baudi 1908, Ibolya 1910, Magda 1913, Sandoz 1915 et Emma 1918. Ainsi je suis né le cinquième enfant, le 30 novembre 1915 à Debrecen, 39 rue Mester, pour le plus grand bonheur de la famille, et les caprices du destin. Depuis plus d'un an déjà, la guerre faisait ses ravages partout dans le monde. Malgré des difficultés occasionnelles, je ne manquais de rien. Étant donné que la boulangerie nous procurait du pain, avec le troc on pouvait obtenir pas mal de choses.

Concernant ma prime jeunesse, je n'ai pas beaucoup de souvenirs, excepté ceux que j'ai entendus au fil des années raconté dans la famille. Selon ces bavardages, je devais être un enfant assez turbulent, aimant grimper sur les toits, me cacher dans les greniers était mon jeu favori. À l'occasion d'un tel jeu, j'avais failli y laisser ma peau. - J'avais à peu près quatre ou cinq ans, quand par un bel après-midi d'un été particulièrement chaud, un vendredi (je me souviens parfaitement de cette date fatidique) j'envisageais d'approfondir l'art de grimper sur un arbre. Ne possédant pas d'arbre dans notre cour, j'essayais la technique dans l'étable sur un poteau bien raboté, faisant partie d'un réservoir. Je m'étais ramassé dans des conditions lamentables, mais n'osant rien dire à personne de peur d'être réprimandé, je m'étais réfugié dans la salle à manger où sur le divan, je me tint accroupi dans le silence et la souffrance. Entre temps, ma mère qui avait préparé le bain habituel du vendredi, me cherchait partout dans la cour, dans la rue, finalement elle me retrouva, toujours accroupi dans un état lamentable. En quelques mots je racontai mon histoire et ma mère, avec une présence d'esprit exceptionnelle me trempa dans l'eau, devenue froide, de la baignoire. Grâce à ce réflexe extraordinaire, l'hémorragie interne stoppa net. J'étais resté malade pendant plusieurs semaines, avec une déchirure de l'estomac et une inflammation du péritoine. Mais un enfant étant plus fort qu'un bœuf, je m'étais rétabli tout en gardant certaines séquelles de cette aventure, j'ai toujours eu un péritoine très sensible. Après cet accident, j'étais devenu beaucoup plus calme, plutôt timide, renfermé et tel sera mon caractère pendant bien des années.

J'avais terminé mes premières années scolaires avec une assez bonne moyenne, sans être ni le premier, ni le dernier de la classe. Mon père ne s'occupait guère de notre éducation, c'était ma mère, qui ayant vécu dans le nouveau monde , ne voyait l'avenir de ses enfants qu'avec une éducation et instruction appropriées. Ainsi selon le vif désir de ma mère, aussi de ma sœur aînée Lenhe, on m'avait fait inscrire en première année du Lycée juif de Debrecen, qui n'existait seulement que depuis quatre ans.

Les résultats de mes premières années furent assez faibles, quoique je n'ai pas eu à redoubler de classe. Il fallait bien de la constance pour tenir dans une école, comme celle que je fréquentais. C'était pourtant un bon établissement, mais la direction et sa ligne de pensée étaient sujet à caution. Nous étions vers les années 25-30, la situation politico-sociale dans une Hongrie fraîchement sortie indépendante d'une monarchie détestée, exigeait un bouc émissaire et elle venait de la trouver dans sa minorité juive. L'antisémitisme battait son plein, donc pour l'école, la direction à prendre exigeait de la part de ses dirigeants beaucoup de doigté. Pour ménager la chèvre et le chou, ils adoptèrent le slogan « citoyen hongrois de religion juive ». Ils avaient tout simplement supprimé l'identité d'un peuple, le ravalant à une simple religion. Dans le même temps, nos éducateurs juifs nous enseignaient comment devenir de bons Hongrois plus patriotes que les patriotes, plus papistes que le pape.

Nous verrons plus tard dans les années 30 et 40 combien ce système d'éducation aggravera les malheurs et les souffrances de ces centaines de milliers de Juifs hongrois, déportés, assassinés, brûlés, pendant les années hitlériennes, toute la conscience de l'identité juive. Mais je laisse à d'autres plus qualifiés que moi le soin de faire ce procès, d'autant que mon ambition est simplement de raconter ma vie. Je continue donc mon récit personnel.

À la fin de la quatrième année de mes études au Lycée, année qui était une espèce de carrefour dans le cycle de notre scolarité, je m’étais mis sérieusement au travail, afin de sortir de cette médiocrité où je m'étais enfoncé. Pour en sortir, il m'a fallu travailler comme un forcené, car une autre caractéristique de cette fameuse école était la discrimination sociale dans la communauté juive. Je m'explique : tout en bas de l'échelle sociale se trouvaient les ouvriers, y compris les artisans, ensuite venaient les commerçants, puis au sommet les professions libérales.

Étant le fils d'un simple boulanger, j'étais un peu considéré comme un intrus, il m'a donc fallu doubler et même tripler mes efforts pour surmonter ce handicap. Finalement à la fin de ma cinquième année j'ai réussi à améliorer mon classement de façon considérable et finir parmi les quinze premiers (nous étions 52 en classe). J'ai pu maintenir ce classement jusqu'au baccalauréat, que j'obtins à l'âge de 17 ans et demie, avec la mention bien en option sciences. Ce fut une véritable promesse de ma part, dont j'ai été, et suis encore, très fier. J'étais le deuxième bachelier de toute la famille Czitrom-Pavel!

Quand je me replonge dans mon passé, je me revois jeune adolescent d'à peine 14 ans, par une merveilleuse journée de juin, mon calot d'étudiant à la main dans la boutique de Mr. Kulcsar (spécialiste de vêtements d'uniforme), marchander le prix d'un changement éventuel du galon argent de mon calot, contre galon doré, qui concrétisait mon appartenance au grade supérieur, ou plutôt aux grades supérieurs de l'école. J'avais terminé la quatrième année avec succès, j'avais donc eu droit au galon doré sur mon calot, forme de distinction à l'échelle de la vie estudiantine. Quoique mes notes de cette 4e année n'aient pas été des meilleures (j'étais passé tout juste), je m'étais fait la promesse formelle de bien travailler dans les années à venir et de surprendre tout le monde par un résultat hors pair, bien sûr il m'avait fallu travailler, redoubler mon ardeur et mes efforts, mais j'avais tenu parole.

J'avais aussi à cette même époque choisi ma future profession : j'allais devenir médecin, mais pas n'importe lequel! J'irai sur les traces du Dr Schweitzer! Je me voyais déjà quelque part dans les brousses africaines, guérissant tous les malades et toutes les maladies du Tiers-Monde.

Nous étions en 1929, peu après la grande tragédie qui avait frappé notre famille : la mort de ma sœur aînée Lenhe, 22 ans, emportée par le T.B.C. après deux années de souffrances. Cette maladie à cette époque causait beaucoup de ravages parmi les adolescents de la guerre 14-18. Cela s'était passé le 28 août 1928 un samedi au crépuscule. Nous habitions au 39 rue Csapo, une grande et très belle demeure, qui était de loin la plus belle de toutes celles où j'ai jamais vécu en Hongrie. Mes parents l'avaient achetée en 1926 aux héritiers d'une famille de la haute bourgeoisie militaire. Mon père avec beaucoup de talent avait réussi à l'aménager et la transformer en une maison industrielle.

Je vois encore la longue cour d'une trentaine de mètres, d'un côté la fabrication, tout au fond la boulangerie et vis à vis plein de parterres de fleurs, toutes plus belle les unes que les autres, de magnifiques buissons - en somme un vrai petit paradis. Du beau milieu de la cour une espèce de tonnelle d'environ 3 mètres de diamètre. En son milieu une table octogonale et au centre de cette table un arbre - je crois que c'était un tilleul - distillait son ombre rafraîchissante durant les longues journées suffocantes des étés hongrois. C'était l'époque où la fortune de mon père se trouvait à son zénith - on le disait riche. La boulangerie fonctionnait sans arrêt sur trois fours, avec une dizaine d'ouvriers et était devenu subitement une affaire de premier ordre, au point que mon père avait compté quelque temps (une durée assez courte) parmi les plus importants contribuables, et il avait donc été automatiquement désigné pour devenir conseiller municipal.

Pour ma part, j'étais très content de mon sort, et je me préparais à passer de très bonnes vacances. En ce qui concerne mon caractère à cet âge là, j'avais conservé une nature plutôt renfermée, rêveuse; j'étais surtout un grand enfant qui aimait se retrouver dans le monde merveilleux des contes de Grimm et Andersen. J'avais pourtant bien quelques amis parmi mes camarades de classe, surtout un. À l'âge de dix ans, en première année de Lycée, nous nous étions juré une amitié éternelle, pour la bonne raison que nous étions né exactement le même jour, dans la même année, dans la même ville. Nous étions même venus en ce bas monde avec l'aide de la même sage-femme, à deux heures de différence. Pour nous c'était une marque du destin, et cette amitié malgré toutes les péripéties de la guerre 39-45, ainsi que notre judaïsme vécu, tint toujours plus fort que jamais, malgré les milliers de milles qui nous séparent, lui en Australie, moi au Canada.

En dehors des quelques amis de classe, je me sentais très bien dans la compagnie des apprentis boulangers de mon père. La plupart avait mon âge, on se comprenait très bien, avions les mêmes problèmes vis à vis des adultes et vis à vis l'autorité de leur patron - mon père. Naturellement, je ne manquais pas de recevoir plus souvent qu'à mon tour les reproches plutôt sévères de la Sainte Famille y compris mon frère Baudi, à cause de mes opinions ultra socialistes.

L'été 1929 avait été très mouvementé, beaucoup d'animation dans la maison. Ma sœur Ibolya préparait son 2e bac. Elle avait obtenu l'an passé un baccalauréat commercial, mais voulant préparer une licence en lettres et devenir professeure de la langue française et hongroise, elle devait aussi obtenir un baccalauréat en sciences. Elle le réussit d'ailleurs au mois de septembre et par la suite elle s'inscrivit à l'Université de Debrecen même.

Ce même été, début juin, nous avion reçu la visite de mon oncle Jenö, le plus jeune frère de mon père. Avec sa jeunesse aventureuse, son grand style, son éternel sourire, ses tractations pas toujours très catholiques, c'était un être très coloré. D'ailleurs, ce dit oncle, depuis sa prime jeunesse jusqu'à la fin de ses jours, avait continuellement joué un rôle prépondérant, je pourrais même dire « vital » dans la destinée de notre famille. Sa vie de jeune homme reste un peu obscure dans mes souvenirs, mais j'avais souvent entendu raconter dans la famille qu'il avait été un sujet très difficile. Son caractère nonchalant, sa négligence légendaire et aussi son grand cœur lui avaient au fil de sa vie, joué pas mal de vilain tours. Il s'était marié encore assez jeune et comme prévu, ce mariage s'était révélé un fiasco total, car il manquait de maturité. Il continuait donc de prodiguer ses mêmes sourires, habitant chez l'un ou l'autre de la parenté, sans avoir un véritable chez soi. Finalement vers le milieu de l'année 1927, il réussissait un second mariage, et grâce à ce tour de force nous le retrouvions à Kisvarda, où il avait ouvert sa propre boulangerie. Parmi les mille métiers qu'il avait exercé, c'est encore dans celui-là qu'il pouvait le mieux se débrouiller. Toujours fidèle à son style, il voguait dans sa petite entreprise, une véritable usine, et par désir de réaliser son rêve, il nous avait honoré de sa visite. Nous les enfants, nous fûmes très heureux de sa visite, car il nous aimait bien - lui-même n'avait jamais eu d'enfants et nous n'avons jamais su pourquoi. Il arrivait toujours avec une bonne quantité de bonbons et diverses gâteries dans sa petite valise. Nous étions très très contents, et , avec son sourire désarmant on ne pouvait pas ne pas l'aimer. En fin de compte, mon père lui laissa un de ses commis, tandis que moi-même, à sa demande expresse, me voilà parti avec eux en guise de vacances (j'étais toujours prêt, déjà à cette époque pour l'aventure).

Au bout de trois semaines je m'empressais de réintégrer le bercail, car je m'étais ennuyé à mourir, et surtout : les mouches étaient bien trop nombreuses. Après cette aventure de mouches, j'étais pendant un bon bout de temps resté la cible des plaisanteries dans la famille, surtout ma sœur Magda, qui n'avait jamais raté l'occasion de me taquiner. L'été s'achevais tout doucement, les études avaient repris, et moi tout fier de mon calot à galon doré je m'étais plongé dans les études jusqu'au cou, tenant non sans difficultés ma promesse. J'avais donc obtenu quelques bonnes notes, méritant ainsi une certaine estime de mes professeurs. L'hiver se passa. Au printemps, peu avant les fêtes de Pâques, un midi revenant de l'école, qui vis-je? Mon oncle Jenö, cette fois-ci avec sa femme, et d'innombrables caisses et malles, enfin ils étaient là avec armes et bagages! J'ai réussi à comprendre d'après les conversations entre adultes, que mon oncle, pour la Xième fois avait réussi à faire faillite et dans sa fuite, il avait emporté avec lui tout ce qu'il avait pu, y compris sa femme. D'un seul coup la famille déjà assez nombreuse s'était agrandie de deux membres, deux adultes, et la vie chez les Czitrom continuait.

Mon oncle dès le lendemain travailla dans la boulangerie de mon père, car là-bas il y avait toujours de quoi faire. Mais cet emploi ne dura pas très longtemps. Mon père et lui avaient deux caractères totalement opposés, les heurts étaient inévitables. La crise économique commençait à se faire sentir, la Bourse s'en ressentait et mon père également était concerné. Le climat n'était donc guère à l'harmonie dans la famille. N'étant pas au courant des affaires des adultes, je serais resté complètement ignorant, si je n'avais pas, un beau jour au début de l'été, vu mon oncle faisant ses adieux et entendu dissimulé par des branchages qu'il était parti pour Paris, où le frère de sa femme vivotait. La crise économique se faisait de plus en plus sentir. La boulangerie commençait à décliner et les premiers signes de la grande dégringolade à se manifester. Dégringolade qui n'épargnerait pas non plus notre famille, et je crois que c'est cette année 1930 que s'est jouée notre destinée, qui nous a amené en 1937 à quitter définitivement le pays.

Le séjour de mon oncle à Paris ne me préoccupait guère, absorbé comme je l'étais par mes études et par mes rêves. Quelques mois après son départ, ma tante aussi faisait ses bagages et j'apprit à ce moment que mon oncle avait définitivement opté pour la France, c'est-à-dire Paris, pour son avenir, car là une nouvelle vie l'attendait, avec d'énormes possibilités d'exercer ses talents de commerçant. Comment s'était-il débrouillé? Mystère. Quoi qu'il en soit, en un cours laps de temps il avait acquis sa propre boulangerie dans la rue Basfroi (11e arrondissement). Sa femme tenait le magasin - sans la moindre connaissance de la langue de Molière - mais parlant par contre parfaitement le Yiddish, langue prépondérante dans ce quartier.

Entre temps ma sœur Ibolya aussi avait mis le cap sur Paris en tant qu'étudiante. En effet, à l'Université de Debrecen elle ne pouvait plus supporter les harcèlements constants dont étaient victimes les étudiants Juifs, et décida d'abandonner la littérature hongroise et de continuer à étudier en France la langue et la littérature française. Entre parenthèses, je crois qu'elle avait eu aussi des peines de cœur. Comme mon oncle habitait Paris, mes parents ne mirent pas d'obstacles à son départ et elle s'inscrivit à l'Université de Toulouse.

Malheureusement son séjour fut de très courte durée. Des difficultés pécuniaires et aussi familiales (en rapport avec ma tante) l'obligèrent après quelques mois de misères à rentrer au bercail.

Le suivant sur la route de Paris fut mon frère Baudi, qui soudain propulsé par le virus de l'aventure, sous le prétexte d'un voyage d'études, prenait le train, armé de différentes lettres de recommandations obtenues auprès de la Chambre de Commerce, de l'Association des boulangers, etc. Après une année complète à Bouloc (Haute-Garonne) où il travailla comme commis-boulanger, il regagna ses pénates en 1931, sur l'invitation pressante de mon père. Le résultat tangible de son labeur d'une année avait été : un magnifique complet gris, qui lui valu l'admiration incontestable de tous ses amis et amies et également des autres jeunes hommes à la synagogue.

La crise économique s'amplifiait de plus en plus à un point tel que mes parents furent obligés de vendre notre belle grande maison, afin de sauver ce qui pouvait encore l'être. En égard aux circonstances, ils eurent relativement de la chance. Ils réussirent à sauver suffisamment d'argent pour acquérir une autre maison, beaucoup plus petite mais bien située, mais tout de même convenable dans la rue Aravy-Janos No 28. Il fallu de nouveau recommencer à bâtir une boulangerie, ce qui demandait beaucoup d'argent - qu'il fallait emprunter - et l'argent en 1930-1931 était une denrée bien rare et surtout chère. La solution vint du moulin « Istvan Gösmalom » grosse compagnie de farine, avec laquelle mon père était en relations dMaffaires depuis plusieurs années. Mais cette solution fut conclue à des conditions si dures, qu'elles furent cause trois ans plus tard de notre faillite complète.

En attendant, la boulangerie se bâtissait et elle recommença bientôt à fonctionner avec un personnel réduit. Pour compenser la perte de l'excellent emplacement commercial qu'on possédait en plein centre ville, on avait ouvert quatre succursales, petites boutiques, situées en divers endroits de la ville, ce qui promettait de maintenir une certaine production. Malgré tous les efforts, le travail surhumain accompli, rien n'y faisait. Moi-même j'étais pris par mes études et n'étais qu'un spectateur inconscient. Parfois, suite à un imprévu, absence d'un livreur, escapade d'un apprenti, j'étais obligé de fournir une aide active, remplacer le matin dès 6 heures, avant d'aller à l'école, distribuer les petits pains chez les épiciers. Ce dernier travail me faisait littéralement mourir de honte vis à vis mes camarades de classe, car à cette époque cela pouvait paraître comme une véritable déchéance. Heureusement que les mœurs ont bien changé depuis.

Mes études marchaient fort bien, j'avais d'excellentes notes et le 9 juin 1933 je réussit à décrocher mon baccalauréat en sciences avec mention bien, apte aux études universitaires. C'est à ce moment-là que je commençais à me réveiller. Autant le sommeil avait été profond, autant le réveil fut lent. Avec tout l'optimisme de mon âge (j'avais 17 ans et demie), je me suis jeté dans la réalité de mes rêves. Dans ma naïveté je croyais qu'il suffisait de se mettre au travail avec encore plus d'ardeur et je ne voyais aucun obstacle à la poursuite de mes études, malgré le contexte antisémite qui sévissait dans notre société. Après plusieurs tentatives seulement, que je me suis rendu compte, qu'en tout état de cause, je n'étais pas celui que mon lycée voulait préparer. Je n'étais pas un citoyen hongrois de religion juive, mais j'étais et je serais resté un pauvre petit Juif en Hongrie, qui n'avait pas eu le droit de s'épanouir, ni même de vivre ! Comme n'importe quel étranger, et ça voulait dire beaucoup car le véritable étranger n'existait pour ainsi dire pas en Hongrie, sauf le Juif.

La solution passait par l'étranger. Tous les jeunes Juifs et Juives de mon âge, s'ils voulaient continuer leurs études, spécialement médicales, étaient obligés de s'expatrier dans les pays voisins, Italie, Autriche, France. Cela exigeait une aide importante des parents, ce qui n'était pas possible pour moi. Les affaires marchaient très mal, mes parents joignaient à peine les deux bouts.

Pour ne pas me laisser quand même inactif, mon père m'avait enrôlé dans la boulangerie, où mon frère Baudi travaillait déjà. Il venait d'avoir ses 25 ans et était mûr pour le mariage. Il fréquentait assidûment une charmante jeune fille de la ville et dans la famille tout le monde se demandait quand et comment allait se passer ce grand événement. Les projets et les pourparlers étaient déjà très avancés, quand tout d'un coup (je crois à cause de la dot) tout cassa. Tous ces événements s'étaient passés pendant l'été 1933 et apparut soudain, pour la première fois l'idée de l'Amérique en la personne de monsieur Weitzner, marchand de farine.

Étant donné les temps difficiles, les relations commerciales avec ce monsieur Weitzner devenaient de plus en plus intimes et même amicales, de telle sorte qu'il était venu un beau jour avec une proposition, qui donna une orientation nouvelle à la destinée de la famille, la conduisant directement sur le chemin des États-Unis.

Sa proposition était la suivante : mariage entre Bandi et une cousine de sa femme, qui vivait aux Etats-Unis. La chose paraissait très intéressante et ma mère, qui n'avait jamais cessé d'avoir la nostalgie de son Amérique perdue, eut l'idée fantastique de vouloir prendre le bateau, d'essayer de retrouver ses anciens parents adoptifs (projet un peu hasardeux après tant d'années écoulées), ainsi que la parenté. Une fois sur place, elle jetterait un sérieux coup d'œil sur l'éventuelle fiancée et sa famille, et déciderait elle-même de la suite à donner.

Pour la mise en route de ce projet on avait besoin d'un affidavit de la famille de la (future ?) fiancée. L'idée était bonne, les échanges de correspondance commencèrent, ainsi qu'entre les intéressés eux-mêmes, qui s'envoyèrent leurs photos. Résultat, au printemps de 1934, en toute connaissance de cause, ma mère arriva à New York. Elle reste loin de chez nous une année entière et cette année nous parut une éternité. Elle nous manquait énormément, c'était toujours elle qui menait vraiment la barque, qui était le véritable capitaine du bateau, c'était elle qui nous guidait en toutes circonstances. Nous étions complètement perdus sans elle. Mais pour elle aussi cette année fut une éternité, et seulement au fil des années, par bribes que nous avons réussi à savoir tous les soucis, les difficultés, les souffrances qu'elle avait eu à subir pour récupérer quelque argent et venir en aide à notre foyer croulant.

De mon côté, les années passées à la boulangerie ne me plaisaient guère et continuellement je cherchait la possibilité de trouver un emploi quelconque qui m'aiderait pour le moins à nourrir mes vieux rêves d'avenir. Un de mes anciens professeurs était un très proche voisin et je bavardais souvent avec lui. Il avait très bien compris mon désespoir et réussit à me dénicher un job temporaire. Il me fallait aller dans un assez lointain petit village pour deux mois, préparer un jeune garçon de 12 ans aux examens de la troisième année de Lycée.

J'ai naturellement sauté sur l'occasion et me voilà parti pour CSENGER. Je me suis trouvé chez des gens excessivement aimables, qui m'ont reçu avec beaucoup d'égards, comme pour un véritable précepteur. Je me sentais vraiment bien. J'étais tout à fait dans mon élément. J'avais des copains, des copines, la compagnie de quelques jeunes femmes désœuvrées, qui m'ont même appris à jouer au bridge.

L'enfant a très bien réussi ses examens, et moi j'ai été très fier du résultat. En plus d'avoir été nourri, logé et blanchi, j'ai reçu comme gage 30 Pengö, ce qui pour moi était une fortune, à peu près 30$, mais on ne pouvait pas partir à l'étranger avec 30 dollars en poche, ça ne couvrait même pas le prix du voyage pour Vienne.

Entre temps la correspondance avec l'Amérique battait son plein. Mon frère Bandi faisait connaissance avec sa future. Ma mère paraissait trouver le parti convenable et, vers la fin de l'automne nous vîmes arriver la fiancée. La surprise était totale. Tessie, c'était son nom, habillée selon la mode à l'américaine, me parut très drôle. Toutefois je n'étais pas concerné, aussi en peu de temps nous étions devenus de bons amis. Elle était sympathique et charmante. Comment Bandi prenait-il les choses, lui seul le savait. En tous cas, il me semblait résigné. Il a sûrement dû voir dans ce mariage l'unique possibilité de changer complètement son avenir et apercevoir au bout du tunnel la grande lumière de la seule et incomparable Amérique.

Les fiançailles ne furent pas de longue durée, et le 5 janvier 1935 dans l'intimité ils furent unis par les liens sacrés du mariage. Nous étions très peinés, que tout se soit passé sans la présence de ma mère, qui était le véritable ordonnateur de cette grande aventure. Trois mois plus tard les jeunes époux étaient partis et fin mai ils débarquaient à New York. Acte 1er de la grande pièce de théâtre, sur la grande scène de la vie.

Peu après leur arrivée à New York, nous avons eu l'immense joie de revoir notre mère, qui était revenue avec toute une stratégie bien établie, pour la famille entière. Elle avait réussi à ramasser quelques centaines de dollars, qui n'eurent pas d'autre effet, que de surseoir quelque peu à l'agonie dans laquelle se débattait désespérément notre situation pécuniaire.

Et une fois encore vint l'été. Le fameux été 1935, où notre affaire moribonde reçut le coup de grâce. Un de nos commis avait attrapé la poliomyélite et les autorités mirent en quarantaine la maison y compris la boulangerie. Cette catastrophe aurait pu nous achever immédiatement, si nous n'avions pas eu ces quatre succursales qui purent s'alimenter par l'extérieur, par d'autres boulangers, et la faillite n'arriva qu'un an plus tard, l'été 1936.

Revenons à l'été 1935. Après le départ de Bandi pour l'Amérique, j'étais devenu pour ainsi dire irremplaçable dans la boulangerie. J'avais à m'occuper aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur tout en laissant quand même diriger l'affaire par mon père. Mais tout cela m'affermissait davantage dans le désir de tout abandonner et de quitter le plus vite possible ce milieu, car j'avais une peur bleue de m'enfoncer définitivement dans la médiocrité et de perdre même l'envie de m'en sortir. Comme nous le verrons plus tard, c'est ce qui est arrivé.

Le temps passait, déjà deux années s'étaient écoulées depuis mon baccalauréat, et j'étais toujours dans l'attente de commencer mes études. Mon énergie s'épuisait, mon ambition diminuait, l'échec me menaçait. Il n'y avait pas grand chose à faire, on avait besoin de moi et il me fallait attendre.

Les projets de ma mère étaient clairs et nets et surtout précis. Elle ne voyait l'avenir de la famille qu'exclusivement en Amérique, et dès son retour, elle avait commencé à mettre ses projets à exécution. Tout d'abord, ma sœur Ibolya avait embarqué en juillet comme touriste, mais comme nous le verrons plus tard, elle non plus n'avait pas trouvé le paradis. Il fallait vivre, donc travailler et n'étant pas une immigrante reçue, il lui fallait travailler en cachette, ce qui voulait dire pour peu d'argent. Elle réussit à trouver un emploi dans la confection. Malgré toutes ses études, tout de même deux fois bachelière parlant très bien le Français, elle n'avait pas eu la chance de trouver mieux. Aussi bien Bandi, que Ibolya, tous deux avant leur départ m'avaient solennellement promis de venir à mon aide, afin que je puisse partir en Italie poursuivre mes études. Leur promesse me procurait une certaine force morale et la volonté de ne pas abandonner. C'est dans cet état d'esprit que je me trouvais fin octobre 1935 en recevant 50 Pengö (50 dollars)la première et dernière aide de ma sœur Ibolya.

Aussitôt reçu, aussitôt décidé. Quoique mes parents n'étaient pas tout à fait d'accord, ils comprirent tout de même qu'il n'y avait pas d'autre solution. Le 25 novembre, avec 150 lires et le prix du voyage en poche, je pris le train pour Budapest et le 30 novembre pour l'anniversaire de mes 20 ans, j'arrivai à Bologne avec beaucoup d'espoir, mais aussi une certaine appréhension.

Finalement j'étais parvenu à mon but, vivre la vie tant désirée d'étudiant. Comme pour toutes les nouvelles situations, il fallait s'habituer, s'organiser, réfléchir, organiser un budget bien maigre. Au début ça allait, j'avais suffisamment d'argent; pour le loyer je partageais une chambre avec un de mes anciens camarades de classe, que j'avais retrouvé à Bologne avec quelques autres camarades de classe. Une fois par jour je prenais mon déjeuner dans un restaurant bon marché, la plupart du temps diverses sortes de « pastas » avec beaucoup de pain (le pain était à discrétion ). Enfin, je mangeais presque toujours à ma faim. Le matin et le soir un simple café, servi par ma logeuse, avec beaucoup de gentillesse, avec du « tejes malàes » (une sorte de pâtisserie hongroise), que j'avais emmenée avec moi de Debrecen, en assez grande quantité, sur les conseils judicieux de ma mère. Sitôt arrivé à Bologne, j'avais écrit à Bandi et Ibolya pour leur apprendre mon arrivée tout en sollicitant humblement leur aide commune.

Je ne pouvais pas m'inscrire à l'université, faute d'argent, mais je m'étais arrangé en attendant, à participer aux cours, comme auditeur libre. La langue italienne s'est enregistrée très vite dans mon cerveau encore très ouvert, et grâce à mes huit années de latin, au bout de trois-quatre semaines j'ai pu suivre les cours sans grande difficulté. Malheureusement, la simple connaissance plus ou moins satisfaisante de la langue italienne ne suffisait pas pour s'inscrire. L'aide des États-Unis tardait à venir, ma survie commençait à être en grave danger. À la sixième semaine, j'avais épuisé toute ma maigre fortune et si ce n'avait été les quelques lires empruntés à des amis, j'aurais pu rester sur ma faim.

Et l'aide espérée n'arriva jamais. À la place une lettre, m'expliquant leur impossibilité de venir à mon aide étant donné leur situation matérielle avoisinant la misère. Sur le coup j'en ai voulu au monde entier, je me sentais malheureux, abandonné, dérouté et complètement anéanti. Je venais de me réveiller d'un autre rêve, mais le réveil était très très brutal. Ne voyant aucune solution immédiate, j'essayais de prendre contact avec un cousin lointain de Belgique, avec qui nous étions devenus presque amis pendant ses vacances à Debrecen, l'été dernier chez mes parents. Ma lettre resta sans réponse. En Italie même c'était la guerre avec les Abyssins. La misère était indescriptible pour un étudiant étranger, qui n'avait pas d'aide de sa propre famille. Les possibilités de travail étaient littéralement impensables. Enfin, je me trouvais dans un tel état d'esprit, que je ne pouvais pas même réfléchir. Comment n'ai-je pas pensé à mon oncle Jenö, qui se trouvait toujours à Paris? Je ne sais pas.

J'aurais pu compter sur lui, il m'aurait sûrement aidé et j'aurais pu travailler et étudier comme tant d'autres qui ont réussi à terminer leurs études. Mais va questionner le destin! Curieuse ironie de sa part! J'avais tout de même passé plus de deux longs mois à Bologne, en végétant et en espérant une quelconque solution, peut-être un miracle qui hélas! N'arrivait pas. Début février j'ai reçu une lettre de mes parents, qui faute de pouvoir m'aider me rappelaient. J'en fus presque content. C'était la première fois de ma vie que j'avais fait connaissance de la faim et de l'insécurité et j'avais très bien compris et vécu cette expérience.

Je me dépêchais de reprendre le train. Je n'oublierai jamais mon arrivée. C'était à l'aube d'une journée bien froide de février. Tout le monde dormait encore, sauf mon père qui était déjà en plein travail avec ses deux ouvriers dans la boulangerie familiale. Après les premières embrassades, il ne put s'empêcher de me dire que tout cet argent dilapidé aurait pu être mieux utilisé pour le bonheur de nous tous. Bien sûr il avait entièrement raison, mais pour ma part je restais persuadé que si je n'avais jamais couru cette aventure, j'aurais été handicapé et j'aurais toute ma vie eu le regret de ne pas avoir eu le courage d'essayer. Mon esprit était ainsi tranquillisé pour un certain temps, mais je n'avais pas pour autant renoncé à mes projets, au contraire, et je considérais mon retour comme une trêve et me tenais prêt à recommencer à la prochaine occasion favorable.

La situation économique de la famille se dégradait de plus en plus. La crise s'installait définitivement en Hongrie. Les petites et moyennes entreprises étaient les plus atteintes. Notre maison, faute de paiement des intérêts sur l'hypothèque, était devenue la propriété du grand moulin « Istvan-Gözmelon ». Il nous avait fallu quitter d'abord notre logement et deux mois plus tard la boulangerie.

Que nous ayons réussi à sauver deux succursales avait été le résultat d'une association, que j'avais pu mener à bien. Nous nous étions associés avec un très ancien collègue de mon père, qui possédait une boulangerie dans la rue voisine. Personnellement j'étais en très bons termes avec lui, un de ses fils était un de mes très bons amis. Ne voyant pas d'autre issue, mon père finalement accepta l'association. En face de la boulangerie nous avions loué un logement à peu près convenable. Comme solution temporaire, c'était tout à fait valable. Je dis bien temporaire, car la décision était bien prise : immigrer le plus vite possible, quitter Debrecen.

Déjà en juillet 1935, au moment où ma mère avait accompagné Ibolya à Budapest, à l'occasion de son départ pour les États-Unis, elle avait fait inscrire toute la famille sur le registre d'immigration au consulat des États-Unis. Néanmoins, c'était un projet bien aléatoire, étant donné qu'à cette époque l'attente pour obtenir le visa était de 10, 15 et même 20 ans. Mais les miracles ont toujours existé et ils existeront toujours. Ce fut Magda la miraculée. Pourquoi et comment, nous ne le savions pas et ne le saurons jamais. De toute façon, ma mère avait dû tenir une grande place dans ce miracle. Elle avait raconté au consul américain tout ce qui se passait dans la famille, son enfance vécue aux Etats-Unis. Certainement avec son bon Anglais, elle avait dû toucher le cœur du consul et vers la fin du mois d'octobre 1936, Magda reçu son visa d'immigration.

Dans cette même année mourut mon grand-père paternel, à l'âge de 86 ans. Avec sa mort, tous les liens importants qui attachaient mon père à la Hongrie se trouvèrent brisés. Mon père était désormais prêt à quitter Debrecen, à la première occasion.

C'est ici que pour la Xième fois apparut à nouveau mon brave oncle Jenö, qui depuis cinq ans déjà exerçait ses talents commerciaux avec relativement grand succès à Paris.

Avec la mort de mon grand-père, la correspondance était rétablie et devenue de plus en plus fréquente avec la France, où justement on était en pleine préparation pour l'Exposition Universelle de 1937, laquelle facilitait énormément l'obtention d'un visa pour le pays. Il fallait tout simplement un passeport valide. Pour un peu d'argent mon père réussit à obtenir ce passeport. La raison sociale de la boulangerie était inscrite sous le nom de « Adlof Czitrom » (à cause de la consonance moins juive) c'était donc Adolf qui devait de l'argent. Et mon père obtint le plus facilement son passeport avec son véritable prénom « Abraham », qui était inscrit sur son acte de naissance.

En ce qui concerne l'association, l'union était assez harmonieuse, mon père mettait également de l'eau dans son vin, de toutes façons il n'était présent que physiquement pour son travail, car ses pensées étaient entièrement à son frère cadet avec lequel il échafaudait des projets d'avenir. Il y avait encore trois ans à attendre le temps que Bandi devienne citoyen américain. À ce moment-là, il pourrait faire venir ses parents en dehors du quota. Ainsi se réaliseraient pour ma mère ses 40 années de rêves incessants et, quant à mon père, il pourrait changer de vie et oublier sa honte (c'était son opinion) d'avoir été un commerçant en faillite.

Voyant que l'association marchait sans aucun accroc, que je pouvais être remplacé facilement par ma sœur Emma, pour les travaux administratifs, et aussi par l'associé et sa fille, l'envie de m'en aller me reprenait. L'odeur de la farine m'incommodait. J'avais peur de rester ma vie durant dans cette profession et j'étais décidé de l'éviter à tout prix.

L'occasion se présenta de nouveau, avec un emploi de percepteur. Décidément c'était devenu pour moi une vraie profession. Cette fois, me voilà parti pour VASAROBNAMÉNY, petit patelin à peine plus grand que Csenger, lieu de ma première expérience. C'était dans une famille de gros bourgeois, l'élève était un petit garçon de 10 ans, quelque peu demeuré. Je connaissais bien le travail qu'on attendais de moi, et l'avais accepté comme un défi. Je n'avais pas encore renoncé à mon rêve de devenir un jour médecin et d'essayer bien sûr d'aider les malades mentaux. Il a suffit de trois mois, pour que je renonce, au moins provisoirement, à la psychiatrie. J'ai passé trois bien tristes mois avec cet enfant. J'ai tout essayé, mais en vain, le cas était plus compliqué que j'aurais pu imaginer, et, pour éviter le pire je donnai ma démission. Je rentrais fin janvier 1937 à Debrecen, juste à temps pour préparer la dissolution de la société, mon père abandonnait et je reprenais sa place, jusqu'à la séparation définitive. Le voyage pour Paris de la part de mon père était prêt et décidé pour le mois de mai. Mon père devait accompagner Magda jusqu'au bateau à Cherbourg. Pour tout le monde c'était un voyage de courte durée, sauf pour mon père qui disait un adieu définitif à Debrecen et à sa Hongrie natale. Magda partit ainsi aux Etats-Unis.

Mon père resta donc à Paris et là, son frère et lui commencèrent à étudier et envisager de nombreux projets, toujours dans le domaine de la boulangerie. C'était pour mon oncle, l'occasion rêvée, dans le domaine du business, de donner libre cours à son imagination embrouillée. Peu après le départ de Magda, mon père nous donna l'ordre de tout liquider, l'appartement, le commerce et de le rejoindre à Paris. Il y avait peu à réfléchir et peu à perdre et avec ma mère et Emma nous commençâmes à tout vendre. Je devais, pour ma part, m'occuper de la liquidation de l'association. Sans aucun problème, nous arrivâmes à une solution très équitable pour les deux partis. Cette personne était un vrai gentleman, comprenant fort bien la situation et ne voulant pour rien au monde profiter des circonstances. Néanmoins, il était devenu propriétaire unique d'une petite affaire bien rodée.

Ainsi à la mi-août 1937, ma mère et ma sœur Emma partaient pour Paris, tandis que moi, je devais rester pour accomplir mes obligations militaires envers cette fameuse patrie, qui voulait bien de mon corps, mais qui avait réussi à tuer mon âme. Je devais commencer mon service le premier octobre et n'avais donc pu obtenir un passeport. Mais le destin en décida autrement. La situation politique devenait de plus en plus troublée, et les autorités retardèrent l'incorporation d'une année. C'est comme cela que je réussis à obtenir une année de permission d'études et aussi le droit à un passeport d'un an pour la France. Et pour mon vingt-deuxième anniversaire de naissance, je fis mon entrée triomphale à Paris.

Revivre et décrire la première de mes quinze années vécues à Paris est un bien difficile travail, surtout que j'ai vécu l'une des époques les plus critiques de mon existence, la plupart du temps très difficilement, parfois même tragiquement, mais finalement débordant de bonheur. Paris, l'esprit français, la culture française, malgré toutes les souffrances endurées, laissent en moi jusqu'à aujourd'hui une sensation extraordinaire, un sentiment de bien-être merveilleux et indéfinissable.

Il y a justement trente ans que j'ai quitté Paris, mais comme on le dit si bien « Tu peux quitter Paris, mais Paris ne te quittera jamais ».

J'étais arrivé à Paris avec des sentiments bien confus. Bien sûr je brûlais d'envie de connaître Paris, mes rêves ainsi que mes espoirs reprenaient vie, dans mes oreilles raisonnaient avec force les paroles d'Ady Endre le poète, « Je m'arrête essoufflé, Paris, Paris, forêt humaine, brousse gigantesque... », mais en même temps une frayeur immense me saisissait. De nouveau la grande incertitude, comparable à mon aventure italienne, d'où également ma propre panique de l'inconnu, qui m'avait fait réintégrer le bercail. Mon caractère n'était encore qu'en formation, mais les épreuves subies, ainsi que les jeux hasardeux de la destinée m'avaient mûri bien avant l'âge.

Mes pressentiments ne m'avaient pas trompé. Peu après mon arrivée, après la courte joie des retrouvailles, je ne voyais devant moi que la triste réalité et je me suis rendu compte bien vite que la route vers les Etats-Unis serait très longue et très pénible. Pendant notre séparation de deux mois, dans aucun de leurs nombreux courriers, ni mes parents, ni ma sœur Emma n'avaient jamais décrit dans quelles conditions ils vivaient. Leur adresse « Hôtel Charonne » 79 rue de Charonne, pour moi c'était un hôtel avec tout ce que cela comporte. Quoique je m'étais souvent demandé, comment il se faisait que mes parents aient pu demeurer dans un hôtel pendant une si longue période. Mais dans ma naïveté je n'allais pas chercher plus loin, je n'avais d'ailleurs jamais vu aucune sorte d'hôtel, ni de dehors, encore moins de l'intérieur, je n'étais même pas très conscient de la signification du mot « hôtel ». Aussi ma surprise fut-elle à son comble, surprise bien amère, quand traversant la porte d'entrée de ce fameux « Hôtel Charonne » je me trouvais directement devant la porte de notre « hôme ». Une chambre moyenne, avec deux grands lits de fer, une table ronde et branlante, quatre chaises de style et taille différents. Dans une coin, sur une petite tablette, un vieux réchaud à gaz et enfin l'inévitable armoire à glace (typique à tous les hôtels ou meublés de Paris). À la vue de ce décor, j'ai eu envie de pleurer. Notre dernier logement à Debrecen, comparer à cette misérable chambre me semblait comme un château perdu dans le passé. Mais tous ces sentiments ne durent que trois ou quatre jours, et au bout d'une semaine, j'étais littéralement plongé jusqu'au cou dans la misère et tout ce qui l'accompagne. C'est bien la nomenclature de la jeunesse. La consolation venait du grand magicien qu'était « Paris » et les horizons nouveaux qui s'ouvraient à mes yeux. Bien sûr le quartier même, Roquette-Bastille, n'était pas très séduisant, c'était un quartier ouvrier, avec de vieilles maisons, des hôtels borgnes, avec la place de la Bastille et tout son monde multicolore. Les premiers jours que j'ai parcouru le quartier, ne connaissant ni la langue, ni toutes ces rues tortueuses, je n'osais pas m'aventurer trop loin de l'« hôtel ». Ma mère et Emma travaillaient, mon père vaquait à ses occupations domestiques (car c'était lui qui s'occupait en principe du ménage) moi j'étais terriblement seul dans cette ville immense. Nos moyens d'existence étaient bien difficiles, malgré un peu d'aide des Etats-Unis, les femmes étaient obligées de travailler. Étant donné qu'on ne pouvait travailler qu'en cachette, c'était surtout les femmes qui trouvaient du travail dans la couture. Elles étaient, en effet, nombreuses ces petites maisons de couture clandestines, où l'on acceptait volontiers ces esclaves, mal payés, à la satisfaction des deux partis. C'était du pain noir, mais c'était du pain quand même, il fallait bien vivre. Mon père faisait les commissions et la cuisine, avec les recommandations de ma mère. Je trouvais très curieux ce genre de vie, mais constatant que nous n'étions pas les seuls à vivre de cette façon, je me suis très vite fait à ces nouvelles habitudes. Toutefois, ceux qui, comme nous, vivotaient de cette manière, étaient plutôt des anciens immigrants et possédaient au moins une espèce de logement. Malheureusement les logements bon marché étaient très difficiles à trouver.

Dans les premiers jours de mon arrivée, j'ai appris l'histoire de l'échec commercial de mon père et de mon oncle Jenö. Comme je l'ai déjà mentionné dans mon récit, à l'arrivée de mon père à Paris, mon oncle possédait une petite boulangerie d'une personne, dans une cave dans la rue Basfroi (11e arrondissement). J'ai dit une personne, car il n'y avait de place que pour une seule personne, tout y était très exigu. Malgré cela, ce petit local permettait de mener une vie décente à une petite famille. J'ignore quel pourcentage possédait mon oncle dans cette boulangerie, mais ce qui est sûr, c'est qu'il en devait plus de la moitié de sa valeur. De toutes façon il était le « boss » et il agissait en conséquence avec toutes ses qualités de fouineur. L'apparition inattendue de mon père sur la scène, avait apporté un nouvel élan à la fécondité d'imagination de mon oncle. En un rien de temps il venait de trouver le moyen de réaliser son grand rêve : devenir le grand « boss » d'une grande boulangerie.

Comment a-t-il su? Qui lui a-t-il appris l'existence d'une boulangerie désaffectée, dans un grand immeuble de la proche banlieue parisienne? Lui seul le savait, et de toutes façons il avait réussi à la localiser. Ce magasin était fermé depuis déjà plusieurs années et , la ville qui en était le propriétaire, avait été très heureuse de la louer au premier candidat venu. C'était une très bonne affaire, très bien réussie, commercialement parlant, car en principe un fonds de commerce, un bail commercial, un contrat de location étaient négociables. Or, cette boutique n'ayant pas eu de locataire précédent, il n'y avait pas à verser de droit au bail et c'était une belle économie. Mais coup dur imprévu et difficile à surmonter, l'acquéreur devait être citoyen français. Naturellement cela n'a pas empêché mon oncle de mener cette affaire à bien. Sur la recommandation d'un fournisseur, il entre en rapport avec un Juif polonais, mais naturalisé français, qui tout comme mon oncle, avait des manières bien tortueuses de mener ses affaires. Ils convinrent d'une association et il prêterait son nom pour obtenir le bail. Le malin, il avait déjà tout prévu, et son plan était prêt.

Sitôt le bail signé, mon oncle mis son affaire en vente. Mon pauvre père allait tôt le matin, jour après jour, jusque tard le soir, pour nettoyer, gratter, mettre en marche tout l'outillage, et ce n'était pas une mince affaire. En tout cas, il avait travaillé au moins deux bons mois et durement. Enfin s'annonçait le jour de l'ouverture, quand une beau matin, apparition stupéfiante, se présenta un Français tout fier, avec un bail établi à son nom , en bonne et due forme, acheté à telle personne, pour un tel montant, l'avis de la dite transaction étant paru au Journal Officiel à telle date. Inutile de décrire la surprise et aussi l'amertume profonde qui avait envahie surtout mon père, qui pendant des semaines avait travaillé comme un forcené. D'un seul coup, tous ses espoirs s'écroulaient. Il était au bord de la dépression, quand fort heureusement peu après ces événements, arrivaient à Paris ma mère et Emma, avec le grand espoir de l'Amérique qui lui remontait le moral (Naturellement mon père dans ses correspondances n'avait jamais mentionné l'affaire en préparation, c'était une surprise agréable qu'il voulait réserver pour tout le monde, y compris ceux des Etats-Unis).

Pendant ce temps, mon oncle toujours égal à lui même avec son caractère nonchalant (je le vois encore !) agitait sa main, disait « ça va s'arranger ». Mais ça se trouvait que ça ne s'arrangerait plus jamais. L'affaire était pourtant très simple. Ce type qui avait prêté son nom se trouvait être plus filou que mon oncle et il avait vendu le bail pour une bonne somme d'argent et il s'était empressé de disparaître. Entre temps la petite boulangerie de mon oncle avait été vendue et il se trouvait maintenant par terre entre deux chaises; dans une chambre d'hôtel guère mieux que la nôtre, mais eux n'étaient que deux.

Pour moi qui commençais ma vie parisienne, dans de telles conditions, tout cela n'annonçait rien de bon. Les premières semaines s'écoulèrent dans la confusion totale de mes sentiments. J'étais tombé dans une espèce d'abrutissement, 24 heures me paraissaient 24 jours. À mon réveil, le matin, dans le grand lit de fer où je dormais tête-bêche avec mon père, je ne réalisais pas où je me trouvais. Que faisais-je dans cette triste chambre? Comment sortir de cette misère noire? Tout en moi était très confus. J'avais devant moi Paris, la ville tant décorée, avec toute sa magnificence, sa somptuosité. Mais malheureusement, l'ignorance de la langue française m'empêchait de jouir de tout ce faste, d'avoir le contact tant souhaité aussi bien avec les gens qu'avec les objets si admirables qui m'entouraient. Mon âme était si bouleversée que, très vite, j'ai eu une intense nostalgie de mes anciens amis et une grande tristesse pour mon présent gâché. Mais je n'avais personne à qui me confier et tout se passait en moi-même. J'étais très très malheureux, dans mon très grand bonheur de vivre à Paris.

Au début de son séjour à Paris, mon père avait reprit contact avec un de ses très vieux amis qui, avec sa famille, vivait depuis déjà quelques années à Paris cette vie d'immigrés, plus ou moins habitués à toutes les vexations, permissions de séjour, travail clandestin, le menu quotidien en somme de la plupart des immigrants non désirés. Le temps ne lui faisant pas défaut, mon père réussit également à retrouver des parents assez éloignés, mais bien proches de nous dans la misère, la famille Stern, dont une des filles Yvonne, va jouer un rôle déterminant, les mois suivants dans ma vie parisienne. Ces relations, ces nouveaux amis, ne suffisaient pas à rétablir mon équilibre mental. Ils me firent connaître Paris, Paris le pauvre, Paris le miséreux, les cafés bon marché, mais malheureusement nous en étions restés là.

Le temps passait quand même, et il fallait que je trouve moi aussi une occupation, un travail. Ce n'était guère facile, car il n'y avait pas d'autre moyen de travailler, qu'en cachette, et même comme ça, les occasions étaient très rares. Grâce à la gentillesse d'une vieille dame hongroise, j'ai réussi à apprendre la confection des boutons métalliques recouverts de tissu. Travail mécanique et ennuyeux, mais avec mes 120 francs en 60 heures par semaine, c'était un assez bon revenu, d'autant que j'étais nourris, logé et blanchi chez mes parents. En versant une pension de 80 francs par semaine, je participais largement au budget familial. Je n'avais pas de frais de transport, mon lieu de travail se trouvait rue de Turenne, à 15 minutes de chez nous. Avec les 40 francs qui me restaient, j'aurais pu vivre la grande vie, mais malheureusement j'étais par la force des choses écarté des amusements, même les plus simples, comme le cinéma, par exemple, faute de connaître la langue. Je me suis donc mis à l'étude assidûment. Mais malgré les faibles connaissances acquises pendant quatre ans au lycée, les progrès étaient bien peu rapides. Encore une fois ma sacrée timidité me retenait de rechercher la société des francophones, et je me contentais tout bêtement de la compagnie des soi-disant amis hongrois. Il me fallait bien, tout de même, retirer un minimum de cette sacrée vie.

Avec la Hongrie, non plus, je n'avais eu aucune consolation, car mon dernier grand amour (j'en avais eu un certain nombre car j'étais perpétuellement amoureux) avait laissé sans réponse mes lettres pleines de passions. Ainsi, les premiers mois de ma vingt-deuxième année je me trouvais dans une assez triste situation du point de vue moral. Heureusement que j'avais ce travail de boutons, je vivais, je rêvais de boutons. En l'espace de quelques jours, j'étais devenu un champion dans la fabrication de boutons. N'empêche que mes journées étaient bien remplies et je n'avais pas beaucoup de temps pour méditer sur mon sort. J'ai fait ce travail pendant quatre mois. Entre temps, je ne sais pas quel concours de circonstances nous avons réussi à dénicher une espèce de logement de deux pièces et cuisinette. C'était auparavant un atelier de maroquinerie. Inutile de décrire dans quel état lamentable se trouvait se soi-disant logement. Il a fallu le nettoyer, le purifier, puis enfin poser du papier pour le rendre logeable. Pour la pose du papier, sous la haute direction de mon oncle Jenö (il connaissait tous les métier, était adroit en tout avec ses mains aux paumes immenses) nous avons fait un très bon travail, et pourtant, de ma vie je n'avais jamais vu un papier peint. Ne possédant dans ce logement ni gaz, ni électricité, moins encore l'eau courante, mon père, pour la cuisine et le chauffage en même temps, avait déniché une bonne, mais très vieille cuisinière, qui faute d'un bon tirage, enfumait continuellement la maison. Pour éclairer, nous avions une bonne et belle lampe à pétrole. Toutes ces affaires avaient été acquises chez le brocanteur d'en face, ainsi que tout le restant de notre installation. Un grand lit pour mes parents, l'inévitable armoire à glace pour le peu de linge que nous possédions, une espèce de divan pour Emma et un grabat quelconque pour moi, car je n'étais qu'un passant (il fallait que je sois en Hongrie le premier octobre 1938 pour mon service militaire), il me fallait donc qu'un gîte provisoire. Mes parents avaient tenu compte que leur séjour ne serait que temporaire en France et ne s'étaient donc procuré que des objets indispensables. Dans l'entrée, qui faisait en même temps l'office de chambre, la grande chambre, se trouvait une espèce de table, autrefois table de billard, recouverte d'une nappe en toile cirée, de couleur brune (je la vois très bien encore) qui lui donnait l'apparence d'une véritable table à manger. Autour de cette table, six chaises, toutes pareilles, même style et en très bon état. Quelques mois plus tard, cet ameublement était complété par un vieux piano acheté chez le même brocanteur d'en face. Notre nouvelle adresse était donc : 43 rue de la Roquette, situé entre la place de la Bastille à droite, et à gauche le fameux cimetière du Père Lachaise, où durant mes fréquentes visites j'avais enterré la plupart de mes grands rêves.

Nous étions maintenant à la mi-mars 1938. Cela faisait déjà quatre mois que je vivais à Paris. Petit à petit je commençais à prendre conscience de ma situation, à m'habituer à son étrangeté et j'avais paradoxalement fini par aimer d'un grand amour toute cette aventure parisienne. Je percevais la différence indescriptible entre la noirceur extrême des pays situés à l'Est de l'Europe et le brillant et séduisant Ouest. L'air même y était plus léger, on pouvait pratiquement voir, saisir la liberté, dans la multitude colorée de la foule. Toutes ces situations m'avaient touché jusqu'au tréfonds de mon âme. J'avais aussi réussi à me lier avec quelques personnes intéressantes, naturellement des Hongrois, mais sans pouvoir me faire un véritable ami.

Les nouvelles des Etats-Unis n'étaient guère encourageantes. Mon frère Bandi était très malmené par le destin. Il essayait de gagner sa vie et celle de sa famille en travaillant pour deux jobs en 24 heures (dans le métier qu'il exerçait, la boulangerie, ce n'était pas une tâche mince). Ce n'est que bien plus tard, après bien des années, après la guerre, que j'ai su les détails de la lutte qu'il avait menées ses premières années aux Etats-Unis, pour sa survie. Comme il le dirait plaisamment : « Pour moi, l'Amérique, ça n'a pas été un cadeau ». J'ai alors compris les raisons de son impossibilité à m'aider matériellement, pendant mon séjour en Italie. Pendant cette période, ma sœur Ibolya, qui séjournait comme touriste, avait elle aussi sa part d'ennuis, aussi bien pour son permis de séjour, que pour tout son travail au noir. Pour pouvoir résider définitivement aux Etats-Unis, il lui fallait absolument se marier avec un citoyen américain. Étant une jeune personne très jolie, cultivée, intelligente, il n'aurait pas dû être bien difficile de trouver un mari convenable, si sa chance avait été en rapport avec ses vertus. Mais le « hasard décide ». Je n'étais pas présent, et certains faits sont restés bien enfouis dans les secrets de famille, et je n'ai jamais su les circonstances qui l'avaient réunie à un monsieur de 15 ans son aîné. Probablement la situation financière, la personnalité de cet Américain, d'origine hongroise, l'urgence du problème l'aurait poussée à ce mariage, mais certainement pas son métier : il était garçon de table. Ils se marièrent donc et quelques semaines plus tard, ma sœur quitta les Etats-Unis pour le Canada, pour quelques jours et revenait ensuite comme immigrante reçue en tant qu'épouse de citoyen américain, sous le nom d'Ibolya Dancuiger. C'est bien plus tard, après sa mort tragique, que j'ai eu connaissance de sa vie pleine d'affection, d'amertume, de chagrin. Il faudrait tout un livre pour ne décrire que sa courte vie, ses qualités, ses talents, dont pour preuve les quelques peintures et tableaux conservés religieusement dans la famille. Elle est morte à 37 ans, après 7 ans de maladie et souffrance - cancer du foie.Peu après le mariage de ma sœur Ibolya, nous avons reçu la bonne nouvelle d'un autre mariage.

Cette fois-ci il s'agissait de ma sœur Magda. Le mariage était prévu pour le mois d'avril 1938. Nous avons pensé, mes parents et moi, que c'était une occasion unique pour moi, d'essayer de quitter l'Europe, avec un visa de touriste et une fois aux USA, me débrouiller pour rester sur place, comme l'avait si bien fait ma sœur Ibolya. L'affaire paraissait toute simple, mais à l'usage tout se compliquait. C'était une question de passeport. Il n'était pas valable en effet, que pour l'Europe. Je devais donc m'adresser au consulat de Hongrie à Paris, afin de le faire valider pour les Etats-Unis. Maladroitement, je n'avais pas aperçu une clause, figurant en dernière page de mon passeport, et stipulant que ce passeport ne pouvait être validé pour d'autres pays sans l'autorisation préalable des autorités militaires de Debrecen. Naturellement, le consulat accepta ma demande, mais retint mon passeport jusqu'à l'arrivée de la réponse. Je me suis aussitôt rendu compte de l'énorme gaffe que je venais de faire, mais plus moyen de reculer. Peu de temps après, je recevais la réponse, bien sûr négative, accompagnée d'un avis m'enjoignant de me présenter, le premier octobre 1938 à Debrecen, pour effectuer mon service militaire. Au fond, je n'étais pas vraiment mécontent de retourner en Hongrie. Je croyais que tout serait comme avant mon départ, que je retrouverais mon insouciante jeunesse, mes amis... Je ne me rendais pas compte des réalités, en fait je manquais toujours de maturité, malgré mes déceptions antérieures, malgré mes 22 ans bien sonnés. Mais au fil du temps, la vie parisienne, après les semaines et les mois qui passaient, commençait à me façonner.

Voyant la dure vie de tous ces immigrants autour de moi, leur pénible lutte quotidienne pour leur survie, moi même de nouveau sans emploi et sans argent, je commençais à réfléchir. Le cercle des « amis » s'élargissait, entre autres j'ai fait la connaissance de quelqu'un qui devait devenir l'un de mes mailleurs amis (et qui, durant des années plus tard, mon beau-frère, le second mari de ma sœur Emma). Il était arrivé à peu près en même temps que moi en France, après un séjour de quatre ans en Palestine. Nous nous étions rencontrés, par hasard, chez des amis communs et avions sympathisé aussitôt. Tous deux nous recherchions l'âme sœur à qui confier tout ce que nous avions sur le cœur. Perdus dans ce monde nouveau, avec tous deux les mêmes problèmes, nous avions bien besoin l'un de l'autre. En peu de temps nous étions devenus inséparables. Que de fois avons-nous fait le trajet à pied de la Bastille jusqu'à la place de la République, discutant de la situation présente, de politique, de la misère, de livres, de judaisme. Ce n'était pas le temps qui nous manquait. Moi j'étais chômeur, le façonnage de boutons ne marchait plus, c'était la morte saison. Quant à Tibi (son nom propre Tibor Roth), il était un genre de colporteur. Avec une petite valise, contenant quelques chemises, chaussettes, mouchoirs, slips, il rendait visite périodiquement à des familles hongroises, proposant ses marchandises. Ce n'était pas une mine d'or, au contraire, mais il vivait quand même. D'ailleurs, beaucoup de jeunes émigrés, faute de permis de travail, menaient ce genre de vie, heureux, malgré tout d'être en France, de vivre à Paris.

Mon éventuel retour en Hongrie commençait à me peser, et me donnait énormément de soucis, à tel point que j'étais incapable de faire aucun projet d'avenir. Aussi, je végétais, vivant au jour le jour, avec le grand avantage sur les autres de posséder un foyer, où j'étais nourri et blanchi. Finalement, un beau jour, moi qui depuis l'âge de quinze ans souffrais d'une maladie devenue chronique, la maladie d'amour, oubliant totalement mon dernier chagrin d'amour, je me suis mis en quête le plus sérieusement du monde, d'une nouvelle aventure amoureuse, même à titre provisoire. Je me suis ainsi, embarqué dans une histoire de grand amour, qu'au début n'était qu'une simple aventure, aventure qui au bout de quelques mois avait fini par devenir une véritable passion, et je peux le dire, le premier véritable grand amour de ma vie.

Au commencement de mon récit, j'avais déjà parlé de la famille Stern, vaguement apparentée à la mienne, ainsi que leur fille Yvonne. La famille Stern, donc, résidait à Paris depuis la fin des années vingt. Malgré cette longue période et l'expérience de toutes les vexations et tous les déboires dus à l'immigration, elle se battait toujours journallement, d'une façon continue, pour sa subsistance. Bien sûr avec quatre enfants de 10 à 18 ans, ce n'étais guère rose. Malgré les faibles ressources, les Stern habitaient dans un appartement de cinq pièces, dans la rue Notre-Dame-de-Lorette, très belle demeure, mais bien pauvrement meublée. Il n'y avait que le strict nécessaire et la plus grande des chambres (la salle à manger) servait d'atelier de couture, avec ses deux machines à coudre et une grande table. Les Sterns, eux au moins, avaient l'autorisation de travailler légalement. La mère confectionnait de la lingerie, tandis que le père confectionnait des corsets de femme. Drôle de métier pour un homme, surtout religieux, avec une barbe de bouc. Mais, comme je l'ai appris par la suite, il était très sensible aux charmes des femmes ainsi qu'à tous les contours du corps féminin. Si on l'avait laissé faire, il aurait volontiers prêté la main, si j'ose dire, à tous les essayages. Les enfants fréquentaient l'école française, avec tout ce que cela comporte et, entre eux, ne parlaient que le Français et leur Hongrois était plutôt pauvre, car à cette époque les enfants et les parents ne communiquaient que très peu entre eux.

Yvonne était la seconde des quatre enfants et peu de jour après mon arrivée, j'avais fait sa connaissance lors d'un visite que ses parents et elle, nous avaient faite en l'honneur du nouveau venu : moi. Bien plus tard elle m'apprenait que mon arrivée était ardemment souhaitée par elle-même, car mes parents avaient énormément parlé de moi et de mes projets (je pensais toujours préparer ma médecine). Dans son imagination et sa sensibilité romantique de jeune fille de 17 ans, elle s'était sentie toute troublée, et s'était forgé tout un roman d'amour. Mais les événements furent loin de confirmer ses rêves. Dès notre première rencontre, je lui avait fait part de mes états d'âme, de ma déception pour l'existence que je menais; je lui avais aussi révélé « mon grand amour » que j'avais dû laisser à Debrecen. Ainsi Yvonne avait été totalement déçue de cette première rencontre. Que devenaient ses rêves, tout ce roman tissé par son imagination ? Le charme était bien rompu, mais pas pour très longtemps.

Le hasard lui avait fait connaître une personne, bien différente de moi, qui l'engagea sans une aventure passionnée où elle se jeta aveuglément. Ce fut pour elle une liaison triste et sans issue, bien qu'inoubliable, dont elle sortit quelques semaines plus tard profondément blessée, humiliée, avec des conséquences psychologiques, qui pesèrent lourdement sur son comportement sur sa vie, si tristement courte. L'existence très difficile de ses parents, leur lutte quotidienne pour le lendemain, le grand appartement avec ses lourdes charges les avaient obligés à sous-louer une des cinq chambres, comme bureau d'affaires à un homme de bonne apparence, âgé d'environ 45 ans, beau parleur. Yvonne, à cause du Français, avait été le porte-parole de la famille, et comme on dit, avait tapé dans l'œil de cet individu qui, avec son expérience de séduction, avait tout de suite vu en cette jeune fille une proie facile. Il accepta immédiatement le prix exigé et de plus offrit une situation de secrétaire à Yvonne. Naïvement, personne n'avait rien remarqué. C'était une chance quasi divine d'avoir fait affaire. Pas question de se renseigner sur ce Monsieur, ce Français, qui le jour même emménagea. Il cherchait, soi-disant, depuis très longtemps déjà, l'emplacement idéal pour son bureau et n'avait perdu que trop de temps. Pour rattraper tout le temps perdu il était même resté toute la nuit dans ce bureau. Le lendemain, il était revenu avec deux valises, et afin qu'il puisse travailler tard, s'il le voulait, on lui prêta un divan lit et lui, tout bonnement, s'installa purement et simplement dans son bureau et y logea. Yvonne secrétaire dévouée, l'aidait dans son installation et le classement de tous ses papiers. Au bout de 48 heures - coup de foudre ou curiosité - elle-même n'avait pu se l'expliquer - elle se trouvait dans le lit de son patron et dépucelée. Pour Yvonne, c'était la grande aventure, la joie de vivre l'Amour tant souhaité.

Pendant quelques jours, ce fut l'extase totale pour l'un et l'autre. Mais au bout de quinze jours à trois semaines, il commença à sortir tôt le matin et rentrer tard le soir. Personne ne savait ce qu'il faisait et surtout pas Yvonne, qui se contentait des explications plus ou moins plausibles de son amant. Heureusement pour elle, toute cette aventure ne dura pas longtemps. En quatre semaines, tout était fini. La visite tout à fait inattendue d'un inspecteur de la police apprenait l'arrestation de cet individu pour divers délits et fraudes. Il n'avait pas d'ailleurs pas versé encore un centime aux Sterns, il attendait (comme il disait) de grosses rentrées d'argent. Il était marié, père de trois enfants, et n'ayant plus de domicile fixe, il s'était fixé chez les Sterns où en plus de gîte, il avait pu obtenir une vraie jeune fille. Naturellement cette triste aventure avait eu des répressions. La pauvre Yvonne, en plus de son état physique assez précaire, elle était fragile des poumons, tomba dans une profonde dépression, et sa famille avait dû réagir promptement. La seule et unique solution était de quitter Paris, d'aller à la montagne, pour oublier et guérir, et son corps et son âme. C'est dans cette ambiance bien sombre, qu'en ce mois de mai 1938, je fis mon entrée dans la famille Stern.

Depuis déjà trois longs mois je vivais à Paris avec toutes mes misères, mes rêves inachevés, mes rancoeurs, mais également avec un intense bonheur, en somme dans une confusion totale. Après ma courte période de confectionneur de boutons, j'avais réussi à trouver un emploi, bien peu rémunérateur, dans l'art de la fabrication des sacs à provision en toile cirée. Un ancien ami d'enfance de mon frère Bandi, qui se trouvait en même temps le beau-frère de l'ami retrouvé de mon père, par son nom Auspitz Imre, vivait de ce noble métier. C'était un personnage vraiment exceptionnel, bon, noble, toujours prêt à rendre service. À cette époque, il avait été pour moi d'un grand secours. Non seulement parce qu'il m'avait aidé et réconforté dans mon désarroi, mais il avait aussi essayé de me libérer de ces éternels problèmes d'argent. Le peu que j'ai réussi à savoir de sa vie personnelle est si tragique à tous les points de vue, vaut la peine d'être cité et conté comme exemple d'une véritable tragédie humaine, dont l'aboutissement se situa dans les fours crématoires d'Auschwitz ou Bergen-Belsen ou Birhenau, ou Dieu sait où.

Imre était originaire d'une famille juive, bien à son aise de Hongrie pas loin de Debrecen à Hajdu Samson. Adolescent, il avait d'énormes possibilités et devenait l'espoir de sa famille. Excellent dans ses études, il était le major de sa promotion aux Hautes Études Commerciales. Il fut donc aux environ de 1920 devenir haut fonctionnaire, dans la plus grande banque de Hongrie, à Debrecen même. N'oublions pas que Debrecen était la troisième grande ville de la Hongrie nouveau-née. Par un tragique hasard, du jour au lendemain, une très grave infection se déclara simultanément dans ses deux oreilles, et à une vitesse foudroyante fit des ravages. En quelques jours, il perdit complètement l'ouïe, au point qu'il ne pouvait même plus entendre la sonnerie du téléphone. Son handicap l'avait à ce point démoralisé, qu'il voulait tout quitter : Debrecen, la Hongrie et se réfugier à un endroit où personne ne le connaissait et refaire sa vie. Il opta pour Paris. Paris où chacun pouvait espérer, un tant soit peu de remèdes à ses malheurs, trouver un havre de repos, se fondre dans l'immensité de ce gigantesque refuge. Après bien des déboires il avait travaillé comme journalier en usine, mais plus d'une fois il avait été obligé de quitter son travail avant même de l'avoir commencé, à cause de cette malheureuse surdité. Finalement, c'est face à une machine à coudre qu'il trouva sa voie. Naturellement, là aussi il se révéla excellent, comme d'ailleurs dans tout ce qu'il avait entrepris jusque là. Il commença la fabrication de sacs à provision, comme ouvrier à domicile, c'était relativement d'un bon rapport. Malgré son handicap, il lisait, écrivait et parlait le français pratiquement sans défaut. D'ailleurs, après quelques années, il s'était marié avec une Française, espérant que sa vie allait finalement reprendre un sens. Mais c'était sans compter avec la famille de la jeune femme, avec le chauvinisme français envers les étrangers, et l'intrigue perpétuelle de la belle famille eut raison de leur attachement et obliger le couple à se séparer. Cette nouvelle épreuve l'abattit complètement. Et malgré tout il ne perdit jamais sa lucidité gardant toujours la tête froide (quelle force de caractère !) même dans les plus grands moments de désespoir. Il laissa tous ses biens à son ex-femme, et se réfugia dans une chambre meublée recommençant à vivre dans la grande solitude de sa surdité. Il n'avait donné son adresse à personne, mais chaque matin, jour après jour, dès 8 heures il se pointait au domicile de sa sœur aînée (la femme du vieil ami de son père) dans le passage Thierry à deux pas de chez nous. Là, deux machines à coudre dans un coin de chambre représentaient son atelier où du lundi matin au samedi soir du 1er janvier au 31 décembre, il travaillait ses 8 heures par jour - jamais plus. Il vivait ainsi, retiré du monde, parlant très peu, lisant dans son temps libre des livres ou des journaux, en se tenant au courant de tout ce qui se passait autour de lui dans le monde aussi bien politique qu'artistique. Du fait de sa surdité, le théâtre et le cinéma n'étaient plus pour lui qu'un souvenir lointain, mais il se tenait au courant par les comptes-rendus, les critiques. C'était en effet un homme très cultivé, très intelligent et en plus un véritable ami. Il prenait ses repas chez sa sœur, qu'il lui payait d'ailleurs plus que généreusement, ainsi que la location de son coin de chambre.

Il m'avait pris dans son giron et essayait de m'initier au métier de la couture. Le moindre instant passé à ses côtés, à la deuxième machine, il me le payait. Je réussissait ainsi à me procurer quelques francs, qui étaient très attendus. Malheureusement ce travail ne fut pas, non plus, de longue durée; toujours cette satanée morte saison. Lui non plus n'avait pas plus, que juste avec quoi remplir ses 8 heures de travail. Trois semaines plus tard, j'étais à nouveau sans emploi. Ce fut encore Imre, qui me trouva un petit dépannage, de quelques jours, chez une de ses cousines, une vieille demoiselle qui confectionnait des chapeaux de femme, et me voilà devenu chapelier en attendant mieux. Je cousait des rubans sur les chapeaux, par centaines. Mais c'était surtout les livraisons qui étaient mon travail principal. Combien de fois, dans ce métro archi-bondé ai-je eu à me dépêtrer avec tous ces cartons à chapeaux. Entre temps, je cherchais et cherchais encore un travail quelconque qui pourrait me sortir de cette mouise, de cette éternelle pénurie d'argent.

Le hasard me fit un jour rencontrer un jeune Hongrois, se disant comédien au chômage, qui me donna l'adresse d'une certaine madame Muller, rue de Hauteville, qui possédait un petit atelier de confection. D'après ce jeune homme, c'était une femme d'une grande bonté, très généreuse en tout point de vue, aidant volontiers les nouveaux émigrés, et favorisant quelque peu les étudiants. Je me rendis donc chez cette personne, et à ma grande surprise, je me trouvais face à une jolie et très agréable jeune femme d'une quarantaine d'années. Je lui racontai brièvement le but de ma visite, en faisant référence à ce brave jeune comédien et elle me fixa rendez-vous pour le lendemain soir à 6 heures chez elle. Là, nous avons bavardé très longuement, de tout et de rien. Sans gêne aucune, elle me racontait sa vie, comme moi je faisait au préalable, elle avait été mariée, puis divorcée. D'origine roumaine, elle parlait un hongrois parfait, ainsi qu'un français impeccable. Elle donnait l'impression d'une personne intelligente et cultivée. Nous avons même parlé d'amour, de sexualité enfin de tout. Elle paraissait être une femme très libre (bien avant la grande lutte pour la libération des femmes) me disant même et je cite : « si j'ai envie d'un homme qui me plaît, je lui demande carrément, sans fausse pudeur : Avez-vous sur vous assez d'argent pour une chambre d'hôtel? Sinon, moi j'en ai ». Fin de la citation. Inutile de dire à quel point j'avais été stupéfait, abasourdi par ce langage et il m'a fallu une bonne demi-heure pour retrouver mes esprits et réaliser enfin à quoi elle voulait en venir. Finalement, pour en revenir au bout de ma visite, elle m'offrit un travail de porte-à-porte : vendre du savon de toilette. Mais je savais déjà ce qu'était ce genre de travail, mon ami Tibi le faisait déjà depuis un certain temps, mais avec une marchandise plus intéressante. Je l'avais quelques fois accompagné, mais je m'étais vite rendu compte que ce genre d'emploi n'était pas pour moi, ma grande timidité me paralysait. Je refusais donc net sa proposition, lui expliquant que je ne me sentais pas assez dans mon élément pour accomplir ce travail, mais je la remerciais vivement de sa gentillesse et de sa bienveillance envers un pauvre étudiant. Elle me fit promettre de venir la voir très bientôt, et entre temps essayera de me trouver un emploi plus conforme à mes « mérites », comme elle le disait si bien. La semaine suivante, comme je n'avais rien d'autre à faire, je lui rendis visite un soir vers les six heures, après la fermeture de l'atelier. Nous avons passé toute la soirée dans son lit, puis je pris le dernier métro, avec la décision bien ferme de ne plus jamais revenir. J'ai tenu parole.

L'inactivité, l'ambiance parisienne, me pesaient et je cherchait une quelconque occupation à mon esprit. Il ne restait que l'amour. Mon tout dernier grand amour de Debrecen s'était achevé sitôt mon départ, ma dulcinée avait trouvé d'ailleurs consolation avant même que je ne sois parti (bien sûr à mon insu, les cœurs en général sont les derniers informés). Je compris tout quand je vis que mes lettres les plus ardentes restaient sans réponse. Il me fallait, il me manquait l'amour, je recherchais donc là ou j'espérais trouver. Avec Yvonne cela ne m'aurait pas déplu, mais elle vivait justement son grand amour et elle m'avait gentiment éconduit, non sans une pointe de regret, me reprochant ma conduite brutale à mon arrivée. On se voyait quand même. J'étais devenu son ami, son confident, me racontait son grand amour. Bien qu'elle commençait à avoir des doutes, elle aimait vraiment, sincèrement, comme une femme peut aimer son premier amant. J'avais l'intuition que quelque chose se préparait et, malheureusement pour elle, j'avais raison. La rupture était arrivée, telle que je l'ai racontée plus haut. J'étais présent, je sentais qu'elle avait besoin de moi, j'avais été son seul ami dans sa grande tristesse, je sentais et je vivais son chagrin. Elle savait aussi qu'elle avait besoin de ma présence. Sachant qu'elle appartenait à un autre, et cela par ma faute, j'étais obsédé par elle, je sentais naître un grand sentiment. Possédant déjà son amitié, je voulais essayer de conquérir son âme et aussi d'obtenir son amour, bien convaincu qu'un chagrin d'amour ne pouvait guérir que par un nouvel amour.

Nous étions en mai 1938 et j'étais en plein chaos. L'état de santé d'Yvonne étais devenu extrêmement précaire. Il lui aurait fallu l'air de la montagne pour ses poumons et pour ses nerfs. Mais les Stern, malgré leurs dix années de travail et de lutte infernale pour le quotidien, ne possédaient aucune économie, et il fallait absolument trouver une solution, permettant de joindre l'utile à l'agréable. Trop peu d'argent, mais énormément d'idées, ils étudièrent toutes les possibilités. Ils décidèrent d'ouvrir un petit salon de thé, quelque part en montagne, pour les mois d'été, qui devait couvrir les frais de séjour pour toute la famille. Au début, Yvonne et sa mère feraient seules le voyage et au mois d'août, quand Paris se vide pour partir en vacances, le père viendrait rejoindre sa famille avec les enfants. Mais deux femmes seules, c'était assez scabreux, c'est ainsi qu'on me fit une proposition très alléchante. J'étais, soi-disant, bien au courant de la fabrication des croissants et autres petits gâteaux (tu parles! Je savais tout simplement comment former ces croissants) je pourrais donc les aider et il y avait une présence masculine avec elles deux. Quand à moi, rien de particulier ne me retenait à Paris et je pouvais ainsi avoir des vacances gratuites et bien agréables avec les montagnes françaises. Naturellement, moi toujours prêt à voyager, j'avais accepté sans aucune hésitation. De me trouver aux côtés d'Yvonne m'emplissait de joie et d'espoir. Huit jours plus tard, je prenais le train, qui nous menait Yvonne, sa mère et moi, vers la Haute Savoie, dans une petite ville calme et tranquille nommée Saint Gervais les Bains.

Mon audace fut récompensée. Je vécus dix semaines sublimes, pleines d'affection, d'amour, de plénitude physique et spirituelle. Dix semaines inoubliables où toutes les heures et les minutes furent pleines de bonheur sans égal, dans une certaine communion du corps et de l'âme qui faisait naître au plus profond de mon être, comme une immensité grandiose. Malheureusement cela ne dura que le temps d'un rêve, pour s'achever dans un réveil, laissant place à la plus cruelle des réalités.

La mère d'Yvonne était très adroite et très débrouillarde. En quelques jours elle avait trouvé une petit boutique, anciennement un Milk-bar, avec tables, chaises, vaisselle, tout ce qui était nécessaire dans un salon de thé. Au fond, une petite arrière boutique, où nous avions installé une cuisinière électrique avec un grand four, et nous étions prêts à commencer la fabrication des petits gâteaux et des croissants. On avait aussi un appareil à main pour fabriquer de la glace. À deux pas de la boutique, nous avions notre résidence qui se composait d'une grande chambre, avec deux grands lits, un lavabo minable, une petite table, une « armoire à glace » et deux chaises. Yvonne et sa mère dormaient dans un lit, et dans l'autre moi-même (pas toujours seul). Les deux lits étaient placés côte à côte, et couchés nous étions l'un à côté de l'autre à lire, bavarder ensemble.

Yvonne et moi n'avions pas beaucoup de travail, le salon ne marchait pas bien fort. Le matin je faisait cuire deux fournées de croissants, on tournait la glacière à main pendant une heure avec Yvonne et le reste du temps, nous étions pour ainsi dire, libre de ce que nous décidions. Nous étions ensemble 24 heures sur 24. Nous avions donc tout le loisir d'apprendre à bien nous connaître. Nous faisions des longues promenades, en s'arrêtant de temps en temps pour échanger quelques baisers et mon âme de poète surgissait de plus belle, l'inspiration poétique, par l'intermédiaire d'Yvonne, ma muse céleste, bouillonnait en moi et les poèmes s'échappaient en jets continus les uns derrière les autres. Les jours passaient à une vitesse folle, vingt-quatre heures c'était trop court pour assimiler tous ces faits, tous ces sentiments, toutes ces merveilles tombées d'un seul coup du ciel. Nous avons été Yvonne et moi pendant quelques jours à Chamonil. Nous avons escaladé là une partie du Mont-Blanc, puis nous asseyant sur les glaces éternelles, nous nous jurâmes solennellement un amour qui serait lui aussi éternel. La vie était vraiment belle. Tout de même derrière ce bonheur se cachait une menace : la possibilité d'une séparation. La situation politique devenait de plus en plus menaçante, il y avait eu une mobilisation partielle en France, puis cela s'était calmé et la paix avait été sauvée par Daladier-Chamberlain. Mon retour vers la Hongrie s'avérait inévitable.

Malgré mon immense amour pour Yvonne, malgré la France et tout ce que j'y avais vécu et que j'aurais pu encore y vivre, je ne pouvais chasser ma nostalgie pour la Hongrie. Toutes mes pensées étaient tournées vers ce retour, c'était une véritable obsession. Je sentais bien pourtant, et j'en étais certain, qu'une fois arrivé en Hongrie, que tout bien comparé, la réponse à mon mal serait bien vite trouvée et ma nostalgie rapidement dissipée. Il me serait alors possible de choisir une fois pour toutes, entre les deux solutions, et commencer une nouvelle vie, dans un pays nouveau. Début août, de toutes façons, j'avais été obligé de quitter les lieux, car le père devait venir rejoindre Yvonne et sa mère, avec deux autres enfants de la famille. Donc, faute de place, et mes services n'étant pas indispensables, je pris le train pour Paris, soi-disant pour préparer mon voyage en Hongrie. Naturellement, tout le monde était au courant de notre situation et de nos relations entre Yvonne et moi et on disait, avec une certaine bonhomie, que notre amour trouverait bien sa conclusion heureuse à mon retour de Hongrie. Personne n'avait tenté de me déconseiller ce voyage, pas même Yvonne. Ainsi s'acheva le premier Grand Amour de ma jeunesse, dont les souvenirs me hantèrent durant de nombreuses années.

Quelques semaines après mon retour à Paris, Yvonne et sa jeune sœur débarquaient aussi à Paris. Nous nous sommes très peu vus. Moi je me préparais, je n'avais plus que quelques jours devant moi, quant à elle, elle était occupée à remettre en état leur appartement. Le gaz et l'électricité étaient coupés, les quittances n'ayant pas été réglées. Elle avait beaucoup de problèmes, mais elle était très débrouillarde, comme sa mère, elle avait réussi de tout arranger, avec très peu d'argent. Je crois aussi qu'elle tentait de retrouver l'homme qui la faisait encore souffrir, car malgré notre aventure, elle l'aimait toujours, je pense. Pendant mon séjour en Hongrie, nous avons échangé quelques lettres, mais au bout de trois mois, je n'ai plus reçu aucune lettre, aucune nouvelle d'Yvonne. Moi-même j'étais dans une situation bien difficile en Hongrie, je la relaterai un peu plus tard, je m'étais donc fait une raison de ce silence, pensant qu'à mon retour en France tout s'arrangerait (éternel naïf!).

À mon retour, j'ai effectivement essayé à plusieurs reprises de renouer avec Yvonne, mais sans succès, elle était complètement prise avec son impossible amour, malgré nos dix merveilleuses semaines. La maladie aussi la détruisait à petit feu, elle passait plus de temps dans les sanatorium qu'à la maison. La dernière fois que je l'ai revue, c'était au mois de septembre 1942, avant mon départ pour l'Allemagne. J'avais appris qu'elle était hospitalisée à Paris même, j'ai donc été la voir et elle se montra très surprise, mais bien contente de ma visite. Elle m'envoya, d'ailleurs, la semaine d'après, un pneumatique, que par le plus grand des hasards j'ai encore en ma possession, avec le texte suivant : « Mercredi soir le 24. Mon cher Sanyi, j'ai juste la force de t'écrire ces quelques mots que je n'avais pas eu l'occasion de te dire de vive voix : ta visite m'a fait un très grand bien et m'a beaucoup émue. Mardi matin, le 30. Je continue, j'ai été très malade toute la semaine, et je n'ai pas pu finir ce mot, je ne sais d'ailleurs plus très bien ce que je voulais te dire. Sans doute de bons souhaits pour ton voyage et que j'espérerais que nous nous reverrions très bientôt dans la joie et la paix. Que le Tout Puissant te protège en exil. Pense quelques fois très fort à ma guérison pour l'influencer en bien. Bon voyage et bon retour. Iby. »

Elle s'est éteinte tout doucement à l'âge de 21 ans, une chère et tendre fleur avait succombé en plein cœur de Paris occupée par les hordes de nazis. Comme je l'ai su après la guerre, toute la famille Stern avait disparu dans la tourmente quelque part dans un de ces crématoires maudits, ramassée et embarquée grâce au soin vigilant de ces monstres.

Pour ma part je tenais à tout prix à accomplir mes obligations militaires envers la Hongrie, mon instinct me le commandait, et c'est grâce à cella que je suis resté en vie (je le raconterai en son temps). Donc j'ai fait ma valise, je ne possédais d'ailleurs qu'une garde-robe bien réduite. Fin septembre. J'étais prêt pour le voyage. Selon ma convocation, je devais me présenter le 1er octobre 1938 au bureau du recrutement. Le 28 septembre je quittais Paris.

En arrivant à Budapest, sans perdre de temps, j'ai pris la correspondance pour Debrecen. Le hasard m'a là encore joué un bien curieux tour. Je venais à peine de m'installer, plus ou moins bien sur la banquette d'un wagon de troisième classe; le voyage durait huit heures, pour une distance seulement de 240 km, soudain, qui vois-je apparaître dans le décor? Ce n'était autre que mon dernier grand amour à Debrecen, celle qui n'avait même pas daigné répondre à mes lettres désespérées. Elle rentrait de la capitale, d'un voyage d'affaires. Elle n'avait pu, d'aucune façon être au courant de mon arrivée, ni à Budapest, ni mon départ de Budapest à Debrecen, pour venir éventuellement se disculper. La surprise était de taille pour nous deux, mais nous nous sommes remis très vite, et nous avons fini par bavarder comme si de rien était. D'ailleurs, pour ma part, tout plein encore de souvenirs de l'été, j'avais complètement oublié ma colère d'antan. Je lui ai tout raconté, mon année vécue à Paris, mes déboires, mon grand amour, enfin tout. Elle, de son côté, avec une simplicité bien à elle, m'avouait que bien avant mon départ elle était tombée amoureuse d'un de mes anciens camarades d'école, qui faisait déjà carrière dans le journalisme, donc plus intéressant que moi. Elle n'avait rien voulu me dire, sachant que je me préparais à quitter la Hongrie. Plus tard, elle n'avait pas voulu continuer à mentir par correspondance, et avait décidé d'opter pour le silence. Le trajet dura huit heures et ces huit heures nous permirent de nous expliquer. À l'aube, en arrivant à Debrecen, nous nous sommes quittés définitivement, sans la moindre rancune.

Personne ne connaissait l'heure exacte de mon arrivée, on ne m'attendais donc pas. J'ai pris la direction de la maison de mon oncle Lajos, le frère aîné de mon père, là où j'avais demeuré pendant deux mois avant mon départ pour Paris. Il n'était question là que d'y résider pour un ou deux jours, qu'à la date fatidique du 1er octobre. Première grande surprise, mon ami Gubo (Fescher Imre) m'apprenait que l'enrôlement était retardé pour une période indéterminée à cause de la grave situation de la politique internationale et des menaces perpétuelles d'un conflit armé. Cette nouvelle m'a fait un sacré choc. Ma rencontre avec plusieurs autres amis ne m'a guère remonté le moral. Partout et tout le monde me traitait de dernier des imbéciles d'avoir quitté la France, pays sûr, pour une Hongrie vivant dans un climat politico-social instable. L'Europe centrale était dans un bouillonnement constant. Sous la conduite d'Hitler l'Allemagne dirigeait toute l'Europe. Les valeurs démocratiques s'écroulaient les unes après les autres, le grand cataclysme était au seuil de la planète, la guerre mondiale était inévitable. Au beau milieu de cette situation, la position désespérée des Juifs d'Europe.

La question juive était devenue primordiale, aussi bien en Hongrie que dans n'importe quel pays limitrophe de l'Allemagne. Les rétorsions, les nombreuses vexations anti-sémites, les multiplications des lois anti-juives ont tout simplement paralysé la vie juive. Les souvenirs de la fameuse « nuit de cristal » de Berlin hantait l'esprit juif et partout, tout le monde me faisait le même reproche d'être revenu dans ce maudit pays. En peu de jours, j'ai réalisé, tout ce que je n'avais pas compris durant des années. Tout mon être était littéralement transformé, corps et âme, plein d'une immense haine envers le monde entier, envers ce pays qui m'a fait naître et que j'avais tant désiré revoir et servir. Je me rappelais soudain les paroles de ma mère qui, parlant de mon retour éventuel en Hongrie pour me faire réfléchir me disait : « Tu verras, mon garçon, sitôt arrivé à Budapest, tu voudras reprendre le train pour revenir, mais il ne partira pas de si tôt ». Après tout ce que j'avais entendu, vu et compris dans le même temps, j'aurais bien voulu effectivement reprendre le train, mais comme nous le verrons plus tard dans mon récit, ce n'étais pas si simple. Mais mon retour en Hongrie sera pour moi, plus tard, une vraie planche de salut, involontairement, inconsciemment, de ma part, mais sans doute voulu par je ne sais quel mystérieux « destin ».

Comme je n'avais aucune idée de la date d'échéance de mon service militaire, il y a bien fallu que je m'organise et que j'essaye de m'adapter à une vie civile pour quelques temps. Je me trouvais une nouvelle fois dans une situation plutôt critique tant au point de vue moral que matériel. J'avais très peu de ressources, bien sûr, j'avais sur place une nombreuse famille; mais j'avais aussi ma fierté, et je ne voulais surtout pas de charité. Il me fallait donc dénicher un travail quelconque, mais à cette époque les occasions étaient plutôt rares à se présenter. Ce n'était pas les jeunes gens qui, comme moi juif, manquaient au tableau. Nombreux étaient ceux, qui, par suite des récentes lois anti-juives essayaient de se reclasser, d'apprendre un métier manuel pour pouvoir survivre, car les possibilités dans les professions libérales étaient devenues absolument nulles. Je voulais à tout prix rester à Debrecen, car avec l'aide de mon ami Gubo (Ficher Imre) nous voulions établir un plan pour essayer de me faire réformer, en profitant de ses relations dans l'armée. Il fallait, en premier lieu, que je sois convoqué pour l'accomplissement de mon devoir (mon service militaire) à Debrecen même, il me fallait donc un domicile plus ou moins correct en ville. Chez mon oncle, nous étions très à l'étroit, il n'y avait qu'une pièce et une cuisine, laquelle lui servait en même temps de petit atelier de tôlerie (mon oncle, en effet, était un petit artisan-tôlier à la retraite, et il passait son temps à fabriquer des bibelots). Avant mon départ pour la France, j'y avait bien demeuré pendant deux mois, mais c'était l'été et je restais très peu à la maison et cette fois-ci je ne savais pas très bien combien de temps j'allais devoir être locataire. Ils étaient tous deux assez pauvres et je ne voulais pas abuser, d'autant que précédemment je lui avais payé une pension assez large et que cette fois-ci j'étais pratiquement sans le sou. Il fallait donc que je me procure un logis pas trop onéreux et, pour la nourriture et le restant, je pouvais compter sur la famille, sans paraître demander la charité.

En fait, j'ai toujours été (et suis resté) un garçon chanceux, car, à travers toutes mes aventures je m'en suis quand même sorti vivant et en assez bonne santé. En tout cas, j'ai réussi à me dénicher une petite chambre (plus précisément un petit vestibule) à un prix très avantageux , dans le logement même où nous demeurions avec mes parents, avant de quitter Debrecen, le no. 17 de la rue Mihlos. J'avais comme logeuse la tante d'un de mes anciens camarades de classe, qui lui-même habitait chez elle, et j'étais donc très bien considéré et j'ai fini par y prendre le petit déjeuner et le dîner (une tasse de café accompagnée d'une tartine beurée le matin et le soir). Pour mes repas de midi, je faisais des visites quotidiennes chez ma tante Molli, la sœur aînée de ma mère, où je me perdais tout simplement parmi les pensionnaires qui fréquentaient sa table d'hôte. Le vendredi soir et le samedi midi j'étais l'invité attitré de la plus jeune sœur de mon père, tante Lenke. Tandis que pour le blanchissage et le raccommodage, ma tante Izéréna, épouse du frère de ma mère de Falmen, s'en chargeait avec la plus grande gentillesse. C'est ainsi que je me suis partagé équitablement chez tous les miens (qui demeuraient à Debrecen) et avec leur aide précieuse je réussi à m'en tirer. De temps en temps, mes parents m'envoyaient un peu d'argent qui servait à mes menues dépenses. Ce n'était certainement pas une vie de château, mais j'estime avoir eu beaucoup de chance de posséder une famille aussi sensationnelle. Et je voudrais saisir ici l'occasion d'exprimer ma profonde gratitude à l'égard de tous celles et ceux qui m'ont aidé si généreusement durant ces quelques mois très durs, quand pour la première fois de ma vie je me trouvais bien seul, éloigné de mes proches parents par le destin. Malheureusement c'est Hitler qui les a récompensés à sa façon, en brûlant toutes leurs misères juives dans un de ces crématoires honteux, quelque part à Auschwitz, Birkenau ou Treblinka.

Le temps passait très doucement, moi qui voulais le pousser dans le dos, il n'y avait rien à faire. Finalement au milieu de janvier, j'ai reçu une convocation pour le 1er février au 11e régiment d'infanterie de Debrecen. Le premier point était gagné. Aussitôt avec mon ami Gubo nous avons commencé à rechercher toutes les possibilités pour trouver le premier maillon de la chaîne nous menant à la personne capable d'intervenir en ma faveur pour me faire réformer. Bien sûr, il me faudrait un peu d'argent, sans argent il ne pouvait en être question, mais il fallait surtout trouver quelqu'un qui le fasse par obligeance, par amitié à l'occasion de la visite médicale, et avant l'incorporation définitive. Ce n'était pas une mince affaire, mais nous avions eu une volonté bien ancrée de réussir. En cherchant bien, nous avons fini par dénicher ce quelqu'un en la personne d'un médecin radiologue, lieutenant exerçant dans l'hôpital militaire même, où à la dernière visite médicale je devais éventuellement passer la radio dont dépendait la réussite de mon projet. Ce docteur, quelque peu aristocrate, avait la passion des femmes et du jeu. Ne possédant pas de fortune personnelle il souffrait d'un éternel manque d'argent. Il accepta pour une somme tout à fait dérisoire (50 pengö) d'intervenir dans mon destin en me donnant (par l'intermédiaire) certaines recommandations : je devrais me débrouiller pour, au moment de ma visite médicale d'incorporation, on me prescrive une visite supplémentaire à l'hôpital. Là automatiquement c'est lui qui me passerait la radio, et son diagnostic était déterminant. Inutile de dire combien j'étais nerveux, j'attendais avec impatience ce 1er février. En dehors de mon ami Gubo et son père, personne n'était au courant. J'appréhendais pour mon rôle, comment allais-je le jouer? Est-ce que j'allais réussire à bien simuler, et quelle maladie choisir? Je me disais et je me redisais : « il faut réussir et je réussirai ». J'ai choisi le cœur. Je savais qu'avec cet organe on pouvait laisser planer pas mal de doutes, le contrôle en est très difficile. Sur les conseils d'un de mes amis, médecin frais émoulu, j'ai choisi comme moyen la quinine (qui accélère les battements de cœur, mais pas les pulsations, ce qui peut paraître paradoxal et laisse parfois perplexe les spécialistes eux-mêmes). Je me suis donc procuré une bonne quantité de quinine, l'ai mis en lieu sûr, et deux jours avant le Grand Jour, j'ai commencé méthodiquement , par faibles doses, à me nourrir de cette substance amère.

Le grand jour arriva donc, et moi, prêt à toutes les éventualités, une cantine métallique sur l'épaule, je me présente à huit heures du matin devant la caserne, lieu de recrutement. Je tremblais de tout mon corps, aussi bien de nervosité que par l'effet de la quinine. Arrivé à mon tour, je n'ai pas eu besoin de dire un seul mot, le médecin avait immédiatement posé son stéthoscope sur ma poitrine et reculant de quelques pas il avait grommelé quelque chose comme : « comment peut-on recruter un individu pareil pour le service actif ». Il ordonna aussitôt un examen très approfondi, avec radio et tout le tralala dans l'hôpital où mon médecin radiologue était en principe le seul maître à bord. J'avais remporté la deuxième manche. Mais mon calvaire qui n'aurait dû être que de très courte durée, ne faisait que commencer et pendant trois longues semaines, très exactement 23 jours, j'ai dû vivre tout l'enfer de l'armée hongroise, au demeurant ni plus ni moins exécrable, que toutes les armées du monde, mais avec en plus une nuance spécifique aux Hongrois : l'antisémitisme virulent, surtout à cette époque.

À l'hôpital tout s'était passé selon les plans établis. Après une visite générale, j'avais passé la radio. En entendant mon nom, le médecin m'avait observé (il ne m'avait encore jamais vu, tout s'était passé par l'entremise d'un intermédiaire), plongeant ses yeux dans les miens, comme pour me fusiller en un rien de temps, il m'expédia. Je croyais que toutes les formalités étaient terminées et que dès le lendemain, je me retrouverai en civil. Mais c'était sans compter avec l'administration, surtout militaire, il est d'ailleurs bien évident et clair comme de l'eau de roche, qu'entrer dans l'armée ou dans une prison est toujours cent fois plus facile que d'en sortir.

Nous étions une bonne dizaine à avoir passé cette contre-visite. Un sergent nous pris en main, et sans tambour ni trompette, reconduisît notre petit détachement à la caserne, où l'on nous remit des effets militaires. J'avais pour ma part reçu un galon distinctif d'élève officier, grâce à mon baccalauréat en sciences. Trois autres soldats dans ma compagnie se trouvaient dans mon cas. Ce galon n'était pas un grade définitif, ce n'était guère qu'une distinction qui, en principe inspirait un certain respect. Avec une vingtaine de paysans malodorants et un sergent, on nous a logé dans une immense chambrée. Sur le moment, j'étais totalement déboussolé, je ne comprenais rien, j'ai d'abord pensé que le cardiologue m'avait roulé, ou même trahi. Je me voyais déjà devant un conseil de guerre, enfin mon imagination me jouait vraiment de vilains tours. Mais tout paraissait calme et serein, on faisait connaissance, on essayait de sympathiser, mais ce n'étais pas très facile. J'étais le seul Juif de la chambrée, et dans toute la compagnie nous n'étions que trois. Dans la chambrée on me battait plutôt froid, je n'espérais pas mieux, je ne me sentais donc guère offensé, j'éprouvais plutôt une certaine pitié envers mes trois camarades de chambrée qui ne savaient pas de quel côté pencher et finalement c'est eux qui eurent la plus mauvaise part. Le lendemain matin, réveil en fanfare à 5h30. Il fallait faire très vite, car nous n'avions en tout que vingt minutes : se lever, enlever son pantalon et d'un même mouvement sauter directement dans ses godillots, faire son lit mais pas n'importe comment, nettoyer la chambrée, ranger et laisser tout dans un ordre impeccable, s'occuper de soi, également se laver, se raser puis au pas de course dégringoler les deux étages jusqu'à la cour immense qui servait en même temps de terrain d'exercice.

C'est là que commençait la véritable torture. En plein février, par un froid de -20 à -25 degrés, un sous-lieutenant sadique nous faisait faire pendant près de vingt minutes des exercices, ou plutôt prenait plaisir à nous faire cracher le sang. Au bout d'une semaine, j'étais « knock-out », je n'en pouvais plus, j'avais mal partout, de plus mes deux coreligionnaires et moi étions devenus, ainsi que quelques pauvres jeunes paysans, les souffres douleur de la compagnie. Nous trois à cause de notre situation juive, les paysans et les tziganes, n'étant pas considérés comme des êtres humains, subissaient le même sort. Des amis venaient me voir presque chaque soir pour bavarder à travers les grilles de la caserne. Sur leur conseil, après toute une semaine de souffrance, je me suis présenté à l'infirmerie, sous le prétexte de troubles respiratoires (je venais d'avaler deux cachets de quinine). Le médecin en garde était un jeune médecin sous-lieutenant en service actif, de 2 à 3 ans plus âgé que moi. Je lui ai débité ma petite histoire, tout comme je l'avais fait la semaine précédente, il me posa lui aussi le stéthoscope sur la poitrine et eu la même réaction que son confrère. Après un examen général il se montra indécis et me demanda de me présenter le lendemain matin devant le médecin-chef, qui lui seul avait le pouvoir de décision. En attendant il me prescrivit un repos complet en m'exemptant de tout service jusqu'à nouvel ordre. Quelle surprise dans la chambrée! Du coup, tout le monde s'intéressait à ma petite personne et moi pendant ce temps je m'évertuais à jouer mon rôle, et bien. Mes trois camarades, élèves officiers, symptonisaient plus ou moins avec moi, solidarité entre futurs officiers oblige, car pour eux non plus l'instruction militaire n'était guère une sinécure. Le chef de chambrée- je n'oublierai jamais - Monsieur le Caporal-chef, en même temps chef de section, maudit soit son nom, toute la journée, du matin au soir, parfois même en pleine nuit, brimait avec un sadisme diabolique toute la chambrée, sans exception et tout particulièrement nous quatre. Avec son despotisme maladif, il voulait démontrer sa toute puissance, sachant bien que dans quelques mois, ces même personnes auraient obtenu un grade bien supérieur au sien, un grade que lui-même n'aurait au grand jamais. C'est dans cette atmosphère que je me suis traîné pendant trois longues semaines dans la caserne entre la chambrée et la cantine, où d'ailleurs je passais le plus clair de mon temps, exempt de service à la risée de mes compagnons de misère, risée bien empruntée de jalousie.

Le lendemain matin je me suis présenté de nouveau à l'infirmerie, mais Monsieur le médecin-chef n'était pas visible, et durant toute une semaine, tous les matins j'ai refais la même démarche. Finalement, dix jours après ma première visite, j'ai eu la grande chance de le rencontrer, et naturellement pendant tout ce temps je me nourrissait de quinine. Heureusement, j'étais jeune et bien portant, et mon organisme n'a pas trop souffert de cette expérience dangereuse, mais nécessaire à cette époque. Cela remonte à bien loin. À 45 ans de distance, quand j'y pense, il fallait être vraiment jeune, irréfléchi, inconscient pour agir de la sorte. Le médecin-chef, un quinquagénaire sympathique, agréable, enfin un être humain, pas un soldat, m'examina, consulta mon dossier, retrouva les analyses, les radios qui montraient une affection, probablement congénitale, du cœur. Il me laissa partir en m'assurant que très bientôt, j'aurai des nouvelles de ma démobilisation, car avec ma maladie je ne pouvais être bon que pour le service auxiliaire. J'étais aux anges, j'avais risqué et je gagnais. Le temps paraissait à me paraître bien long, j'étais libre, mais sans l'être vraiment. Il fallait suivre les règlements, j'étais toujours en uniforme, soldat, donc obligé d'obéir, saluer, faire le clown, subir les moqueries de monsieur le chef de chambrée et tout ce qui s'en suit.

Finalement, le 23 février j'ai reçu l'ordre de me présenter le lendemain matin devant le capitaine de la compagnie et d'annoncer, selon le règlement, mon départ de l'armée. J'ai eu droit à quelques belles paroles de mon capitaine, le salut de ma section et ramassant vivement toutes mes affaires, j'ai quitté, en habits civils, la caserne, laissant derrière moi presque quatre semaines pleines d'angoisse, de souffrance morale (un peu physique aussi), d'humiliation. Mais en même temps je jubilais, satisfait de les avoir roulés et de plus avec la complicité d'un des leurs, le fameux radiologue. Encore aujourd'hui, quand j'y pense, je ressens l'indescriptible bonheur qui m'avait envahi en sortant par le grand portail de la caserne accompagné de l'officier de service, devant les sentinelles au garde-à-vous , nous présentant les armes en guise de salut. Une fois dehors, je m'étais senti encore plus libre qu'un oiseau, malgré la situation instable et la fragilité de la paix. L'annexion complète de la Tchécoslovaquie, sa disparition de la carte du monde, la réoccupation par la Hongrie de certaines villes de ce pays bouleversaient totalement l'atmosphère pourtant déjà empoisonnée. L'antisémitisme crachait sa haine de plus en plus fort, car 90% des habitants de ces cités annexées étaient juifs, des Juifs traditionalistes, avec leurs institutions bien organisées, avec des lycées fonctionnant dans la langue hébraïque. Bref, dans la Hongrie du début de l'année 1939, être juif était devenu être un paria.

Pour savourer ma réussite, j'étais parti dès le lendemain passer quelques jours chez des parents, à quelques 30km de Debrecen, où vivaient deux familles très proches, avec d'innombrables cousins et cousines. De toute façon, il me fallait attendre la réception des documents officiels, entre autres mon livret militaire, pour pouvoir récupérer mon passeport et quitter les lieux le plus vite possible, regagner la France, avant que la situation ne se gâte complètement. La France me hantait depuis mon retour et je gardais un souvenir vivace de cette large liberté qui y régnait. Trois longs mois passèrent dans une attente stérile, à ne pouvoir rien faire, m'ennuyant à mourir, dans un pays qui ne m'inspirait plus qu'inquiétude et dégoût. Autant l'avais-je aimé et bâti tout mon avenir sur lui, autant il m'avait déçu et écœuré. Finalement, fin juin, mon livret militaire était arrivé, et j'avais aussitôt fait le nécessaire pour obtenir mon passeport. Grâce à des relations dont je bénéficiait encore, je l'obtint sans difficulté en quelques jours, j'avais même eu droit à un passeport « libéral » sans mention de la religion. Le procédé était encore tout récent, et j'étais parmi les premiers à pouvoir profiter de cet avantage. L'immigration vers des pays qui n'appréciaient pas particulièrement l'entrée des Juifs était ainsi facilitée. J'avais donc ramassé à nouveau mes maigres biens, fait mes adieux à tous mes amis, mes parents proches et lointains, à la ville de Debrecen, à mes souvenirs, et avais pris le train pour Budapest. Je ne devais revenir que 43 ans plus tard.

À Budapest, d'autres surprises désagréables m'attendaient, qui ont fait de mon retour vers la France une aventure rocambolesque, pleine d'imprévus dans des prisons françaises, qui traitaient tous les pensionnaires comme les derniers des criminels de droit commun. J'étais arrivé le matin dans la capitale, et m'étais immédiatement rendu au consulat français pour demander mon visa de retour, dont l'obtention ne faisait pour moi pas un moindre doute. Quelle n'avait pas été ma surprise, après deux heures d'attente, que ma demande étai purement et simplement rejetée. Malgré mes protestations, en français s'il vous plaît, prouvant avec ma carte d'identité obtenue à Paris en novembre 1937 et valable jusqu'en novembre 1940, que j'étais tout à fait en règle avec les autorités françaises; que j'avais quitté la France après une déclaration au commissariat de de police de mon quartier, spécifiant mon départ pour la Hongrie avec l'intention ferme de revenir. Malheureusement j'aurais dû, en même temps, demander un visa de retour, mais personne ne m'avait averti de la nécessité d'une telle démarche. J'étais donc obligé de me rendre à l'évidence : il n'y avait pas grand chose à faire. Il allait falloir trouver un biais. Je n'avais pas beaucoup d'argent, à peine plus que le prix de mon billet de chemin de fer pour Paris, mais il fallait agir. Mon oncle Maurice qui m'hébergeait ainsi que ma tante Irma, étaient des gens très pauvres, mais extrêmement gentils, qui ne pouvaient guère me venir en aide, à part me nourrir et me loger. La seule solution était donc de m'expliquer auprès de mes parents, et solliciter leur aide, ce que j'ai fait aussitôt. Trouver un issu à mon cas représentait un véritable problème, mais on dirait que le destin veillait sur ses protégés. J'ai réussi à dénicher l'adresse d'une famille, autrefois à Debrecen, avec les enfants de laquelle nous avions entretenu des termes amicaux et nous avions également été en rapport avec le père, qui avait été quelque peu dentiste à Debrecen quelques années plus tôt. Il était (le père d'origine polonaise, Juif de bonne souche, et possédait les relations nécessaires pour me trouver une combine. Je déposai donc tout l'argent que j'avais en ma possession soit 150 pengö (à peu près 100 dollars) en espérant obtenir en contrepartie (naturellement pas détour) un visa pour la France. Après deux jours d'anxiété on m'a rendu mon passeport, ma carte d'identité sans visa, ainsi que mon argent. Il n'y avait rien à faire, la raison du refus n'avait pas été donnée. J'ai réussi à la connaître seulement en 1940 quand éventuellement j'ai voulu prolonger la validité de ma carte d'identité, mais j'y reviendrai en son temps. Inutile de dire comme j'ai ragé, j'ai fulminé, mais j'étais décidé à poursuivre ma route, et rien ne pouvais m'arrêter, je voyais mon destin œuvrer contre moi, mais je me suis obstiné à ne pas vouloir subir, et à rechercher une autre possibilité d'évasion, de quitter à tout prix la Hongrie. Ainsi nous avions décidé avec le plus jeune des garçons de ce pseudo-dentiste, de deux ans plus jeune que moi, de tenter d'obtenir un visa pour la Suisse. Lui, en s'inscrivant à l'Université de Zurich devrait pouvoir y rester, quant à moi, j'essayerais d'obtenir un visa pour la France. En cas de nouvel échec, je passerais la frontière illégalement, et une fois en France je me débrouillerais avec ma carte d'identité en règle. L'idée paraissait bonne, sans vraiment de difficulté majeure, bien sûr c'était aventureux, mais je commençais à être habitué. Nous étions à la mi-juillet et le temps passait. Après la solution, somme toute heureuse, de mon aventure militaire hongroise, mes parents me donnèrent avec un peu d'argent, leur assentiment pour que je tente l'impossible pour revenir en France. Un beau soir de Juillet, avec mon nouvel ami, munis tous deux d'un visa pour la Suisse, nous avons donc pris le train pour Zurich où nous sommes arrivée le lendemain matin. Malgré que mon ami était plus jeune, il était plus hardi et plus débrouillard que moi. Je l'avais donc bien choisi ou disons plutôt que la chance m'avait souri en le plaçant sur mon chemin. Aussitôt arrivée, il décida que nous devrions nous rendre, avec toutes nos affaires, directement à la synagogue la plus proche, qui se trouvait justement être l'une des plus importantes et des plus orthodoxes. Nous avons pris part à la prière du matin et avons ensuite demandé à voir, si possible, le président, ou tout au moins un responsable de l'aide sociale. Nous avons été reçu très gentiment, l'un après l'autre nous avons raconté chacun notre histoire. Mon ami a immédiatement reçu une adresse, où l'on s'occuperait de lui, j'ai reçu une autre adresse, ou je serai hébergé quelques jours, le temps de me procurer le visa, ou sinon un autre moyen pour retourner en France. Ils ont vraiment été très chics envers nous. Nous nous sommes donc fait nos adieux et chacun est parti vers sa propre destinée. Je suis resté en tout et pour tout deux jours à Zurich, mais bien sûr pas de visa pour la France. Par contre, ils trouvèrent un passeur qui devait me faire franchir la frontière illégalement, me firent don de vingt francs suisses, remirent au passeur sa rétribution et nous voilà partis, mon passeur et moi.

C'était un soir pluvieux, le 4 août 1939 et nous marchions en direction de Bâle, en pleine nuit. Tout doucement, il commença à pleuvoir. Une petite pluie fine mais drue pénétrait mon imperméable (non imperméabilisé) et me transperçait jusqu'aux os. Tous trempés, nous marchions. Nous avons marché des heures durant, moi avec ma valise, lui avec l'apparence stoïque de quelqu'un qui accompli son devoir. Nous n'échangions pas un mot, lui ne connaissait qu'un certain dialecte, le « schweitzer ». En entrant dans un petit bois, après quelques minutes de marche, nous sommes tombés nez à nez avec deux braves gendarmes français, qui nous amenèrent sans poser de questions, au poste à St-Louis. J'ai terminé là ma nuit mouvementée, tout transi par la pluie, tremblant de tous mes membres, dans une cellule privée de la gendarmerie locale. Le lendemain matin, je m'en souviens clairement, c'était un dimanche, la pluie avait cessé de tomber, le soleil brillait, on m'a servi (par l'ouverture grillagée de la porte) un bol de café noir, sans sucre, du « jus », comme ils l'appelaient. Puis, m'ayant fait ramasser ma valise, ils m'ont conduit à la prison de Mulhouse. Là, on m'a enlevé ma ceinture, mes lacets de mes souliers et de ma valise, tout ce qui pourrait servir à un suicide éventuel, mes cravates, etc. « Dura lex sed lex », le règlement c'est pour tout le monde, sans exception. J'étais complètement dans le cirage, comme on dit, je ne comprenais pas ce qui se passait, j'étais comme vidé, la gorge sèche, anéanti, et j'ai pleuré pendant des heures, comme un gosse, tout seul dans ma cellule. J'avais l'impression que le ciel m'était tombé sur la tête et que je ne pourrais pas m'en sortir, et même si un jour je m'en sortais, je ne serai plus qu'un ancien prisonnier à jamais banni. Heureusement, le temps étant un remède très efficace, il réussit à soigner et guérir les grandes peines.

Mon séjour bien imprévu dans cette prison, ou plutôt la « Maison d'Arrêt » de Mulhouse me bouleversait profondément. Je n'avais qu'à peine 23 ans, un caractère pas encore bien trempé, et les épreuves que j'avais dû subir étaient vraiment de taille pour moi! Mes aventures dans l'armée hongroise, mes échecs répétés pour obtenir ce sacré visa français et maintenant la prison, tout cela était trop et la vase débordait - et de fait je ne pouvais arrêter mes larmes, je pleurais comme une Madeleine, surtout la nuit. Je me vois encore assis sur le bord de mon lit, les yeux pleins de larmes, contemplant ma cellule, avec sa lourde porte toute bardée de serrures épaisses, sa lucarne en haut, au ras du plafond, sa petite table sortant du mur comme un appendice, une malheureuse chaise et, pour décorer ce magnifique salon de 7 X 3 m dans le coin à côté de la porte (pour que le gardien puisse observer) une cuvette de toilette, sans couvercle, sans rebords, et puant comme la peste. Bien que n'étant pas un criminel, mon délit n'était qu'une infraction mineure, le traitement était le même pour tous. Ainsi le premier jour dès le matin, un gardien jovial m'a amené pour jouer du piano. Bien sûr je me suis écrié que je ne savais pas en jouer, il m'a tranquillisé en me disant qu'on allait m'apprendre. En effet, on a pris mes dix doigts, on les a trempés dans de l'indigo, et on a relevé mes empreintes digitales. Après le piano, on m'a photographié, une pancarte pendant à mon cou avec un numéro. On m'a pris de long en large, profil droit, gauche de face, de dos, enfin dans toutes le positions possibles et imaginables et partout avec le numéro bien en évidence. Durant toutes ces manipulations, je causais avec mon gardien. Il était très bavard, très jovial, il m'a entretenu de la vie dans la prison. Dans mon cas, me disait-il, je serais certainement condamné à un mois de prison, puis expulsé de France, si c'est mon premier délit. J'avais le droit de recevoir de la correspondance et le droit à l'usage de la bibliothèque. Voyant parfois mes larmes apparaître, il m'avait consolé, m'assurant que ce n'était pas si grave, qu'il fallait me ressaisir, qu'il y avait des gens, des Juifs, qui étaient déjà en troisième tentative pour pénétrer en France, et ils n'avaient toujours pas renoncé. Cette conversation m'avait beaucoup aidé et je m'étais retrouvé dans ma cellule un peu rassuré. Après le repas de midi que je n'ai pas pu toucher, un autre gardien, un vieux celui-là, est venu me voir, m'a demandé si j'avais besoin de quoi écrire et lui aussi m'a parlé de la bibliothèque. J'ai sauté sur l'occasion, été aussitôt à la bibliothèque où j'ai écrit une longue et bien triste lettre à mes parents, les suppliant de trouver un moyen quelconque de me tirer de là. Plus tard dans l'après-midi, le vieux gardien m'a emmené dans une cellule voisine où se trouvaient trois autres détenus, plus âgés que moi, la cinquantaine au moins. Nous avons fait connaissance et j'ai appris en un après-midi plus de misère que mon jeune âge ne pouvait en supporter. C'étaient des gens qui, depuis des années se traînaient de l'Allemagne à l'Autriche, à la Tchécoslovaquie, puis en Suisse, refusés partout, ils voulaient se rendre en France, là où l'on accueillait tout le monde. Ils connaissaient bien des prisons, entre autres celle de Mulhouse. L'une des trois personnes avait déjà été par trois fois refoulée vers la Suisse, qui l'avait remise aussitôt entre les mains des autorités françaises, et en retour en prison!. Il n'avait pas vu sa famille depuis deux ans, mais elle était déjà en sécurité en France et l'attendait. On avait droit (s'il ne pleuvait pas) deux fois par jour, le matin et l'après-midi, à une promenade d'une heure dans la petite cour attendant à nos cellules. Là, en file indienne, nous formions une ronde et marchions en fumant cigarettes sur cigarettes. Dans les cellules, il était strictement interdit de fumer et quand par exemple, il pleuvait deux ou trois jours de suite entre 10 et 11 heures de matin et 3 et 4 heures de l'après-midi, nous restions sur notre envie de fumer. Ainsi passaient les longues journées, et surtout les très longues nuits. À la fin de la deuxième semaine, je comparu devant le juge qui me condamna (comme l'avait prévu mon brave gardien) à un mois de prison, 100 francs d'amende et expulsion immédiate de la douce France. Dans ma détresse, j'étais plutôt content du jugement. Mes parents m'avaient répondu aussitôt reçu ma lettre, ils avaient contacté divers avocats, mais ceux-ci ne pouvaient rien faire car la loi c'était la loi. Cette loi était inattaquable et l'on ne pouvait faire appel devant un autre tribunal. Il ne me restait donc plus qu'à espérer , et une fois en Suisse éviter un rapatriement en Hongrie. Sur les conseils de mon incarcération je m'étais fait porter sur la liste des prisonniers qui revendiquaient une nourriture kasher. Nous étions relativement mieux nourris que les autres et même le vendredi soir et le samedi midi nous avions droit, grâce aux bons soins du consistoire local, presqu'à un petit festin. En dehors de cette assistance généreuse, nous recevions la visite hebdomadaire d'un rabbin qui, par ses bonnes paroles, soutenait notre moral. Le grand jour approchait, nous étions le 2 septembre 1939 et il ne me restait que deux mais longs jours à tirer. Soudain, une visite tout à fait inattendue du rabbin nous surpris. Il nous annonçait la déclaration de guerre de la France et de l'Angleterre à l'Allemagne nazie. Bien qu'attendue, c'était une nouvelle qui nous a fait un grand choc. Il nous apprenait également une autre décision qui dans notre cas, dans la situation où nous nous trouvions, était sensationnelle : tous ceux qui s'engageraient dans les forces armées pour la durée de la guerre, pourraient rester en France définitivement, s'ils avaient la chance de survivre à la guerre. Pour une bonne nouvelle, pour moi c'en était vraiment une, malgré ma peur bleue de l'uniforme (j'avais toujours, bien ancré dans ma mémoire, le souvenir de mon expérience militaire d'il y avait à peine quatre mois).

J'ai été ravi d'avoir à changer mes plans, et comme ma bonne étoile m'avait encore bien servi, je recommençais à voir la vie en rose, en pleine guerre. Les deux derniers jours se passaient dans la bonne humeur et la franche camaraderie. On faisait des projets, on se promettait de se revoir à Paris (jamais je n'ai eu la chance de revoir quiconque de mes anciens codétenus). Le 4 septembre, j'étais le seul à recouvrer ma liberté et nous nous sommes séparés tous remplis d'espoir. Avec mon billet de sortie j'ai reçu un permis de séjour de trois jours avec obligation de m'engager « volontairement » dans l'armée française. À Mulhouse même, il n'y avait pas de bureau de recrutement, on m'a alors fourni un billet de chemin de fer pour Belfort, qui est à une trentaine de km de Mulhouse. Il était tard dans l'après-midi quand je suis arrivé à Belfort, et le temps de trouver le bureau de recrutement, il était déjà fermé. Seul, dans une ville inconnue, après quelques minutes de réflexion, j'ai décidé de me rendre à Paris et de m'engager là-bas. C'était la mobilisation générale , les trains étaient bondés de soldats et de civils, qui rejoignaient leurs unités, donc sans billet et sans trop réfléchi, j'ai pris le premier train pour Paris. J'avais l'air d'un jeune civil qui regagnait l'armée et, en fait c'était bien le cas. Après trente heures de voyage, après trois ou quatre changements de train, à huit heures du matin, j'ai débarqué à la gare de Lyon. Là j'ai pris le métro et je suis arrivé chez nous, chez mes parents vers neuf heures trente, au 43 rue de la Roquette. C'est ma pauvre mère qui m'a ouvert la porte et en me voyant elle a perdu connaissance. Tout rentra dans l'ordre peu de temps après. Tout le monde était fou de joie. Avec la déclaration de guerre, suivie de la mobilisation générale, tout Paris était sens dessus dessous, peu de gens travaillaient. Dans la maison, presque tous les voisins étaient restés chez eux, et ont pu s'associer à notre joie. J'étais en train de raconter mon odyssée, quand tout à coup les sirènes commencèrent à hurler. C'était la première alerte sur Paris. Tout le monde se bousculait pour descendre à la cave aménagée en abri, et c'est là que j'ai continué l'histoire de mon calvaire, en mettant bien l'accent sur la chance inouïe que la guerre avait été déclarée juste à temps pour moi, car si elle avait tardé de seulement cinq jours, je n'aurais peut-être jamais pu revoir Paris, avec tous ceux qui m'étaient si chers.

J'en étais au deuxième jour de mon permis de séjour provisoire, il me fallait donc agir le jour même. Tout de suite après l'alerte, avec Emma, nous avons pris le métro et nous nous sommes rendus à l'école Militaire, où en quelques minutes j'ai signé ma feuille d'engagement comme volontaire étranger pour la durée de la guerre. Avec le certificat d'engagé, et avec mon billet de sortie de prison, je me suis présenté au commissariat du quartier de la Roquette où, sans autre formalité, sans même de certificat de domicile pourtant toujours obligatoire, on a validé ma carte de séjour (valable jusqu'au mois de novembre 1940) avec le cachet du commissariat. Voilà bien qui démontrait la valeur profonde attachée à cet engagement dans l'armée française. Ainsi, j'étais redevenu un être libre, un étranger privilégié en France dans l'attente de sa convocation de l'administration militaire, cette fois-ci française. La mobilisation était maintenant accomplie, et rien ne laissait soupçonner que nous étions en guerre, sauf les règlements de défense passive, qui faisaient de la « Ville Lumière » un endroit plutôt triste et sombre. Le moral était bon et les gens vaquaient à leurs occupations tout comme avant. Je profitais des quelques semaines qui me restaient avant mon incorporation dans l'armée. Après une année d'absence, j'essayais de renouer avec le peu d'amis que j'avais avant mon départ pour la Hongrie, mais une césure s'était produite, la vie avait continué sans moi, et je m'étais pratiquement exclu du groupe. Il aurait fallu recommencer à renouer et cultiver les amitiés si chèrement acquises avant mon départ. Mais je n'ai pas eu assez de temps, car au début du mois d'octobre j'ai reçu ma convocation pour le 26 de ce même mois. Le 26 à huit heures du matin, je me suis donc présenté, non pas à la façon hongroise avec une cantine sur l'épaule, mais à la française avec deux grosses musettes pleines de tout ce qu'un soldat peut avoir besoin. C'était à la caserne de Reuilly; il y avait beaucoup de monde, on entendait toutes les langues, même des fois le français. Forcément le hongrois, comme toujours, faisait bande à part, et moi-même, instinctivement, je me suis dirigé vers leur groupe.

La bureaucratie française n'a aucunement besoin de publicité, des paperasses et encore des paperasses. Une fois sur place, des hauts parleurs nous ont annoncé que nous devions inscrire notre identité sur une simple feuille de papier en recopiant soit notre passeport, soit une pièce quelconque d'identité. N'ayant pas très bien compris cette annonce, je me suis tourné vers un jeune moustachu qui se tenait debout non loin de moi, isolé de toute la bande de Hongrois. Fort aimablement, il m'a expliqué ce que je devais faire et m'a même offert son aide que j'ai accepté avec empressement. On a commencé à parler, il s'appelait Dr. Falus André de Budapest. Au bout de quelques minutes nous étions devenus des amis. Lui était tout seul et moi pareillement, on aurait dit que nous nous étions cherchés et que nous nous étions retrouvés. Nous nous quittions plus, parlant de choses et d'autres, de la Hongrie, de la France, naturellement de la question juive et de ces lois affreuses qui journellement sortaient en Hongrie contre les Juifs. C'était un plaisir de converser avec lui. Sa vive intelligence et sa grande culture m'avaient toute de suite frappé, et je voyais en lui ce que je cherchais comme ami depuis bien longtemps. Bien que n'étant que de trois ans mon aîné, son caractère paraissait bien plus mûr et j'ai compris que malgré son jeune âge, il devait avoir beaucoup d'expérience. Je lui ai présenté mon père et ma sœur Emma qui se trouvaient avec moi. Ils échangèrent quelques mots et à la demande de mon père, André promis de veiller sur moi. Tout en bavardant, le temps filait et tôt dans l'après-midi, munis d'un casse-croûte, en colonne par trois, nous nous sommes rendus à la gare de Lyon où d'innombrables wagons nous attendaient. Devant la gare de nombreux parents avec ma sœur Emma, émus jusqu'aux larmes. Nous nous sommes installés dans des wagons, bien peu luxueux d'ailleurs, et c'est seulement vers les huit heures du soir que notre train démarrait vers la guerre, vers la grande incertitude.

Assis, côte à côte, Falus et moi nous avons parlé et parlé durant de longues heures. Je lui ai raconté tout ce qui m'était arrivé depuis que j'avais quitté l'école, mes aventures pédagogiques, l'Italie, Paris, mes déceptions, l'armée hongroise, la prison puis maintenant la plus grande des aventures : la guerre. Lui de son côté, m'a fait connaître l'histoire d'une vie encore bien courte, mais tragique, son histoire qui l'a mené jusqu'en France, jusqu'à la guerre. Il était le fils unique d'un médecin de campagne. Étudiant brillant, il avait réussi à faire ses études médicales à Budapest, avec un succès très méritoire (signum cum laude). À cette époque, c'était vraiment un exploit pour un Juif. Il n'avait que 23 ans et l'avenir paraissait plus que prometteur. Après deux ans de pratique dans un hôpital, il avait ouvert son propre cabinet médical à Budapest même et il se mariait avec son grand amour de jeunesse. Tout allait pour le mieux. Ils étaient heureux, jeunes, profitant de la vie et de leur jeunesse au maximum. Au bout d'à peine un an de mariage, leur bonheur était alors à son zénith, du jour au lendemain la jeune femme avait commencer à se sentir fatiguée sans entrain, et lui, le médecin, était à la recherche de la cause. Au bout de quelques jours, le terrible diagnostique se précisait, c'était la leucémie! Lui, bouleversé du plus profond de son âme, constatait l'impuissance de cet art dans lequel il avait plongé tout son être et placé toute sa confiance. Il se trouva précipité dans une dépression profonde, perdant toute sa foi dans la médecine et dans la vie. Après quatre mois de souffrances indescriptibles, avec sa présence continuelle au chevet de sa bien-aimée, sans pouvoir agir en quoi que ce soit, elle s'était éteinte dans la fleur de sa jeunesse, à 22 ans. Pour lui, c'était l'anéantissement, la fin de sa propre vie, la fin de sa carrière. Il ne savait pas comment survivre, ni même s'il avait la volonté de survivre. C'était le début de l'année 1939 vers le mois de mars ou d'avril, il avait tout juste 27 ans, avec deux morts sur le bras : sa femme et lui-même. Après avoir fait incinérer le corps, selon le désir de la défunte, il avait décidé de quitter la Hongrie le plus vite possible. Il liquida tout ce qu'il possédait, et, au grand chagrin de son père qui était veuf, à la fin du mois de mai, il prenait la direction de Paris, comme beaucoup d'autres jeunes Juifs hongrois. Paris, pour lui, n'était pas tout à fait une inconnue, puisqu'ils venaient, comme mari et femme, d'y passer leur voyage de noces, ainsi que leurs premières vacances. Sa douleur immense et sa nostalgie du passé l'avaient conduit dans le même petit hôtel dans la rue Daunon, Hôtel Daunon, à deux pas de la place de l'Opéra, chez les Pretler, avec qui ils étaient devenus de grands amis. Madame Pretler, une veuve d'âge moyen, tenait cet hôtel avec sa fille Geneviève, une belle et sympathique jeune fille bien élevée, très cultivée, enfin une jeune fille accomplie, entre 25 et 30 ans. Toutes deux l'accueillirent avec une délicatesse et une sensibilité bien propres à l'intelligence et au bel esprit français. Elles essayèrent de le réconforter, de lui redonner espoir, confiance en lui-même et en la vie. Pendant des semaines, il vécu en compagnie de ces deux femmes merveilleuses, qui par leur affection et leur constante attention, réussirent à lui rendre l'envie de ne pas abandonner et d'essayer de continuer à vivre. Mais il ne voulait plus entendre parler de médecine, ni d'aucune profession, même para-médicale. Complètement désillusionné, et se sentant trompé jusqu'au plus profond de son âme, il cherchait l'introuvable oubli. Les jours et les semaines passèrent, et quasi inaperçue, une singulière amitié s'était développée entre les deux jeunes gens. Lui aimait la compagnie de la jeune fille, comme on peut aimer dans de telles circonstances la compagnie d'un être intelligent, compréhensif, tandis qu'elle, tout bêtement, elle était tombée amoureuse de ce grand, beau, intelligent jeune médecin. Naturellement, elle n'en avait rien révélé, n'avait pas même laissé supposer cet amour fou qu'elle portait. Ils passaient tous leurs instants ensemble, se promenaient dans le grand Paris, fréquentaient les théâtres, les musées, lui éternellement vêtu de son complet gris foncé, presque noir, cravaté, l'air toujours très sérieux et surtout très très triste. L'été s'acheva, la situation politique se détériorait et au fil des mois, l'Allemagne se montrait de plus en plus agressive envers le monde démocratique et, finalement la guerre éclata. Pour lui, la guerre était une planche de salut, la solution à la vie et aux frustrations subies du fait du nazisme, en somme la solution « totale ». Il est un des premiers à s'engager, et lui vraiment volontairement, sans vouloir même mentionner sa profession, sans rechercher un biais quelconque pour se donner bonne conscience. Une seule chose comptait à ses yeux : se perdre dans la masse, dans l'anonymat et ne plus revenir à la routine quotidienne. Les quelques semaines qui passèrent, du jour de son engagement à celui de son départ, donnèrent un sens à sa vie, il avait acquis le droit à l'existence et ne se sentait plus coupable de respirer, son moral s'en ressentait et son caractère redevenait supportable. J'avais donc rencontré mon futur grand ami dans un état d'esprit normal, mais son but précis, je ne l'ai compris que bien plus tard, quand, pour une occasion exceptionnelle, nous dînions un jour dans une petite auberge non loin du camp, une bonne bouteille à notre portée. C'est là qu'il m'a raconté en détail sa triste histoire.

Donc le 26 octobre 1939, un sombre mardi vers les huit heures du soir, nous avions pris la route. Après un fatiguant voyage de vingt longues heures, sans avoir guère pu dormir, nous étions arrivé à destination : Rivesaltes, arrondissement de Perpignau dans les Pyrénées Orientales. De là, des cars nous emmenèrent jusqu'à une petite ville nommée Barcarès et de là un immense camp à quelques km le « camp de Barcarès ». Ce n'était rien d'autre, à vrai dire, qu'une immense étendue sablonneuse, entre la petite cité de Bacarès et la mer Méditerranée, avec quelques dizaines de baraquements bien rangés les uns à côté des autres. De ci de là, se dressaient quelques fontaines très rudimentaires. Avant notre arrivée, ce camp servait de refuge à des milliers de républicains espagnols qui, après avoir été battus par les armées de Franco, avaient traversé la frontière, et la France, comme un bon samaritain, les avaient accueillis et groupés dans ce territoire. Pour nous autres, engagée volontaires, l'emplacement était parfait. Le terrain sablonneux, le vent chaud, nous faisaient penser à l'Afrique, notre point d'attache, car en tant qu'étrangers, nous faisions partie de la légion étrangère. En arrivant là, bien fatigués de ce long voyage, la vue du tableau qui se présentait à nous ne nous inspirait pas grande confiance en l'avenir, mais comme on dit vulgairement, une fois dans la merde, il faut bien suivre le mouvement. Pêle-mêle, par groupe de cinquante soldats, on nous a fait entrer dans un de ces baraquements, sans lumière, sans paillasse, sans même un fétu de paille. Nous étions reclus de fatigue et nous sommes littéralement tombés de sommeil chacun dans un coin. Grâce à notre jeunesse, nous avons ainsi pu dormir quelques heures.

Le froid, et le sentiment de l'inconnu nous ont réveillés bien avant l'aube, et vers quatre heures du matin, tout le monde était debout à discuter de la situation et de notre bien triste sort. Je ne sais comment, vers six heures nous avons eu droit à un petit déjeuner, du jus (café noir sans sucre) avec du pain, un quart de camembert et une petite boîte de sardines. Une fois ce repas englouti avec un appétit que seuls peut-être les jeunes possèdent, nous étions de nouveaux prêts à continuer et à attendre la suite des événements, oubliant toutes les déceptions des premières heures. À sept heures, nous nous mettions docilement en rang, où nous sommes restés jusqu'à midi sans que rien ne se passe. Après le déjeuner, nous avons continué l'attente et, finalement, vers les quatre ou cinq heures, toujours avec mon ami Falus, nous avons reçu notre affectation au 2e R.M.V.E. (deuxième Régiment de Marche des Volontaires Étrangers) rattachée à la Légion, 6e compagnie 2e section, matricule n. 3587. Une fois la section au complet, on nous a conduit à notre baraquement définitif, où nous avons pu nous installer à notre guise (cette fois-ci nous avons eu droit à au moins de la paille). Ainsi, avec mon ami Falus, nous nous sommes retrouvés entourés de deux gars, naturellement hongrois, tous deux mariés et pères de deux enfants, deux copains, qui étaient littéralement fascinée par la profession de mon ami et voulaient à tout prix bénéficier de l'amitié d'un médecin. C'était de braves gens, l'un Muller, ébéniste de son état, entre 30 ou 35 ans, volontaire forcé, engagé surtout à cause des voisins et des copains, sans grande envie sérieuse de défendre qui que ce soit, espérait dénicher un tuyau quelconque, peut-être par Falus, pour pouvoir se faire réformer, il aurait pu ainsi ménager la chèvre et le chou. Il a d'ailleurs parfaitement réussi à rentrer chez lui au bout de six semaines, sans l'aide de Falus, simplement par ruse en manœuvrant adroitement. Son copain de toujours, à peu près du même âge, fourreur de son métier, n'a pas eu la même chance. Malgré tous ses efforts et, cette fois ci, les conseils désintéressés de Falus, il n'a pas réussi, il a même écopé de cinq ans comme prisonnier de guerre en Allemagne. En dehors de nous, il y avait un autre petit groupe de Hongrois dans ce baraquement, trois bons copains, un géant du nom de Balogh, un de ces fainéants qui n'a jamais rien fait de bon dans la vie, un fils à papa d'à peine 25 ans, marié également à une fille à papa, tous deux vivant depuis quelques mois seulement à Paris. C'était le type parfait du jeune Juif hongrois de Budapest, qui, jusqu'à l'arrivée des lois anti-juives ne savait absolument rien de son identité juive. Ébranlé tout d'un coup, à l'aide de l'argent de ses parents, et après avoir convolé avec une jeune et riche fille de famille, sous la menace de l'approche de la guerre, il était venu se réfugier en France. Son copain, quelque peu différent de lui, et aussi un très beau garçon mais possédant bien plus de qualités. Il avait une trentaine d'années, son nom Tihangi, marié lui aussi, fils de boulanger, lui-même boulanger, était bachelier, sérieux, cherchait à tirer parti de sa situation de militaire, tandis que son ami recherchait surtout l'aventure, qu'il a effectivement trouvée, en ce sens qu'il est parti plus tard au front et je crois qu'il a disparu corps et biens dans la débandade qui a suivi l'écroulement de l'armée française. Enfin, Tihangi, qui n'avait non plus rien à défendre, réussissait fort adroitement, au bout de trois mois, à retrouver sa liberté, nanti d'un certificat très précieux en ce temps-là, prouvant bien qu'il souhaitait servir la France, mais que sa santé, hélas! ne lui permettait pas ce grand sacrifice. D'ailleurs, je le retrouverai quelques mois plus tard avec sa femme, au commencement de l'occupation allemande. Finalement, le troisième du groupe, un personnage non moins curieux et très coloré, le jeune Weil 22-23 ans. Comme je l'ai su bien plus tard, une fois revenu de mes aventures chez les légionnaires, la plupart des étudiants hongrois du quartier latin le connaissait. C'était un fieffé menteur, son imagination fertile lui jouait continuellement des tours, parfois désagréables, mais il ne s'en inquiétait nullement. Sans aucune ressource assurée, il vivotait de la charité de différents bureaux de bienfaisances juifs ou autres, tapait plus que régulièrement ses copains, c'était enfin un étudiant perpétuel qui n'étudiait rien. Une petite anecdote caractéristique, qui circulait dans les cercles étudiants; un jour, remontant le Boul'Nich, il rencontre une vague connaissance, le saluant, il lui demande s'il ne pourrait pas lui payer à déjeuner. Réponse négative du quidam, mon Weil, sans lâcher prise, enchaîne avec une simple demande de prêt de cinq francs. Nouveau refus. Il lui demande au moins une cigarette, mais l'autre ne fumait pas. Alors avant de le laisser partir, et presque suppliant: "Pourrais-tu, au moins, me donner l'heure s.v.p.."

Pendant des heures et des heures, après l'extinction des feux, il venait nous raconter à Falus et à moi des histoires à dormir debout. Il avait un bagout incroyable, on aurait dit qu'il inventait au fur et à mesure de son récit. Nous avons eu droit à ses sombres histoires rocambolantes, alors qu'il était sous-lieutenant (?) à 22 ans dans l'armée hongroise, ses duels avec des vieux officiers, ses aventures en Italie avec des officiers fascistes. Ces (soi-disant) souvenirs ne l'empêchait pas d'ignorer jusqu'aux notions les plus élémentaires de l'art militaire.

Non loin de ma couchette, vivait le "couple". On avait ainsi surnommé les deux hommes, car ils ne s'étaient pas quittés d'une semelle depuis leur arrivée au sein du groupe hongrois. Eleh, un gars plutôt trapu, un peu gauche, et très à gauche dans ses convictions, demi-juif, avec une expression typiquement hongroise. Son Göde, mince, toujours bien soigné, bien mis, même dans son drôle d'uniforme multicolore (pantalon kaki avec une bande molletière bleu foncé et la varense bleu ciel des anciens zouaves) était un vieux garçon d'apparence très sérieux et sympathique. C'étaient deux vrais "métallos" qui, malgré leurs 15 années de séjour en France ne parlaient que très mal le français et bien sûr avec une bonne dose du fameux accent hongrois.

Tout à fait à l'opposé du baraquement, dans un coin perdu vivait le solitaire "Monsieur Grosz" comme on avait coutume de l'appeler, car il ne s'exprimait qu'en français, s.v.p., un français bien correct et avec très peu d'accent, un accent indéterminé, indéfinissable à nos oreilles bien profanes. C'est seulement au bout de quatre semaine qu'on a pu mettre à jour sa véritable identité. Il était d'origine hongroise, technicien en électronique, vivait depuis une quinzaine d'années en France. C'est assez jeune qu'il a quitté sa Transylvanie natale à la suite d'une mésentente familiale, il n'avait en effet, plus sa mère. C'était un self made man, il avait suivi des études tout en travaillant et avait réussi à décrocher un diplôme de technicien en électronique. Très timide et solitaire, il avait fait connaissance d'une jeune fille française et après deux ans de fréquentation il l'avait épousée malgré l'opposition des parents de la jeune fille. Naturellement c'étaient de perpétuelles disputes dans la famille où il était très mal vu, il n'était qu'un sale métèque parmi ces chauvins patriotes. Il menait une vie bien médiocre, sa femme ne voulait pas d'enfants, mais paraissait tenir à lui. À cause de sa belle famille, il s'était engagé et désirait accéder à un grade quelconque dans l'armée, même si pour pouvoir y arriver, il lui faudrait encaisser des blessures, ou même rester au champs d'honneur. C'était une bien triste histoire. Nous avons eu connaissance de ces détails un dimanche après-midi, il pleuvait et ventait à tout rompre. N'ayant rien à faire, Falus et moi lisions chacun dans sa couchette et Monsieur Grosz est venu, de lui-même, nous confier son secret. Pourquoi juste à nous? La réponse était toute simple. Falus à cause de sa grande simplicité et la sympathie qu'il inspirait ainsi que sa qualité de médecin, paraissait un parfait confident et moi en tant qu'ami de celui-ci, j'avais automatiquement droit aux confidences.

Pour en finir avec les Hongrois, il en restait quatre ou cinq qui se tenaient à l'écart à cause de leurs convictions bien arrêtées. Ils avaient participé à la guerre civile en Espagne et s'étaient réfugiés en France avec les républicains espagnols, s'engageaient ensuite pour pouvoir continuer leur lutte contre le fascisme. Ils étaient toujours en compagnie d'Espagnols, qui formaient la plus grande partie de notre section il y en avait de tous âges, de 18 à 40 ans et à peu près une dizaine d'ethnies différentes. Au point de vue langage, quand des bribes de conversations atteignaient nos oreilles, on se serait cru à la Tour de Babel. On trouvait parmi nous des Belges, des Espagnols, des Suisses, des Hollandais, des Polonais (tous Juifs), des Portugais, des Russes, un Monégasque, des Tchèques et des Slovaques et naturellement les Hongrois. Tout ce beau monde était voué à défendre avec la France la "Démocratie" (avec un grand "D") qui selon Churchill était la pire des formes de gouvernement, mais on n'avait pas trouvé mieux.

Après notre installation dans le baraquement absolument vide, nous avons reçu des paillasses qui nous servaient de couchette, et nous voilà parti à l'intendance pour être habillés. La, commençait une autre expérience inoubliable, qui caractérisait bien la pagaille indescriptible qui régnait dans le camp. Personne ne trouvait d'uniforme complet à sa taille. Ce n'était pas rare de rencontrer un soldat vêtu de pantalon kaki, varense bleu ciel, calot ou képi bleu foncé ou béret basque. On avait vraiment l'air d'un régiment de fantômes. La moitié de la section, y compris moi-même, n'avait pu trouver une paire à ses pieds. C'était un spectacle très désolant de voir le rassemblement de la section et de la compagnie complète pour le rapport de soir. Toute l'organisation du camp laissait à désirer. Bien qu'étant, pour ainsi dire dans la Légion Étrangère, ce régiment ne ressemblait guère à une armée régulière, mais plutôt à une armée de partisans en débandade. La distribution des soi-disant uniformes aux soi-disant soldats étant terminée, trois, quatre jours après notre arrivée commençait l'organisation des baraquements. Pour toute la compagnie, deux cents soldats, on avait un seul lieutenant qui faisait de commandant de compagnie, c'était le lieutenant Rigal, un réserviste ancien légionnaire, avocat dans le civil, très sympathique et surtout très pacifique. Pour le seconder un sergent et un caporal, les trois hommes composaient l'État Major de notre compagnie, c'était plus qu'insuffisant et le P.C. a décidé de créer une certaine hiérarchie en choisissant parmi les soldats ayant déjà suivi dans d'autres armées, possédant des notions, des théories militaires, parlant bien sûr le français, pour pouvoir communiquer avec le lieutenant. En m'engageant j'avais mes états de services, court mais significatifs, comme élève officier dans l'armée hongroise, corroborés par mon livret militaire (je dois signaler que l'officier qui avait reçu ma déclaration d'engagement était lui aussi d'origine hongroise et c'est de lui qu'était venue l'idée de déclarer mes états de service, et de traduire mon diplôme de bachelier afin de me faciliter l'accession à une place dans l'armée qui selon lui, devait me revenir de droit.) À la suite de ce rapport, j'ai été l'un des premiers à être nommé caporal fonctionnaire, c'est-à-dire simple soldat occupant les fonctions de caporal, avec deux autres camarades. En même temps, trois d'entre nous choisis parmi ceux qui avaient été réellement gradés dans leurs anciennes armées respectives, reçurent le titre de sergent fonctionnaire. Ainsi quatre jours après notre arrivée, nous possédions dans la compagnie, un lieutenant, un sergent, un caporal, trois fonctionnaires sergents et trois fonctionnaires caporaux. L'organisation était complète et l'instruction pouvait commencer. Le seul avantage que je tirais de cette nomination était d'être exempté de corvée, qui ne se faisaient pas rares en cette période. Notre bonne volonté pour servir et nous instruire, n'améliorait en rien le désordre et la pagaille, qui continuaient à régner dans le camp. L'ensemble ressemblait davantage à un camp de concentration, qu'à une caserne. Toujours pas de lit, ni même un semblant de lit. On couchait par terre, le baraquement restait perpétuellement sale, on ne pouvait même pas exiger de l'ordre, enfin c'était vraiment une honte. Finalement, après de vives protestations et presque une mini-révolte, au bout de trois semaines, de chaque côté du baraquement et sur toute sa longueur, des planches devant faire office de lit, furent fixées à une hauteur d'environ 60-80 cm. C'était déjà bien mieux que de coucher par terre avec nos paillasses pleines de puces, des puces en quantité incroyables, de ces puces comme on en trouve dans les sables des bords de mer, et nous commencions à ressembler à une armée en campagne. En même temps, pour notre plus grand bonheur, l'électricité a également été installée, pour remplacer les bougies malodorantes, et pendant plusieurs jours nous avons fêté l'événement en buvant, plus qu'à l'accoutumé, du vin rouge qui nous était servi quotidiennement dans des seaux remplis à ras bord à chaque repas. En dehors de ça, la nourriture était très saine et plus que suffisante. Deux fois par jour de la viande avec des légumes, tels que des pommes de terre, des pois cassés ou haricots secs. Ce n'était peut-être pas très varié, mais toujours mangeable et un bon dessert achevait immanquablement le repas. La vie quotidienne était plutôt monotone, les progrès dans les exercices, dans l'instruction ne se faisaient que très lentement. Ce qui manquait le plus c'était la discipline. Nous faisions pourtant partie de la Légion Étrangère, mais à titre seulement, et nous bénéficions d'une discipline particulièrement relâchée. Le soir, après le repas, c'était le moment le plus intéressant de la journée. Un groupe se réunissait à la petite table devant nos couchettes, à Falus et à moi. En dehors de nous deux, ce cercle se composait également de mon futur beau-frère qui était arrivé quelques jours avant moi, c'était donc un vétéran, (déjà désillusionné). C'est dans ce camp que nous avons réellement fait connaissance. André (Baudi) Schillinger était très brave garçon. Bachelier, comme moi, ancien soldat, élève officier de l'armée hongroise, à cause de sa religion, de sa race juive, après 18 mois de service militaire très dur avec le rang de caporal il avait été démobilisé. Faute de pouvoir mener une vie décente dans son propre pays il avait abandonné ses rêves inachevés et débarquait à Paris pour vivre et respirer la liberté. Sa sœur habitait déjà à Paris, avec sa famille, depuis quelques années, il savait donc qu'une vie plutôt dur l'attendait, mais avec espoir d'amélioration. Sur les conseils de sa sœur, il avait fait, avant son départ de Hongrie, un stage de quelques mois chez un tailleur pour hommes. Ainsi, avec les quelques notions qu'il possédait il avait, immédiatement, pu trouver du travail chez un "clandestin bien sûr pour la moitié du salaire d'un ouvrier en règle. Encore quelqu'un à qui son engagement volontaire pourrait servir à quelque chose, si tout finissait bien, au moins à l'obtention d'une carte de travailleur et en fin de compte à sa naturalisation. Sans trop réfléchir, il s'engage. Entre temps, ses relations avec ma sœur atteignaient leur phase finale, ils s'étaient fiancés (j'ignorais tout de cette histoire idylle), remettait le mariage pour la fin des hostilités. Mais les événements ont complètement bouleversé ces plans, comme nous le verrons plus tard.

Deuxième personnage, et non mois intéressant, mon grand ami, qui est devenu, bien plus tard après de longues années, lui aussi mon beau-frère, Tibi Roth. Lui aussi avait tenu à s'engager, principalement à cause de la situation peu enviable des étrangers dans ce pays libre qui ne laissait ni vivre, ni mourir ses hôtes. Il avait oublié de se rendre à sa convocation, si bien qu'il avait gagné quelques jours, peut-être une ou deux semaines, qu'il a payé plus tard par cinq années de captivité en Allemagne. Il visitait souvent mes parents et prenait de mes nouvelles, moi, de mon côté, je leur adressais chaque jour une carte postale (je bénéficiais de la franchise postale en tant que militaire) que je terminais avec le slogan "Vive la France". Tibi avait fini par croire qu'à Bacarès c'était la vie de château, une belle vie militaire, pleine de jouissance et de gaieté, et il s'était empressé de se présenter. Un bel après-midi, qui vois-je apparaître au loin, me faisant de grands gestes, habillé dans un accoutrement bizarre : pantalon bleu foncé, bande molletière kaki, longue capote ouverte à tous les vents, des souliers vernis, tenant à la main droite une espèce de badine, un calot militaire bien campé sur la tête? Spectacle inoubliable, c'était bel et bien mon ami Tibi, dont les premières paroles furent des reproches les plus amers: qu'est-ce que j'avais besoin de terminer mes cartes postales toujours par "Vive la France" Enfin lui aussi, comme nous tous d'ailleurs, était extrêmement déçu de tout et, dès ce moment, nous avons commencé à douter sincèrement de la sincérité de nos sentiments quant à l'engagement souscrit, volontairement ou pas.

Troisième personnage, le "Colonel". Je ne me souviens pas de son véritable nom, car dès le premier jour nous l'avions ainsi surnommé. C'était peut-être à cause de sa haute stature, il mesurait plus de 1,80 m, d'une apparence aristocratique, élégant, il était une de ces rares personnes, qui n'avait réussi à trouver un uniforme complet, l'uniforme des chasseur Alpius bleu marine, avec le très large béret basque agrémenté d'une trompette couleur jaune or brodé au milieu de l'arrondi du béret. C'était une personne captivante, extrêmement sympathique, beau parleur sans prétention.

Outre ces quelques personnes il y avait naturellement nos deux voisins immédiats, Mandell et Muller. Nous passions le plus clair de nos soirées à bavarder , à discuter, critiquant la France, le monde, la guerre. Parfois, nous nous égarions dans la littérature, la poésie et quand nous étions bien fatigués de discuter on entamait une partie de bridge. Les semaines passaient et aucune évolution avec les conflits allemands, la situation restait stagnante. En somme c'était, comme on n'a si bien su la surnommer, la drôle de guerre. Les Allemands, après l'occupation et le partage de la Pologne avec les Russes se tenaient cois, ils étaient occupés à annihiler et surtout tuer moralement et physiquement les Polonais. Ils en profitaient en même temps pour exterminer le plus de Juifs possible, enfin ils continuaient leur sale besogne.

Un calme plat régnait dans notre campement, et l'on commençait à se demander pourquoi on s'était engagé. Ceux qui n'avaient pas beaucoup de patience, surtout parmi ceux qui s'étaient engagés à cause des voisins, du qu'en dira-t-on, cherchaient un moyen de se faire réformer, et de rentrer le plus vite possible auprès de leur famille, surtout les hommes mariés tels nos amis Muller et Mandell.

L'état de guerre dans lequel la France se trouvait face à l'Allemagne nazie influençait beaucoup l'obtention du visa de mes parents pour les États-Unis. Néanmoins mon frère Bandi qui était en instance de naturalisation, faisait l'impossible pour accélérer le processus et envoyait tous les papiers nécessaires pour le visa. L'ambassade américaine se montrait aussi plus compréhensive envers les immigrants éventuels. Ainsi le départ prévisible de mes parent n'était qu'une question de semaines. Ils auraient donc souhaité, que le mariage de ma sœur Irma se fasse, s'il devait se faire, avant leur départ. Les jeunes, naturellement étaient entièrement d'accord d'autant que la guerre piétinait et promettait d'être fort longue et que surtout c'était un bonne occasion d'obtenir une permission de huit à dix jours. La demande fut fait aussitôt, et dès l'autorisation obtenue, mon futur beau-frère partit convoler en juste noce avec ma sœur Emma. Les dix jours passèrent pour les jeunes mariés, à une vitesse effroyable, à peine partit le voilà déjà revenu en tant que mon beau-frère attitré. Forcément, il ne réintégrait pas de gaieté de cœur sa compagnie, et, dans son fond intérieur il se posait de plus en plus de questions sur les raisons de sa présence dans l'armée, lui qui se considérait comme l'être le plus pacifique du monde. Depuis qu'il était mon légitime beau-frère, il devenait aussi plus ouvert. À l'occasion d'une de nos conversations tout à fait intime et sincère, il me confia son désir de se faire réformer. Il avait déjà sa petite idée sur la question. Sachant qu'il avait une petite tache sur un poumon (séquelle d'une ancienne bronchite, contracté dans l'armée hongroise), souffrant de temps en temps d'un léger asthme, il mit son affaire en branle, peu après son retour. Il avait commencé en fréquentant de plus en plus souvent l'infirmerie, se plaignant du climat, du vent, toussant plus souvent qu'à son tour. Bien sur il fallait de la patience, beaucoup de temps, mais, une fois le processus déclenché il devait aboutir, et, finalement la réussite arrivait vers la fin du mois de février. L'hiver avait été un bon allié.

Et la drôle de guerre continuait, et avec elle notre vie monotone de Bacarès. Vers la fin de novembre, un geste sérieux du Parti Communiste. Un "Peleton" (école de sous-officier) a été ouvert et pouvaient le suivre tous ceux qui désiraient, il suffisait de s'inscrire. Après un bref entretien avec mon lieutenant, je l'ai convaincu que je n'étais pas de ceux qui pourraient faire un gradé dans la Légion, ayant déjà été réformé dans l'armée hongroise. Il m'a très bien compris et n'a pas insisté. Je croyais que je serais ainsi, démis de mes fonctions de caporal, au contraire, le lendemain matin au rapport, j'apprenais à ma ???? surprise, que j'étais nommé fonctionnaire sergent, chef de groupe. Cet avancement inopiné m'avait beaucoup contrarié, mais toutes mes protestations auprès de mon lieutenant, tous mes arguments furent vains et demeurèrent sans effet.

Les exercices devenaient plus sérieux, j'étais donc plus occupé car j'avais une certaine responsabilité au point de vue de l'instruction. Nous avions reçu des armes et le gros de notre travail consistait dans la manipulation des fusils, mais sans tirer une seule cartouche. Bien plus tard, vers février-mars, nous avons eu droit au tir au fusil, ainsi qu'à la mitrailleuse. En attendant on ne faisait que marcher et s'exercer dans le maniement des armes, comme pour la parade. La théorie était absolument exclue, à cause de l'ignorance de la langue française (75% de l'effectif!) de la part des futurs défenseurs de la France Éternelle. Mon groupe, par exemple, se composait de deux hongrois (Falus et Mandell), quant à Muller il était déjà pratiquement réformé, neuf jeunes espagnoles et un portugais. Bien sûr aucun des espagnoles ne parlait un traite mot de français, il n'étais donc pas étonnant que je me sentais découragé, et ne trouvais rien d'excitant à mon travail, hurler des heures durant des termes de commandements, les répéter, recommencer...Mais le service, même dans l'armée française, c'était le service, il me fallait obéir, et j'obéissais. Jusqu'au jour où j'en ai eu vraiment assez, alors, sur les conseils de mon ami Tibi, je me suis présenté à l'infirmerie. Tibi lui, depuis un certain temps fréquentait assidûment l'infirmerie, se plaignait de ses pieds, de son estomac, enfin de tout son métabolisme, en espérant une réforme, qui devenait une véritable obsession parmi les Hongrois et les Juifs polonais. Je me suis plaint des pieds plats, c'était très classique en ce temps-ci, mais garant de succès. Malheureusement mes pieds n'étaient pas assez plats et, à cette première visite j'ai essuyé un refus des plus catégoriques; non sans avoir été copieusement engueulé par un de ces semi-médecins de la Légion. Après ce premier échec, je me suis résigné, peut-être ne tenais-je pas vraiment à être réformé. Quelque chose en moi me poussait vers l'aventure et il y avait mon ami Falus qui n'était ni pour, ni contre. En dehors de son but personnel il ne voyait rien, il ne voulait rien voir. Je ne voulais pas utiliser les grands moyens, pas encore, j'attendais de mieux comprendre moi-même et de savoir enfin ce que je souhaitais vraiment. Aussi, je continuais à gueuler et à jouer au petit soldat, en pleine harmonie avec mon lieutenant et avec moi-même. On était déjà à la fin du moi de décembre, les fêtes de Noël approchaient. Plusieurs de nos camarades comme, Muller, Tihanji et quelques Polonais avaient été libérés de tout engagement et avaient rejoint définitivement leurs foyers et nous autres nous nous préparions à fêter la Noël et le jour de l'An dans la grande indifférence de cette drôle de guerre. On commençait, en même temps, à parler sérieusement d'une permission de huit jours qui revenait de bon droit à tous les soldats, après une présence de trois mois au corps. La permission était octroyée compte tenu de l'âge et de la situation de famille, donc nous les relativement jeunes ne pouvions avoir l'espoir que pour les mois de février- mars. Le départ de mes parents pour les États-Unis devenait de plus en plus proche et je tenais à tout prix à les revoir avant la grande séparation. J'ai donc essayé de profiter de mon "rang", si minable fut-il, en racontant mon histoire à mon lieutenant qui m'a promis d'intercéder en ma faveur. Il a bien tenu parole et j'ai été désigné pour partir avec le premier contingent le 23 janvier.

En temps de guerre, c'est une coutume chez les soldat d'avoir une marraine. Il s'agit, d'une jeune fille ou jeune femme bien intentionnée, qui correspondait avec le soldat, lui envoyait des mots d'encouragement, parfois des colis, avec des douceurs, des vêtements chauds, chaussettes de laine. Ne voulant pas manquer à cette gentille et charmante coutume, j'ai cherché parmi mes rares connaissances et mon choix s'est porté sur une jeune fille, pas très séduisante, mais gentille dont j'avais fait connaissance il y a bien longtemps, à l'époque où, dans mon grand désarroi, je cherchais mon chemin dans un Paris inconnu. Elle habitait dans une mansarde au septième étage dans la rue Notre Dame de Nazareth, avec trois autres jeunes filles. Nous nous étions rencontrés dans une guingette. À vrai dire, je n'avais pas été très impressionné ni par sa beauté, ni par son intelligence; c'était une jeune fille simple, gentille, endoctrinée à outrance par des idées de gauche. Il ne faut pas oublier que cela se passait au moment de la guerre d'Espagne. Elle avait été très conditionnée et tellement impliquée dans diverses activités d'aide aux combattants, qu'elle était axée sur tout ce qui touchait l'entraide et le dévouement. Je l'avais complètement perdue de vue jusqu'en septembre 1939; je cherchais, un jour une des autres jeunes filles et c'est elle, Julie, que j'ai trouvé. Nous avons bavardé, et je lui ai raconté les diverses péripéties de mon existence, mon séjour en Hongrie, l'armée hongroise, la prison, enfin tout et tout, et à sa demande, j'ai promis de lui écrire dès mon arrivée à mon affectation. Ce qui fut fait, et nous avons correspondu assez assidûment. Quand je lui ai demandé de devenir ma marraine, il m'a semblé qu'elle n'attendait que ça, et apprenant ma prochaine venue en permission, elle s'est empressé de répondre en me promettant une très agréable permission en sa compagnie.

À mon immense joie, le 28 janvier 1940, j'ai pris le train des permissionnaires pour Paris et, le lendemain matin vers les dix heures nous arrivions à Massy Palaiseau. De là j'ai pris le métro de la ligne de Suaux et vers midi je faisais mon entrée triomphale au 43 rue de la Roquette. En vue de cette occasion, j'avais emprunté, à droite et à gauche, chez mes camarades de régiments divers effets militaires, chez l'un une paire de bandes molletières décentes, chez l'autre un ceinturon convenable...En somme j'étais habillé presque correctement, enfin j'avais l'apparence d'un soldat dans ma capote bleu ciel des anciens zouaves, sur laquelle, pour couronner le tout, croisaient deux larges musettes contenant tous mes effets personnels et militaires. En passant devant la conciergerie, j'ai eu droit à tous les égards dus à ma position de militaire. Malgré mon état d'étranger, tout à coup j'étais devenu l'un des leurs et assez méritant pour servir et au besoin mourir à la place de leurs fils, pour la France. Au même titre que Monsieur et Madame Petit, l'épicier et sa femme, dont le fils unique Louis était aussi quelque part en France et devait, quelques mois plus tard, se faire tuer pour la France éternelle.

J'avais l'impression que tous les locataires (il y en avait bien une bonne douzaine) assistaient à mon entrée triomphale, à travers leurs fenêtres bien closes, à cause de l'hiver rigoureux. Toute ma famille, et moi-même resplendissions de joie, mais bien mêlé de peine. Bien sur j'étais parmi les miens, même si ce n'était que pour quelques jours, et cela en pleine période de guerre, mais mes parents se préparaient à prendre le bateau fin février. L'atmosphère était donc un étrange mélange de gaieté et de tristesse. Huit jours pour une permission, c'est bien peu, et effectivement ils passèrent bien vite. Je passais mes après-midi en compagnie de Julie. Nous sortions guère , la plupart du temps, nous restions couchés à bavarder, à faire l'amour, sachant bien qu'il était fort peu probable qu'une telle occasion se représente dans un proche avenir. Le samedi matin, à la demande de mon père, j'ai été l'accompagner, à la petite synagogue de la rue Basfroi, où j'ai été appelé à la Thora, à la grande satisfaction de mon père, qui tenait absolument à me faire accomplir ce "mitzva", d'autant que j'étais à la veille de partir au front. Mon père était un de ces juif très orthodoxe, sans aucune éducation religieuse, mais par tradition, il tâchait selon sa conscience, d'observer rigoureusement toutes les lois et coutumes connues de lui, mais également celles de son entourage. En conséquence, il était très connu et estimé dans cette petite communauté, concentrée autour de cette synagogue qu'il fréquentait quotidiennement matin et soir. Les huit jours passèrent à une vitesse effroyable, et, me voilà de nouveau avec mes deux musettes encore plus bourrées qu'au départ, prêt à repartir. Les adieux furent déchirants, surtout avec ma mère et je n'ai pas voulu qu'elle m'accompagne plus loin que la porte de la maison. Quant à mon père, j'ai accepté qu'il m'accompagne jusqu'au métro, et arrivés à la Bastille (je le vois avec ses yeux rougis de larmes) nous nous sommes faits nos adieux. Ce fut la dernière fois de mon existence que je vis mon père. Avec Emma, nous avons pris la ligne de Sceaux jusqu'au Massy-Palaiseau d'où mon train devait me ramener jusqu'à Rivesaltes et, de là, un car jusqu'au camp.

J'arrivai le trois février, sitôt à Rivesaltes je rencontrai quelques copains de mon régiment qui m'apprirent la nouvelle, j'avais été transféré au Premier Régiment, qui devait prendre le nom de 21e R.M.V.E.. J'ai été très surpris et en même temps très désappointé par cette mutation. J'avais déjà mes habitudes, mes copains, mon lieutenant, mais un ordre est un ordre, j'avais rien à dire, il fallait m'exécuter, ce que j'ai fait sans broncher. Dans le 21e nous avons retrouvé pratiquement les mêmes baraquements que dans le 2e, sauf que les puces étaient là, encore plus grosses, plus affamées et les copains encore plus désabusés. Heureusement, mon ami Falus était, lui aussi parmi les personnes mutées, et nous avons pu rester ensemble. Privé automatiquement de mon grade, je suis redevenu simple soldat donc assujetti aux corvées. Mais cette nouvelle affectation n'était pas de longue durée, à peine quatre semaines à suivre une formation ultra accélérée, et le cinq mars, au rapport, j'entends appeler mon numéro de matricule le 3587. Je devais me présenter avec dix-neuf autres soldats au P.C. avec toutes mes affaires pour un transfert à la Vallebonne. C'était un détachement destiné, à compléter le 12e Régiment qui montait la semaine suivante au front. Bien sur, nous ne savions rien, ni où nous allions, ni pourquoi, je l'ai seulement su dix jours plus tard à la Vallebonne.

L'ordre de départ est venu si rapidement, si rapidement que je n'ai même pas eu le temps de prendre congé des camarades de mon ancien régiment, mon ami Falus était justement en permission à Paris. J'ai juste vu Tibi Roth qui, toujours traînant entre les diverses unités du camp et visiteur assidu de l'infirmerie, m'apercevant dans le groupe de départ et apprenant ma nouvelle affectation, courut à toute allure dans son baraquement me rapporter une bouteille de cognac qu'il gardait religieusement pour ses besoins personnels. On s'est fait nos adieux avec une certaine émotion, et à juste titre nous nous sommes revus que cinq ans plus tard le jour de mon mariage civil, après bien péripéties d'un côté comme de l'autre. Le jour même vers cinq heures de l'après-midi, le détachement, conduit par un caporal-chef (un véritable légionnaire celui-là) se mettait en route vers la Vallebonne via Rivesalte. Ce trajet qui, après une réflexion de notre chef de détachement, ne demandait que vingt-huit heures de voyage, nous avons mis cinq jours à le faire et, par cinq fois, nous avons interrompu notre voyage, nous arrêtant la journée complète, nous alimentant et couchant dans la caserne de la ville dans laquelle nous stationnions. Ainsi, par exemple, à Carcassonne, nous sommes restés trente-six heures et avons eu ainsi le loisir de visiter la ville de fond en comble.

Finalement à la fin de la cinquième journée, nous sommes arrivés en bon ordre à La Vallebonne. Comme il était déjà tard dans la soirée, on nous a directement dirigés vers les chambres, où nous avons passé la nuit, sans manger et sans couverture. Quelque chose nous paraissait bizarre dans la façon dont nous étions reçus, mais il était tard, il faisait nuit et fatigués de ces cinq jours à traînasser, nous nous sommes endormis du sommeil du juste. Le lendemain matin, de bonne heure, on nous ordonne de nous présenter devant le colonel, qui nous tient un langage plutôt désagréable, plein de jurons et de menaces. Nous avons ainsi appris que notre régiment était parti la veille, nous l'avions donc raté...mais nous avons reçu la promesse non équivoque, que nous serions parmi les premiers à partir, et dans un très bref délai, en première ligne. La réception était rien de moins que fraîche, l'esprit chauffé à blanc, nous nous trouvions d'un seul coup, dans la situation la plus cruciale de notre existence. De notre chef de détachement, pas un mot, je n'ai jamais pu savoir ce qu'il était devenu, en tous cas c'est grâce à lui, qu'encore une fois dans ma vie, j'ai réussi à me sortir d'une autre toile d'araignée que la destinée essayait de tisser autour de moi. Dans ce cas présent, parmi cinq milles hommes de troupe qui composaient les trois Régiments sur place à Bacarès, j'avais été choisi avec 19 autres copains.

La Vallebonne était un dépôt de la Légion Étrangère, à quelques kilomètres de Lyon. Après les engueulades du colonel et toutes ses menaces, nous avons été affectés à Beligneux, 33e compagnie de la Légion Étrangère, mais sans appartenance à aucun régiment quelconque. Comme dans un dépôt, nous servions de bouche-trous aux régiments dont l'effectif était incomplet pour cause de maladies, de permission, ou autres. La vie était ici totalement différente de celle que nous menions à Bacarès. En quoi la vie à la Légion en consistait-elle? Discipline rigoureuse, exercices pénibles et quotidiens. Enfin de compte, j'ai compris qu'il me fallait agir, et le plus vite possible pour essayer de m'en sortir, quitte à employer les grands moyens. En fait, je me trouvais bien seul à Béligneux. Parmi mes dix-neuf camarades d'infortune, dix-sept étaient Espagnols et parlaient en petit chinois. Deux seulement parlaient le français, l'un Maurice, était un gars bien gentil, vingt-huit ans, marié, père d'un petit garçon. D'origine russe, il était arrivé en France à l'âge de cinq ans. C'était un bon copain, assez bavard, représentant de son métier il avait acquis un bon bagout. Je me souviens, il avait toujours sur lui une montre de poche qu'il gardait précieusement, elle ne marchait pas et, selon lui elle s'était arrêtée au moment précis de la mort de son père. Curieux personnage, très sympathique, et je garde toujours un agréable souvenir des péripéties de nos aventures communes dans cette région en France. Le second également d'origine juive et russe, était à peu près de mon âge, peut-être de quelques mois mon cadet, mince, dégingandé, toujours souriant, blagueur, il prenait toute cette affaire comme une aventure bien réussie et qui promettait encore d'avantage. Content de vivre la vie des vrais légionnaires il s'était vite adapté et je suis sur, s'il est resté en vie, qu'il a du devenir un grand aventurier.

Malgré ces deux bons copains Maurice et Léon, je me sentais très seul et je n'osais pas leur confier mon désir de tout quitter. J'ai commencé donc à envisager et préparer un plan pour me faire disqualifier de cette aventure, en étudiant bien tous les aléas possibles. Naturellement les grands moyens signifiaient l'usage de la quinine, produit qui avait largement fait ses preuves en son temps. Bien sûr, lors de ma permission nous avions beaucoup parlé avec ma famille d'un éventuel essai pour me faire réformer, (avec la même méthode , qui m'avait si bien réussi l'année précédente en Hongrie) manœuvre dont s'occupait activement et en ce moment même mon beau-frère Schullinger à Bacarès, et sur les conseils des miens, je m'étais muni d'une petite quantité de quinine au cas où... En quelques jours, mon plan était arrêté, bien établi en détail. La troisième semaine de notre arrivée à Béligneux, je me suis présenté (boitillant quelque peu) à l'infirmerie, me plaignant toujours de mes pieds plats. Le médecin consultant, jeune volontaire comme moi, un peu rouquin, avec un accent juif polonais très prononcé, en se baissant pour palper mes plantes de pieds, s'arrête subitement au niveau de mon cœur (qui devait battre à 100-120 à la minute), penche sa tête pour écouter, contrôle ensuite avec son stéthoscope puis d'un air très grave, oubliant tout à fait l'objet de ma visite, me retient à l'infirmerie pour me faire examiner par le médecin-chef du Dépôt, un capitaine-médecin, vrai Légionnaire, mais toujours réserviste. Après un examen plutôt sommaire (il préférait écouter et croire un jugement de son jeune collègue, emballé par sa découverte) il décide de m'envoyer à l'hôpital en observation, pour rechercher la cause de mes troubles cardiaques."Alea jacta est", le sort en est jeté. Quelques jours plus tard, avec quelques autres soldats, sous bonne escorte, on nous conduisit à l'hôpital complémentaire des Missions Africaines, Centre de Cardiologie de la 16e Région, 150 Cours Gansletta à Lyon. Vieil hôpital militaire, peu confortable, tenu par des bonnes sœurs âgées, gentilles, qui prenaient soin de nos corps, mais surtout de nos âmes. Le premier jour, la première question: est-ce que j'allais bien tous les jours à la messe? À ma réponse négative et, faisant savoir que j'étais de religion juive, je gagnais quand même leur sympathie en les assurant que j'étais croyant. Elles furent satisfaites et me laissèrent tranquille. Dans ma chambre, il y avait avec moi un jeune paysan qui m'a avoué avec une candeur innocente qu'il essayait de se faire réformer, car il en avait tout simplement marre de perdre son temps, la terre avait besoin de lui, et lui avait besoin de sa femme. Effectivement il finit par réussir, et la semaine suivante il était réformé No 1, c'est-à-dire avec pension. J'avais passé la première semaine dans une profonde inquiétude, je peux même dire anxiété. N'ayant pas assez de quinine, il fallait agir avec prudence. En fin de semaine, j'avais bien le droit de sortir quelques heures en ville, mais, craignant des regards indiscrets, je n'osais pas me risquer dans une pharmacie. Donc chaque fois que j'escomptais une visite, j'avalais un demi cachet, par souci d'économie, et il était en même temps plausible, que, grâce à mon repos, mes battements de cœur soient un peu plus normaux. L'observation commençai. Le deuxième jour, j'ai eu la visite d'un jeune médecin en service actif, son rôle consistait à établir mon dossier, en commençant à ma prime jeunesse, en passant par mes études (je n'ai pas oublié de mentionner mon séjour en Italie, j'en ai même ajouté, en prétendant avoir fait deux années de médecine, ce qui parut l'impressionner favorablement), mon exemption de service militaire hongroise, mon passage à Bacarès, le départ de mes parents vers les États-Unis par le dernier bateau. Lui écrivait, faisait des commentaires, enfin nous avons passé pratiquement la matinée ensemble et moi je lui détaillais ma biographie en forçant sur les détails que je pensais utiles à ma cause.

Ma première impression, après cette visite fut que ce serait une affaire de longue haleine, mais qu'elle pouvait être gagnée avec de la patience, de la diplomatie, mais surtout avec beaucoup de chance mélangée de quinine. Quelques jours passèrent, sans autre visite, mais je prenais toujours rien qu'un quart de la ration de quinine, pour ne pas tomber dans un piège quelconque. Pendant ces longues journées, je n'arrêtais pas de lire roman après roman. L'hôpital possédait une bibliothèque très riche, mais peu variée, les trois quarts des livres étaient de tendance religieuse ou carrément saints. Heureusement le dernier quart se composait de livres classiques qui me donnèrent entière satisfaction. La lecture m'a beaucoup apporté, à tel point qu'en sortant trois semaines plus tard de l'hôpital, mon français qui était bien faiblard s'est trouvé renforcé, bien amélioré, mais mon accent restait immuable. La deuxième semaine j'ai eu droit à la visite du médecin-chef en personne, un colonel d'un âge avancé, un vrai de vrai, un gentleman comme on n'en trouve pas tous les jours, surtout dans une armée quelconque. Après étude de mon dossier si bien établi par le jeune sous-lieutenant, et m'avoir examiné dans toutes les positions, debout, couché, me faisant faire certains mouvements, et malgré que la radio n'avait rien montré, ni déformation, ni altération, il optait pour une exemption de service actif en raison, comme il l'avait fait remarquer, qu'avec un cœur pareil on ne peut pas faire un légionnaire accompli. Il faudrait, disait-il encore m'envoyer auprès de mes parents aux États-Unis. Moi, de mon côté, jouant le jeu, je le suppliais de me garder au moins aux Services Auxiliaires, mettant en avant que je m'étais engagé volontairement pour servir la France. D'un air bien paternel, il posa alors ses deux mains sur mes épaules et avec un sincère regret dans le regard et dans la voix, me confia doucement qu'il n'existait pas de Services Auxiliaires dans la Légion, ce que je savais fort bien d'ailleurs.

La dernière scène était jouée, j'attendais maintenant avec plus de calme, mais surtout moins de patience, que mon nom paraisse au tableau noir accroché à côté du bureau du médecin -chef. Sur ce tableau étaient inscrits régulièrement le nom de ceux proposés à la réforme et devaient passer devant la Commission de Réforme. Passage purement symbolique, mais comme dans l'armée tout est imprévisible, le mieux était de se méfier. Entre temps, par ma sœur, j'ai eu la bonne nouvelle, que mon beau-frère Schullinger, lui aussi, réussi dans son entreprise et depuis déjà deux semaines, il était revenu à la maison, comme ancien soldat réformé No 2 (sans pension, mais libre de toute obligation). Bien que l'attente était bien ennuyeuse et me rendait très impatient, la troisième et dernière semaine passait dans une certaine allégresse, j'étais content de moi d'avoir réussi, une deuxième dans l'espace de quatorze mois dans deux biens différentes armées. J'ai fait quelques sorties dans cette belle ville de Lyon, chef-lieu du département du Rhône, qui me rappelait étrangement Budapest, le Rhône, comme le Danube, divisait la grande ville en deux, lui donnant un cachet un peu médiéval. J'ai vu quelques beaux films, entre autres "La Tempête", avec Eric Von Stroheim, que je n'oublierai jamais, il est devenu une appendice à ma vie militaire en France, spécifique à la Légion Étrangère. Finalement, le vingt avril au matin. Deux jours de grande excitation, insomnie et ce qui va avec. Le vingt-deux au matin, je me présente, mais au lieu de la Commission, je me trouve devant le secrétaire de cette Commission, ou plutôt du médecin-chef, qui me remet une "feuille de déplacement" et, 47 frs et m'invite à quitter l'hôpital. Cette "feuille de déplacement" tenait lieu temporairement de Livret Militaire et certifiait que Mr Czitrom Sandor-Alexandre, Légion Étrangère 33e compagnie La Vallebonne, grade 2e classe R.D.2 par C.R. Lyon du 22 avril 1940. Dirigé sur son domicile à Paris 43 Rue de la Roquette. Départ de Lyon le 22 avril 1940 pour Paris. Signé Le Capitaine d'Administration Gestionnaire de l'h.C. des Missions Africaines. Vu le médecin-chef etc...

Vers les onze heures du matin, avec 47 francs j'ai pris le premier train pour Paris, où je suis arrivé vers huit heures du soir. Par coïncidence c'était le soir du premier Seder de Pâques, et je n'ai trouvé personne à la maison. Comme je n'avais pas de clef, tranquillement je me suis assis sur les marches de l'escalier en attendant l'arrivée de ma sœur et de mon beau-frère. Ils arrivèrent vers dix heures trente, ils avaient fêté le Seder chez les Stern. Il savaient bien que j'arriverais un de ces jours prochains, mais leur surprise a été totale en me voyant. Nous avons bavardé longuement cette nuit de Pâques, j'ai raconté fidèlement en détail toute mon histoire du commencement jusqu'à la fin et c'est finalement vers cinq heures du matin que nous nous sommes assoupis avec une certaine paix et satisfaction dans nos âmes. Mais par contre, nous n'étions plus des héros, ni mon beau-frère, ni moi-même, surtout aux yeux de notre concierge qui, tout en feignant de croire à notre mésaventure et à notre sournoise maladie, commençait à nous regarder avec des yeux plutôt hostiles, nous traitant, blague dans le coin, de tires-aux-flancs. Aussi s'achevait mon service dans la Légion et, en renvoyant mes effets militaires au Dépôt, je me suis juré de jamais plus porter d'uniforme, deux armées c'était déjà largement suffisant.

De retour à la vie civile, j'ai pris quelques jours de repos bien mérité. J'avais bien voulu trouver quelque chose à faire, travailler, car, comme toujours, j'étais fauché et j'avais tout de même un certain nombre de besoins primordiaux; cigarettes, déplacements et autres. Ma sœur et mon beau-frère travaillaient tous deux dans la couture et forcément j'étais nourri, blanchi et logé, mais mon amour propre se sentait blessé de ne pouvoir participer. J'ai donc commencé à reprendre contact avec le peu d'amis que je possédais. Ainsi je suis allé trouver un de mes anciens camarades de classe, de Helreceu, Fegyveres, qui était étudiant et avait été assez sage pour ne pas se porter volontaire. Par lui j'ai fait connaissance de toute une bande d'étudiants hongrois qui vivotaient, plutôt mal que bien dans des hôtels minables du quartier latin. La plupart d'entre eux n'étudiaient guère et vivaient de l'aide des bureaux de bienfaisance, enfin, avec moi il y en avait un de plus. Parmi tous ces jeunes gens, par ailleurs très intéressants, je me suis fait un ami, qui est devenu un très grand ami, malgré que nous n'ayons pu jouir de notre amitié que durant quelques mois seulement. Son nom November Laci, d'un ou deux ans mon cadet il était de Budapest. Il avait été, lui aussi, à Bacarès, où je n'ai pas eu la chance de le connaître, et réformé au bout de trois mois. Par rapport aux autres il était quelque peu privilégié. Il était fils naturel d'un riche propriétaire d'une usine à papier à Budapest, il avait été reconnu par son père qui lui versait une pension conséquente, et très régulièrement, donc lui vivait assez décemment. Il habitait une chambre très convenable dans un hôtel d'étudiant, rue des Écoles, d'ailleurs, cette chambre servait de quartier général à tout ce beau monde. Nous avons sympathisé au premier regard, moi avec ma nature poétique, lui grand rêveur et musicien, nous nous sommes immédiatement compris, et en quelques jours, j'étais devenu l'ami No 1.

Et la drôle de guerre continuait, sans qu'on la remarque vraiment ou qu'on la sente. Paris restait Paris, sauf qu'on voyait beaucoup de gens habillés en soldat et traînasser sur les boulevards sans aucun souci ou inquiétude pour le futur. On croyait que la guerre c'était cela et que la paix reviendrait comme elle était parti (sans faire de bruit). Malheureusement cela n'a pas été le cas. Je n'étais de retour que depuis trois semaines, quand nous avons appris un beau matin de mai, que les Allemands avaient violé la neutralité de la Hollande et de la Belgique, en les attaquant à l'improviste et, en quelques semaines, les avaient battus et avaient occupé leurs territoires et contournant la fameuse ligne Maginot franchissaient les frontières de France. L'armée française dans une débandade indescriptible reculait continuellement sous la pression des Panzers allemands. Du nord de la France, de l'est, puis progressivement de toutes les régions au nord de la Loire, les réfugiés se pressaient vers le Sud et le fameux Exode des Français faisait voir son image tragique et lamentable. C'est parfois une grande chance, de ne pas posséder d'argent, d'économie, et c'est effectivement le manque de moyens qui nous a retenu à Paris ma sœur, mon beau-frère et moi-même, et c'est involontairement que nous nous sommes épargnés, toutes les mésaventures subies par tous ceux qui se sont sauvés sans prendre même le temps de réfléchir. Cela fut le cas de certain de mes amis comme Fegyveres, qui après cinq semaines de tribulations, couchant le plus souvent à la belle étoile, se nourrissant de-ci de-là, n'arriva guère qu'à cinquante kilomètres de Paris. Mais les Allemands avaient plus rapides, et, dans un mouvement circulaire, encerclèrent toute la région. Ils obligèrent tous ces réfugiés à revenir sur leur pas. Ainsi, après environ cinq semaines de misères, de privations, sans hygiène, démunis de tout, sans eau, sans nourriture, ils se retrouvèrent à leur point de départ. Entre temps, les Italiens s'étaient mis de la partie en bombardant et mitraillant de leurs avions, tout ce qu'ils voyaient bouger. Sur les routes ce n'étaient que des voitures retournées, ou simplement en panne, abandonnées, la plupart du temps par manque d'essence, de pauvres enfants sales et affamés à la recherche de leurs parents, soldats en débandade, les vêtements en lambeaux, barbus, sales, selon les témoins c'était une vision apocalyptique. Au fur et à mesure que les jours passaient, les Allemands s'approchaient de plus en plus de Paris à moitié vide. Le gouvernement avait fichu le camp dès la première semaine de juin, les boutiques fermaient leurs portes. On commençait à manquer de produits de première nécessité. La queue pour le pain atteignait plusieurs dizaines de mètres, enfin il était très difficile de vivre. Je me souviens d'une petite aventure, que j'ai eu, en plein chaos, avec Eva Tihanyi, la femme d'un de mes amis, deux jours avant que les allemands occupent Paris. Le soir j'avais partagé leur dîner, dans leur chambre d'hôtel minable, non loin des Halles, dans la rue Rambuteau, et lui, se préparait à partir travailler à Bobigny chez un boulanger. On entendait très nettement gronder les canons, les Allemands n'étaient pas à plus d'une vingtaine de kilomètres de Paris. Le métro, bien que plus rare, fonctionnait assez régulièrement. A leur demande je les ai accompagné tous deux dans le métro, pour que lui ne se rende pas seul à Bobigny et qu'au retour sa femme ne soit pas seule non plus. En revenant dans le métro, j'ai vu et j'ai compris (pour cette fois j'ai été tout à fait perspicace) ce qu'elle me voulait. Prétextant qu'elle avait peur de remonter seule l'escalier de son immeuble, elle m'a demandé de l'accompagner, ce que j'ai fait avec empressement, au mépris de l'amitié que je portais à mon ami et ancien camarade de régiment, mais soyons juste, l'instigatrice c'était bien elle. Après quelques heures passé dans de folles caresses. Nous nous sommes quittés, car il ne fallait pas rater le dernier métro. Et la bizarrerie de la situation, en sortant de chez eux pour prendre le métro, qui vois-je apparaître descendant précisément de ce métro? Mon ami qui, heureusement ne m'avait pas aperçu. J'ai su le lendemain, que son patron voulant, lui-aussi, quitter Bobigny devant la menace allemande, lui avait conseillé de rentrer chez lui. Grâce au mauvais fonctionnement du métro, il lui avait fallu plus de deux heures pour être de retour chez lui. Encore une fois, quelle chance!

Le 14 juin 1940 les Allemands entraient triomphalement dans Paris; tout astiqués, tout beaux, ils défilèrent tout le long des Champs Elysées sous le regard, les pleurs de nombreuses personnes, entre autres, mon beau-frère Schulliger et moi-même, avons bien pleuré avec les Français. Ainsi commençait l'occupation de Paris qui dura exactement cinquante mois et onze jours, suivie de l'occupation des deux tiers de la France, laissant un tiers soi-disant territoire inoccupé, mais surveillé étroitement par les Allemands. L'occupation a été immédiatement suivie d'un armistice demandé et obtenu par le vieux héros de la guerre, le Maréchal Pétain, à moitié sénile, mais puissant encore, d'une réputation suffisamment grande pour défendre la cause perdue de la France. Je n'ai aucunement la prétention de vouloir seulement même m'essayer dans la description de la France occupée, je vais simplement de temps à autre, tacher de situer les événements dans le contexte me concernant.

Après deux jours de pagaille, arrêt de transport, magasins fermés. Petit à petit Paris recommençait à respirer. L'occupation paraissait très correcte, aussi bien de la part des officiers, que celle des hommes de troupe. Tous très disciplinés, la tenue impeccable, on aurait pu leur donner le Bon Dieu sans confession. Les boutiques s'ouvraient les unes après les autres, les gens revenaient de l'exode, et, en l'espace de trois semaines, Paris de nouveau revenait Paris. Mais, en même temps, et au fur et à mesure que les magasins ouvraient, leurs stocks disparaissaient entre les mains des soldats allemands qui, avec leur argent sur évalué vidaient littéralement même les arrières boutiques, après avoir déjà ruiné ainsi la Hollande et la Belgique. Au bout de quelques semaines, on ne trouvait plus une paire de chaussures, ni de bas de soie à Paris.

Les copains du Quartier Latin commençaient à commercer avec les Allemands, surtout avec ceux qui se tenaient dans les cantonnements autour des portes de Paris. Ils leur vendaient n'importe quel souvenir, l'important étant que le terme "Paris" soit inscrit sur l'objet. Je ne me souviens plus qui avait eu l'idée de fabriquer des mouchoirs en soie artificielle avec, dans un coin, une tour Eiffel dessinée avec l'inscription "Paris-1940". Comme j'étais assez adroit de mes mains, et mon écriture, ou plutôt le dessin des caractères "Paris-1940", bien réussi, je suis resté dans la fabrication, tandis que les autres s'occupaient de la vente. Comme ils faisaient état de leur nationalité hongroise, cela contribuait largement au succès de leur négoce. Notre petit commerce prospérait. Par la suite, j'étais même devenu une espèce de grossiste à mon compte et j'ai enfin réussi à amasser quelques milliers de francs. À ma mesure, j'étais devenu riche, à tel point que, par l'intermédiaire de mon beau-frère, je me suis procuré au marché noir, trois mètres d'un beau tissu de couleur gris-vert, pour un complet dont j'avais plus que besoin, et qui, quelques mois plus tard, me servira de gage pour me tirer d'une mauvaise situation où ma bien curieuse destinée allait me placer.

Avec l'été, notre petit commerce s'achevait également. L'occupation gardait toujours sa forme très correcte, mais ferme. De nouveaux journaux paraissaient avec une tendance nazie, anti-juive, anti-anglaise. À la radio, un certain Philippe Henriot gueulait journellement de la propagande anti-juive et pendant ce temps les Allemands commençaient doucement, sans aucun bruit leur oeuvre destructrice de tout ce qui n'était pas strictement de l'intérêt du troisième Reich. Ainsi, au début du mois d'août , du jour au lendemain, en les convoquant, ils réunirent et internèrent 90% des juifs polonais. Et nous, nous n'avions d'autre but que notre survie. Les relations avec la Hongrie étaient pratiquement nulles depuis plusieurs mois, et même mon ami November avait des soucis d'argent. Nous étions à peu près une dizaine, qui dépendions plus ou moins de ses revenus car c'est lui qui finançait toutes nos entreprises. Avec une ingéniosité incomparable il réussit tout de même à dénicher une relation par l'intermédiaire de laquelle nous avons, moi y compris, réussi à obtenir quelques milliers de francs. Pour ma part, j'ai reçu l'aide d'un de mes cousins germains Stern Sourdor, de Nyiradoury, qui généreusement a bien voulu m'aider via la personne contractée par November. Nous avons pu commencer à respirer un peu et avons cherché la façon de faire fructifier notre capital. Il y avait parmi nos copains, un jeune homme très capable, mais très paresseux, à tel point, qu'il ne se déshabillait pas le soir, ce qui lui évitait la peine de s'habiller le matin venu et je n'exagère pas.

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Lui, qui n'avait guère d'exigence envers la vie, se croyait à l'abri de la guerre. Il passait son temps au quartier général de la bande, chez November, fumant les cigarettes des copains, mangeant plus ou moins leur nourriture. Mais il n'était quand même pas n'importe qui. À part sa nature très paresseuse il était, d'abord, un très beau garçon, intelligent, l'esprit très vif et il avait le don de la musique (il jouait très bien du violon) et, le comble, c'était un technicien hors pair de radio. Il pouvait réparer à la perfection et même réaliser n'importe quel poste de T.S.F. Comme par suite des événements il était plutôt rare de trouver des postes dans le commerce, nous avons décidé d'en fabriquer. Nous étions trois dans l'affaire, November qui était le banquier, Zoliha, le technicien et moi-même qui avait la charge de récupérer les pièces nécessaires à la fabrication des postes. Ce n'était pas tâche facile, il m'arrivait, parfois, de faire des dizaines de magasins spécialisés pour n'arriver, enfin de compte, qu'à ramasser des pièces pour la fabrication d'un seul appareil. Une fois celui-ci en état, November et moi, nous sommes mis en quête de le vendre, ce qui n'était pas non plus des plus faciles, car nous étions obligés de le faire au marché noir, ce qui devenait de plus en plus dangereux et peu rémunérateur. S'y ajoutait la paresse de Zoliha, et l'affaire prenait une tournure douteuse. En fin de compte, après deux mois d'un véritable branle-bas, nous avons réussi à fabriquer et vendre trois appareils et le troisième à perte. En effet, les pièces devenaient introuvables au cours normal, et, au marché noir étaient bien trop chères pour nous. Nous arrivions ainsi, à ce mois de novembre au cours duquel, je devais de nouveau devenir le jouet de mon étrange destin.

Ma carte de séjour, d'une validité de trois ans, avait besoin d'être prolongée, je me présente donc à la Préfecture de Police où, sans aucune difficulté, et gratuitement en tant qu'ancien militaire, on m'accorde un nouveau permis de séjour pour trois ans, comme étudiant. J'étais extrêmement satisfait, heureux, et même fier, me disant, qu'au moins mes six mois passé sous l'uniforme, commençaient à me servir à quelque chose. Douze jours plus tard, je reçois une convocation pour me présenter devant un certain commissaire en chef Merle au cinquième étage, bureau de l'Éloignement. Je montre à mes copains cette convocation, eux connaissaient bien ce cinquième étage, car, pour la plupart, ils fréquentaient toutes les deux ou trois semaines ce fameux pour renouveler leurs permis de séjour. Cette convocation me disait rien qui vaille et ils essayèrent de me préparer à un choc, auquel je ne voulais pas croire, mais que je devais quand même entendre. Là encore, c'est mon fidèle gardien "La Veine" qui est venu me sauver de la menace d'expulsion, en mettant sur mon chemin cet homme compréhensif et juste, le commissaire en chef Merle. Mon affaire était bien délicate, et il fallait de la bonne volonté pour me tirer de ce guêpier. C'est en procédant à la prolongation de mon permis de séjour, au moment de classer ma carte périmée dans mon dossier retrouvé, après plusieurs jours de recherche, au cinquième étage, qu'il s aperçurent que j'étais sous le coup d'un arrêté d'expulsion de janvier 1939, avec toute ma famille. C'était mon père qui avait été la cause de ceci, car en 1937, il était arrivé en France avec un visa de deux mois, valable juste pour la durée de l'Exposition Internationale qui se tenait à Paris. Comme il n'avait jamais sollicité de permis de séjour définitif, bien que ma mère, ma sœur, et même moi, qui ne séjournaient même pas en France à ce moment, avions des permis valables pour trois années, un beau jour nous avons été expulsé, en bloc. Tandis que mes parents et Emma avaient pu prouver par des affidavits, qu'ils étaient en attente d'un visa d'immigration pour les U.S.A. et avaient réussi à obtenir un permis de séjour de trois mois renouvelable, je restais donc seul, à conserver cette mesure d'expulsion, comme une épée de Democlès , au dessus de ma tête. Je commençais, maintenant, à comprendre le pourquoi du refus si catégorique essuyé en 1939 à Budapest; le Consulat français était vraisemblement au courant de cette affaire. Naturellement, tout cela je l'imaginais, mais je pense que c'est très plausible, d'ailleurs Emma me confirma l'histoire de leurs tribulations à la préfecture de police en 1939.

Pour en revenir au Commissaire Merle, après m'avoir montré, et expliqué clairement mon dossier, il m'avoue qu'il n'y avait pas grande chose à faire, malgré mes états de service dans l'armée, le Gouvernement avait changé, les lois n'étaient plus les mêmes et, surtout la mentalité avait bien changé au sein de la Préfecture. Je lui ai raconté par quelles aventures j'étais passé pour me retrouver en France, me présentant à lui comme un déserteur de l'armée hongroise. Je n'étais donc, au fond, qu'un simple réfugié, obligé de se sauver de son pays et désireux de combattre le fascisme aux côtés de la France. Mon séjour en prison n'étant pas mentionnée dans le dossier, il n'était donc pas au courant de cette péripétie. Monsieur Merle s'est montré très touché de mon histoire et il m'a promis de faire l'impossible pour me maintenir en France provisoirement. Il y avait encore une autre chose à régler. Dans mon dossier figurait une amende de 1,200 francs que je devais au fisc, rapport à un délit constaté au mois d'avril 1938. En quelques mots, avec les Zalizer (chez qui je travaillais dans les boutons) Ernest, Mary et Ibi, nous étions allées, à leur demande, danser au Balajo dans la rue Lappe. C'était un samedi soir. La rue Lappe, en soi, était assez mal famée, et plus souvent, qu'à son tour il y avait des rafles; il suffisait de fermer les deux extrémités de la rue, qui n'était guère qu'un long corridor d'une de centaine de mètres et les agents procédaient au contrôle d'identité de tout un chacun. Bien que n'ayant rien à redouter j'étais tout tremblotant à l'examen de mes papiers. L'agent, par routine, palpait tous mes vêtements, au cas où il y avait une arme, et tomba sur un briquet que j'avais dans la poche de mon veston. C'était un briquet que j'avais acheté alors que j'étais encore en Hongrie et qui, venant en fraude d'Autriche, n'était pas estampillé à mon arrivée en France. Primo. Je ne savais pas qu'une telle loi existait. Secundo, il faut être vraiment un veinard comme moi, pour tomber dans une telle affaire. Enfin, l'agent tout en regardant mon briquet, redemandait ma carte d'identité, glissait les deux objets dans sa poche et me faisait conduire par un autre agent vers le panier à salade. Je me retrouvai à la Mairie du 11e devant un fonctionnaire de police. Heureusement que Ernest Zalizer était avec moi, je ne parlais encore que très peu français. Il a essayé de tout expliquer: moi, ma raison d'être, mon briquet, la Hongrie, l'Autriche en fin tout et tout. Au bout d'une heure de palabre, on nous a laissé filer, non sans confisquer mon briquet, mais par contre en me gratifiant d'une amende de 1200 frs (100 frs or) pour laquelle j'ai reçu avis de règlement quelques semaines plus tard Je n'y ai d'ailleurs pas donné suite. Le commissaire me signale que la première des choses à faire, sera de payer cette amende, afin qu'il puisse travailler favorablement sur mon dossier, en même temps il me retire ma toute neuve et toute belle carte d'identité, la remplaçant par un petit bout de papier qui m'autorisait à huit jours de séjour sur le territoire français. 1200 frs, c'était une grosse somme. Pour les réunir ce n'était pas un jeu d'enfant surtout pour un pauvre diable comme moi, à qui il manquait toujours le sou. Mais il fallait, à tout prix payer cette amende avant huit jours et je me suis mis en quête d'un bon samaritain capable de me dégager de ce carcan. Je me suis alors automatiquement retourné vers mon oncle Jenö, croyant qu'il pourrait accourir à mon secours.

Là il faut que j'ouvre une parenthèse au sujet de mon oncle Jenö dont je n'ai pas eu l'occasion de parler depuis un bon bout de temps. Après sa mésaventure en 1937 (et donc celle de mon père) par la faute de cet escroc juif polonais, il s'était retrouvé par terre, entre deux chaises et, malgré sa très grande débrouillardise, il n'avait pas réussi à se relever. Il vivait assez à l'étroit, avec sa femme, dans une petite chambre meublée, dans un hôtel du 18e arrondissement non loin du domicile de son beau-frère et de sa femme, couple également sans enfant. Il avait des petits jobs, par ci par là, mais rien qui aurait pu le remettre sur la voie de la prospérité. Comme il était toujours très adroit de ses mains, à l'occasion, il travaillait avec un Français qui s'occupait de l'installation de fours à vapeur chez les boulangers, les pâtissiers. Il arrivait ainsi à joindre les deux bouts. De temps à autre, j'allais les voir, mais je trouvais rarement mon oncle chez lui. Je le retrouvais, le plus souvent dans un café au coin de la rue Rivoli et le rue Turenne, c'est là qu'il passait le plus clair de son temps à jouer aux cartes. À l'arrivée des Allemands, lui aussi, s'était lancé à corps perdu dans le commerce, essayant de vendre tout ce qui existait et même ce qui n'existait pas. C'était bien à la mode à cette époque, et tout le monde le faisait, mais lui était vraiment dans son élément, au milieu de toutes les variétés possibles de combines. Donc, mon premier recours, c'était lui. Malheureusement, ce ne fut pas un succès. Il était tout à fait de mon côté, je suis sûr qu'il m'aurait aidé sans la moindre hésitation, mais il ne pouvait pas. Il m'a glissé qu'il était sur une affaire de plusieurs dizaines de millions de francs, mais je connaissais ses affaires; et je connaissais mon oncle, l'éternel optimiste, je voyais qu'il me fallait à d'autres portes, et c'est ainsi que je suis arrivé chez les Rosen(blat).

Les Rosen, jeune couple avec un petit garçon de quatre à cinq ans, habitaient un grand et bel appartement sur le boulevard Poissonnière, en plein cœur de Paris. Lui était le ?pays? de mon ami Tibi par l'entremise duquel j'avais fait leur connaissance, c'était encore à l'époque où Tibi faisait le colporteur et j'avais souvent été chez eux en sa compagnie. C'était un couple extrêmement gentil, et à leur demande à eux deux, je les visitais assez régulièrement, et surtout à partir du moment où Tibi, prisonnier de guerre, m'avait adressé sa première lettre de l'Allemagne. Chaque fois que je recevais un courrier (pratiquement chaque semaine), j'allais chez eux avec les dernières nouvelles, et ainsi nous sommes devenus presque des amis. Dezsö (le mari), comme tout le monde, surtout dans le "smart business" faisait de l'or, il avait des relations bien établis avec les fabricants. J'ai alors eu l'idée de lui proposer ma seule fortune : le beau tissu que je gardais bien jalousement, mais qui entre temps avait pris de la valeur, n'ayant pu, faute d'argent le faire confectionner. Je me suis donc rendu avec mon tissu sous le bras chez les Rosen. Après leur avoir expliqué la triste situation dans laquelle je me trouvais, je leur ai offert mon tissu, qui valait déjà près du double de mon prix d'achat. À ma grande surprise, Dezsö a toute de suite ouvert son portefeuille, m'a décompté 1200 frs. De plus, il ne voulait rien savoir d'une vente éventuelle de mon tissu, me disant que je rendrais cette somme quand je le pourrais. Il a fallu que j'insiste pour qu'il garde le tissu en guise de caution, voyant que j'en faisais une question de principe il a finalement accepté. Il m'a rendu là, un service inestimable. Lui a certainement tout oublié, mais moi je m'en souviendrai toujours avec gratitude, car moi seul pouvais mesurer la valeur de ce geste généreux et spontané, et je n'étais guère, pour lui, que l'ami d'un ami. Par un pur hasard, et grâce, encore une fois, à la gentillesse de Dezsö, j'ai réussi à lui rembourser ma dette en l'espace de trois semaines seulement, en lui cédant 1000 mouchoirs de ma fabrication, pour la somme de 1500 frs; alors que la saison des mouchoirs était déjà depuis longtemps révolue. C'est ainsi que j'ai pu régler mon amende, récupérer mon tissu et attendre patiemment l'évolution de l'enquête pour mon permis de séjour en fréquentant, chaque semaine, le cinquième étage de la Préfecture de Police.

Entre temps, l'hiver et l'occupation s'installaient, l'un pour quelques mois, mais l'autre pour quelques années. Étant une bande de jeunes, avec la force et l'insouciance propres à la jeunesse, nous essayions de survivre et de rendre notre misère le plus supportable et le plus agréable possible. Nous organisions des fêtes à l'occasion, par exemple, d'un gain inespéré, d'un événement porteur d'un rayon d'espoir dans la noirceur de cette satanée guerre, qui n'était plus une drôle de guerre, mais plutôt une guerre à en finir. Ainsi pour fêter le jour de l'an 1940-41, nous avons décidé de faire une petite partie chez Zoliha. L'appartement s'y prêtait à merveille, il y avait suffisamment de place pour que tout le monde puisse y dormir. Chaque participant devait amener une personne du sexe opposé. Pour ma part, j'avais une petite amie, une Autrichienne, Édith, mais comme elle habitait chez ses parents, je ne pouvais pas et je ne voulais pas m'exposer à des conséquences qui m'auraient conduit vers un engrenage. Le hasard, comme toujours, est venu à mon aide, quelques jours avant la date prévue, en la personne d'une jeune fille très jolie et compréhensive. J'avais fait sa connaissance dans le temps, elle m'avait été présentée par un copain de Debrecen en 1938 dans geringette. On le croira ou pas, mais je ne l'avais pas revue depuis, mais en la rencontrant devant la boutique d'un bougnat où nous faisions tous deux la queue, nous nous sommes reconnus après un bref échange de souvenirs, et sommes vite devenus copains. Il ne m'a guère fallu plus d'une heure dans cette file d'attente pour réussir (c'est bien mon habitude d'aller vite en besogne) à l'inviter et à la faire accepter de venir à notre petite fête. Elle y a mis, comme seule condition, de se faire accompagner de sa sœur aînée, mariée mais dont le mari était prisonnier de guerre en Allemagne. La petite fête a très bien réussi et, le lendemain matin, chacun a regagné son domicile en bon ordre. C'était l'aube d'une nouvelle année, qui, malheureusement n'annonçait rien de prometteur pour quiconque d'entre nous. L'histoire de cette petite fête, je l'ai tout simplement notée, car elle a été le prélude d'une amitié de longue durée et qui tient toujours après toutes les péripéties de cette longue et douloureuse guerre. Hedy et sa sœur Manci, sont devenues des membres à part entière de notre petit groupe. Hedy après quelques mois d'un flirt plutôt stérile avec Zoliha, a épousé, un an après un autre membre du groupe Roberts Mihi, alias Grunfeld, garçon bien plus sérieux et décidé que Zoliha. Le couple, peu de temps après la noce, retourna en Hongrie et y vécut pendant quatre années de nombreuses et incroyables aventures. Mihi s'était même fait passé pour un prisonnier de guerre Français et évadé ce qui exigeait énormément de précautions, éviter de parler et surtout de paraître comprendre le hongrois, ce qui, plus d'une fois, lui a joué de sales tours. Hedy elle, se cachait plus ou moins se faisant passer pour Française, ou non juive. Enfin cela n'a pas été non plus une partie de plaisir ni pour l'un, ni pour l'autre, mais ils étaient beaucoup plus en sûreté en Hongrie qu'ils ne l'auraient été en France. Nous nous sommes revus à Paris, tout de suite après la guerre, puis nous avons émigrés au Canada restant toujours de très bons amis. En 1958, faute d'une situation stable au Canada, Mihi était tisserand, ils sont partis aux Etats-Unis et se sont installés à New-Jersey où ils habitent depuis et nous sommes toujours restés en contact, ainsi qu'avec Manci qui, avec son mari revenu de captivité, sont partis d'abord au Canada puis également à New-Jersey. Voilà le résultat d'une simple rencontre guidée par le hasard, et dont l'histoire reste à jamais gravée dans mes souvenirs.

L'année 1941 s'écoulait pour nous, très très doucement malgré que chaque jour avait sa signification particulière et apportait sa misère imprévue. La situation des juifs se détériorait de jour en jour, les ordonnances des autorités allemandes se faisaient de plus en plus fréquentes et devenaient de plus en plus contraignantes pour la population juive. Les journaux accusaient les juifs de tous les maux, la radio gueulait des slogans antisémites, on vivait dans une crainte perpétuelle, ne sachant pas ce qu'apporterait la nuit et encore moins le lendemain. Les papiers d'identité ne faisaient pas mention de la religion et les autorités occupantes ordonnèrent à tous ceux qui appartenaient à la religion juive de se présenter sans délai au commissariat de leur quartier pour se faire recenser. Et comme dans le temps de Jésus on se précipitait. Les gens faisait la queue, pendant des heures devant les commissariats de police pour se faire recenser, sans poser aucune question et faire signer leur arrêt de mort en tendant leur carte d'identité pour qu'on l'oblitère de l'ignoble tampon "JUIF" en grosses lettres rouges. Je ne sais pourquoi, mais peu furent ceux qui ne se présentèrent pas. Certains qui étaient dans l'illégalité, comme un de mes amis, Ganz, sous arrêt d'expulsion, n'avait aucun papier valable et vivait dans la clandestinité. Finalement, il ne pouvait pas se présenter au commissariat. Avec la complicité d'une personne de la préfecture, il a réussi à obtenir un permis de séjour en tant que non Juif, et est resté dans une sécurité absolue.

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Je ne sais ce qui m'a pris, mais j'ai aussitôt regrimpé mes étages, et l'employé, en écoutant ma stupide réclamation, me regarde un long moment, et d'un geste brusque, tout en continuant à me fixer, frappe mon permis du tampon fatidique, pensant peut-être «voilà ce que tu mérites imbécile.» C'est seulement en redescendant les marches que j'ai réalisé l'attitude de cette employée (femme d'environ la quarantaine) et la bêtise que j'avais faite en revenant sur mes pas, car je suis convaincu que son oubli était volontaire. Mais trop tard, le tampon était bien là, bien placé et bien visible. En fait ceci n'a pas eu de conséquence directe pour moi, mon arrestation deux mois plus tard à mon domicile a été effectuée d'après la liste de recensement du commissariat. Encore une fois mon fameux destin, c'était bien lui qui m'avait poussé de retourner pour le fameux tampon, car si jamais à mon arrestation ma pièce d'identité n'avait pas eu le tampon « JUIF », malgré ma déclaration officielle au commissariat, j'aurais pu être considéré comme délinquant, qui a délibérément falsifié son permis de séjour. Ça aurait pu m'attirer en plus avant d'être interné, la prison.

Après un an, l'occupation dévoilait ses batteries envers toute la population et montrait ouvertement les dents aux personnes d'origine juive, cachant son arrogance sous le couvert d'une fausse politesse froide commençant à susciter la colère sourde des Français. La résistance, tout d'abord passive, devenant par la suite de plus en plus agressive, commençait à poindre dans les différentes couches de la société, à la vue de tous ces uniformes vert-de-gris qui grouillaient dans la Ville Lumière. Les Grands Boulevards, les magasins, les cinémas, les théâtres, les cabarets fourmillaient de soldats et d'officiers allemands, tous venus en permission à Paris à la recherche de futurs souvenirs. Une certaine partie de la population parisienne s'était mise au service de l'occupant, soit par appât d'un gain facile, soit par mauvais calcul. Ces derniers voyant l'immense succès obtenu des la première année par leurs « héros » avaient fait leur choix et étaient devenus des collaborateurs aveugles et soumis. Tandis que ces mêmes « héros » voyant l'échec de la bataille d'Angleterre et la victoire mitigée en Yougoslavie, étaient contraints de se rabattre sur l'Afrique et finalement de s'attaquer fin juillet à la Russie. Là commençait la guerre totale.

Pourtant l'été 1941 était un très bel été. Malgré l'infinie tristesse qui nous rongeait l'âme, et nous étions heureux de vivre et essayions de profiter de chaque parcelle de minutes, le plus intensément possible. Moi-même, avec mon récepissé tout neuf dans la poche, je me sentais en sécurité et je me promenais parmi les soldats allemands avec la conscience de quelqu'un qui était dans son droit le plus strict. Chaque soir on se réunissait à notre quartier général, chez November, on discutait, philosophait, faisait de la musique, écoutait en cachette la B.B.C. et ses nouvelles, pas toujours bonnes, mais toujours encourageantes. On ne recherchait qu'une chose : manger si possible, à notre faim, profiter de la vie, des femmes et tout ce qu'elles pouvaient nous apporter. Les aventures sans lendemain n'ont pas manqué. Je me suis même trouvé, pour la première fois de ma vie, dans une situation qui ne manquait pas de piquant, et qui m'avait placé dans une position fort avantageuse et flattait ma vanité. Par l'entremise d'une de mes copines de vieille date, Hélène Lembersky, une jeune fille d'après Hélène très jolie et très bien tournée avait, après avoir vu ma photo chez elle, exprimé le désir de faire ma connaissance. J'étais extrêmement flatté, et forcément j'ai sauté sur l'occasion, escomptant une conquête très facile. C'est ainsi que j'ai fait la connaissance de Suzanne. C'était une jeune fille tout à fait charmante, mignonne à croquer avec ses 19-20 ans, pas très dégourdie, mais agréable, les sens en plein éveil, prenant conscience de son charme et de sa réalité de femme. Quant à moi, je n'ai tout de suite vu en elle qu'une proie que je croyais facile. Donc, très sur de moi, dès notre première rencontre, j'entamais mon approche de mâle.

Nous étions au milieu du mois de juillet et les Allemands activaient maintenant leur sale besogne, ramassant et regroupant dans un camp d'internement, à Compiègne, d'abord tous les sujets yougoslaves sans distinction de religion, puis, à l'ouverture des hostilités avec la Russie, tous les membres, anciens et récents, du parti communiste, qui étaient assez nombreux. Devant les attentats de plus en plus fréquents commis par les membres de la Résistance contre les soldats et officiers de l'armée d'occupation, on ne tarda pas selon les plans prévus, de s'en prendre à la communauté juive étrangère et française. Des ordonnances de plus en plus sévères apparurent, obligeants les entreprises juives à mettre le contrôle de leurs affaires à un gérant non juif (qui pouvait ainsi s'enrichir sans peine), interdisant aux Juifs tous les lieux publics : cinémas, théâtres, piscines, etc. Un peu plus tard, un couvre-feu fut instauré de huit heures du soir à cinq heures du matin, uniquement pour les Juifs. Sans tapage, sans publicité, les camps de Beaune la Rollande et Phitiviers, se remplirent à craquer de Juifs polonais. Les Allemands restaient silencieux, mais très actifs.

Avec toutes ces restrictions, nos rencontres avec Suzanne se limitaient à quelques courts après-midis que nous passions à nous promener au bord de la Seine, à nous prélasser sur un banc dans l'île Saint-Louis qui n'était pas encore interdite à notre race maudite. Nous nous sommes rencontrés ainsi cinq ou six fois, bavardant, nous bécotant; nous ne faisions qu'éveiller nos sens et je commençais à en avoir assez de ces jeux stériles, et à notre dernier rendez-vous, je lui ai carrément donné un ultimatum, c'était ou oui, ou non, en exigeant une réponse que j'espérais positive, pour le prochain rendez-vous : mercredi. Mais encore une fois, le « Destin » est venu déjouer tous mes projets.

C'était le 20 août 1941, un mercredi matin. Vers six heures et demie, on frappe à la porte du domicile de mon beau-frère. Nous habitions tous là, mon beau-frère, ma sœur et leur petite fille Rose-Marie à peine âgée de cinq mois, et moi-même. Mon beau-frère se préparait à partir pour son travail, tandis que le restant de la famille somnolait à moitié. Notre logement ne comptait que deux pièces, sans entrée : je couchais dans la première chambre qui donnait directement sur la porte palière. Le policier qui venait de frapper à la porte me trouva donc au lit. En me nommant, il me somme de m'habiller, de prendre une couverture, des effets personnels, de la nourriture pour une journée et de le suivre au commissariat (quelle infamie!) pour un contrôle d'identité. Pensant que mon dernier démêlé avec la justice n'était pas encore complètement régularisé, je me suis même permis d'argumenter avec l'inspecteur, lui montrant mes papiers militaires, ainsi que mon permis de séjour tout frais dont il a tout de suite pris possession, en me précisant que tout cela sera réglé au commissariat. Je n'avais pas à m'en faire, je n'avais qu'à me présenter bien tranquillement, lui sera de retour dans une demie-heure, et il est parti sans plus d'explications. À peine était-il parti qu'on frappe de nouveau à la porte, mais cette fois-ci c'était pour mon beau-frère, et avec les mêmes instructions. L'inspecteur ramasse les papiers d'identité de mon beau-frère, lui ordonne de se préparer, tout comme on me l'avait dit, et part en disant qu'il revient dans une demi-heure. Nous commençons alors à réaliser que ça ne pouvait être qu'un simple contrôle d'identité, mais quelque chose de plus grave, sans soupçonner toutefois la possibilité d'un internement. Nous essayons alors de nous raccrocher à une erreur quelconque, peut-être y avait-il confusion sur notre appartenance nationale? N'étions-nous pas des Hongrois, et la Hongrie n'était-elle pas neutre, ou plutôt même alliée des Allemands? Au bout d'une demie heure, ils sont effectivement revenus, les deux inspecteurs ensemble, et nous ont escortés jusqu'à la porte de l'immeuble, là ils nous ont encore une fois laissés, nous demandant de les attendre. Finalement, ils sont revenus ramenant avec eux six personnes ramassées dans le voisinage et ce sont ces hommes qui, tout en marchant vers le commissariat, ont pu nous expliquer ce qui se passait.

À cinq heures du matin les policiers, sur l'ordre de la Gestapo, avaient complètement encerclé et fermé le vingtième arrondissement, et avec l'aide des agents de la Gestapo en civil, arrêtaient tous les Juifs étrangers à leurs domiciles, sans exceptions, sans aucune distinction de nationalité. Tandis que, dans les rues du vingtième, tous ceux qui circulaient, quittaient ou entraient dans l'arrondissement étaient stoppés par de nombreux barrages, et tous ceux qui avaient des papiers avec le tampon « Juif » étaient systématiquement arrêtés, même les Juifs français de souche, conduis au commissariat, d'où, dans des autobus remplis à craquer, ils étaient amenés à une dizaine de km de Paris dans une petite ville de banlieue nommée Drancy. En pleine ville, un immense bâtiment, à moitié achevé à cause d'un certain vice de construction, à une caserne de gendarmerie, constituait un emplacement idéal pour un camp de ramassage. La gare de chemin de fer était trop proche, effectuer des déportations en masse serait un jeu d'enfant. Les Allemands savaient ce qu'ils faisaient et ils le faisaient bien, avec une méthode bien étudiée à l'avance.

Ainsi commençait ma vie à Drancy. Tout le long de la journée les autobus n'avaient pas cessé d'arriver, tous bondés et vers cinq heures de l'après-midi nous étions 4500-5000 Juifs, entassés comme du bétail dans la cour. On entendait parler dans toutes les langues du monde, et même en français. Automatiquement, des groupes se formaient selon la langue parlée. En retrouvant des amis, des connaissances du quartier, on commençait à échanger nos idées, on essayait de trouver une raison quelconque qui expliquerait notre mauvaise fortune. Chacun avait son opinion propre, mais aucun ne trouvait de réponse susceptible de nous réconforter. En cherchant, j'ai retrouvé dans la foule mon ami et ancien compagnon de Barcarès, Muller, qui, au bout de quelques semaines, réussira à se faire renvoyer de Drancy aussi, tout comme il avait si bien pu le faire à l'époque, à Barcarès. J'ai aussi retrouvé mon grand ami Auspitz Imre qui, avec son beau-père (il s'était remarié avec une veuve de la guerre d'Espagne, une Hongroise qui avait trois petits enfants et aussi un père, genre emmerdeur!) partageaient notre chambrée. Ensemble, avec mon beau-frère, et bien que très malheureux, nous nous sentions tout de même pas si seuls dans ce ramassis de bétail humain. Une fois tous les autobus arrivés, une voix forte, dans un français excellent, et pour cause c'était un gendarme français, à travers un haut-parleur nous a ordonné de former des groupes de quarante à cinquante personnes et d'occuper en bon ordre, une chambrée sous la conduite d'un gendarme désigné. C'était la première, mais pas la dernière grande rafle exécutés par des Français sur l'ordre express des Allemands qui pour mieux camoufler leur ignoble bestialité faisaient exécuter leurs ordres par les Français, laissant ainsi croire que c'étaient les Français eux-mêmes qui voulaient se débarrasser des « vermines » (il y avait d'ailleurs une certaine part de vérité dans tout ça). La rafle était, en principe, dirigée contre les Juifs adultes de 18-70 ans, de sexe masculin, recensés dès le début de l'occupation. Mais le zèle de certains individus qui participaient dans les rues du vingtième arrondissement à l'exécution de l'opération, gens sans aucune humanité, des vendus à la solde de la Gestapo qui cherchaient à se faire bien voir à ses yeux, les poussaient à arrêter n'importe qui, sans seulement vérifier l'âge de l'adolescent. Ainsi des jeunes garçons de 14 à 16 ans tombèrent dans les mailles du filet. Forcément, ceux qui étaient ainsi arrêtés dans les rues, en plein mois d'août, étaient habillés légèrement, en bras de chemise, car la température était plutôt clémente à cette époque de l'année. Ceux-ci se retrouvèrent donc dans une situation critique, manquant du strict nécessaire, sans rien pour se protéger des nuits plutôt fraîches. Il a fallu s'organiser promptement, et promouvoir sans tarder une aide à ces personnes, en sollicitant tous ceux qui pouvaient partager. On avait surtout besoin de couvertures, et il n'était pas aisé d'arriver à un résultat. Heureusement, il se trouvait parmi nous quelques caractères forts qui réussirent à s'imposer et d'une certaine façon à prendre l'initiative des opérations. Ils devinrent nos portes-parole et ensuite les chefs de blocs, délégués auprès des autorités.

Pour comprendre le fonctionnement du camp, il faudrait peut-être, brièvement, faire connaître son origine, la disposition des lieux ainsi que la complexité de cet immense bâtiment. Son origine montait à une bonne dizaine d'années, bien avant la guerre, mais finalement il n'avait jamais pu être utilisé, car sa construction n'était pas achevée. Les Allemands, eux, ont bien trouvé son utilisation, et pleinement. Le gouvernement qui précédait celui du Front Populaire voulait bâtire à Drancy un ensemble de casernes pour plusieurs régiments de la gendarmerie. Après quelques années de travail intermittent (bien propre à la pagaille française!), les travaux furent abandonnés faite de crédits. Le Front Populaire, pour créer des emplois, non seulement a fait reprendre les travaux, mais a complètement bouleversé les plans d'origine. Il a été décidé, pour favoriser encore mieux l'embauche, de créer un complexe d'habitation, genre HLM destiné aux gendarmes et à leurs familles. D'après la rumeur, c'est en rectifiant les plans qu'il se commirent des erreurs qui aboutirent à des vices de construction. Quant aux lieux, ils se présentaient comme un immense rectangle, la cour d'environ 150 m. de long sur 50-60 m. de large. Tout autour douze escaliers menant à douze blocs d'appartements dont seulement les murs porteurs existaient, donc aucune délimitation des chambres. L'intérieur était en ciment brut, « garni » d'innombrables poteaux de ciment, et de multiples tuyaux de tous diamètres le long des murs, c'était cela la chambrée. Chaque bloc contenait dix de ces chambrées, il y avait ainsi pour les internés cent-vingt chambrées. C'était plus que suffisant, il y avait toujours de la place pour les nouveaux venus qui ne cessaient d'arriver d'une région ou d'une autre. Un Juif en état d'arrestation pour un délit quelconque, une fois son temps terminé, était presque systématiquement transféré de sa prison à Drancy, pour une déportation éventuelle. Les quelques cent-vingt chambrées étaient disposées sur trois étages, tandis que le rez-de-chaussée était sur tout le pourtour, occupé par les bureaux, les remises, les cuisines, les ateliers d'entretien. Tout le complexe était entouré de plusieurs rangées de solides fils de fer de plus de deux mètres de hauteur, éclairés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, gardé par des gendarmes français. S'évader était quasiment impossible. Pendant mon séjour il n'y a eu que deux ou trois tentatives avortées. Les employés de bureau étaient tous des membres de la Gestapo en civil, parlant un excellent français. On ne voyait que très rarement des SS en uniformes.

Dans notre chambrée nous étions une quarantaine de personnes, dont quatre Hongrois : Auspitz Imre, son beau-père, mon beau-frère et moi. Il y avait trois ou quatre polonais, le restant était composé de juifs Sépharades d'origine espagnole et portugaise. Ceux avec leur langage spécifique, (je crois que c"était le "ladino") se tenaient ensemble, comme de véritables frères, partageaient tout ce qu'ils avaient. La plupart d'entre eux se connaissaient déjà, étant d'un même quartier, fréquentaient la même synagogue. Chaque jour, matin et soir, ils faisaient leur prière ensemble psalmodiant avec ferveur. C'était vraiment quelque chose de très touchant de voir cette petite communauté, dont l'âge variait de vingt à soixante-dix ans, toute transfigurée par la foi, mettre son entière confiance à un Dieu tout Puissant, assumant son appartenance à ce peuple maudit et tout de même appelé "Élu" pour donner l'exemple aux autres peuples. J'ai souvent conversé avec le plus âgé de ces hommes et, influencé par lui, je réfléchissais, cherchais la raison, une explication à mon internement. J'ai abouti, de la sorte, à prendre entièrement conscience de mon état de juif, et, durant quelques semaines j'ai prié avec une extrême ferveur. Comme j'avais reçu une éducation très orthodoxe, ce retour était très facile.

Les premiers jours, nous n'avions pas réalisé ce qui nous arrivait. Nous traînions, d'une chambre à l'autre, ou dans la cour quand il faisait beau, cherchant à qui parler, mendiant un mégot. La cigarette me manquait terriblement. Bien sûr, le marché noir fleurissait, mais même ceux qui possédaient de l'argent se rendirent vite compte que la plus grosse des fortunes ne pourrait y suffire. Pour preuve, un certain Nabimias, le nom m'est resté, compagnon de chambrée, d'environ quarante ans, un fabricant de pantoufles. Il avait été arrêté dans la rue alors qu'il se rendait chez un fournisseur et portait sur lui la coquette somme de 120 000 francs, une véritable fortune, à cette époque. Il commence à dépenser sans compter, payant 200 francs le paquet de cigarettes ( il en fumait 2 par jour), 200 francs la ration de pain (deux par jour) et tout à l'avenant. Il mangeait comme quatre, achetait tout ce qui se présentait. C'était un petit bonhomme d'à peine un mètre soixante et de plus diabétique. Il avait toujours faim. Au bout de trois semaines, il se retrouva entièrement lessivé, plus un centime. Il commença à devenir hargneux, méchant, faisant des crises de plus en plus fréquentes. Finalement, il fut libéré avec le premier contingent de malades, mais je crois que le pauvre, avait complètement perdu la raison. Évidemment nous n'étions pas là dans un sanatorium. Notre ration quotidienne se composait de 200 gr. de pain, deux fois par jour; une louche d'un liquide chaud dénommée soupe sur lequel, avec un peu de chance pouvaient parfois flotter quelques rondelles de carottes. On avait même du dessert : une cuillerée de marmelade. La soupe était distribuée par le chef de chambrée et ses adjoints (nommés par le chef de bloc). Mais comme tous les êtres humains, même les plus impartiaux, les plus sincères, les plus justes, gardent au fond d'eux-mêmes un tant soit peu d'égoïsme surtout en pareil circonstance, le fond du récipient était systématiquement bel et bien réservé au chef et ses acolytes. Mais, au fur et à mesure, que la faim faisait son œuvre, des discussions eurent d'abord lieu, puis des disputes rageuses et enfin un contrôle sévère s'instauré autour du fameux récipient. Chaque jour un nouveau six personnes était nommé, et surveillait la distribution du fameux liquide. De même, avec le pain on avait réalisé une espèce de balance, car c'est un pain de deux gr. qui nous était distribué, et il fallait nous même le partager en dix part bien égales, et les parts bien pesées, étaient ensuite tirées au sort. Pour contenter ma folle envie de cigarettes, j'échangeais la moitié de ma ration de pain chaque jour contre deux cigarettes, je réalisais une vingtaine, très fines avec les mégots je refaisais d'autres cigarettes, et ainsi de suite. Je me droguais, comme je le pouvais, de cigarettes et de prières. Les rumeurs et les bobards ne manquaient pas, ils circulaient et se propageaient à travers tout le camp. Une, entre autres ,avait obtenu le plus vif succès auprès de tous les internés, une rumeur qui voulait que nous nous trouvions en "quarantaine". Selon ce bobard, qui provenait, soit-disant de l'extérieur du camp, nous étions internés que pour une durée de quarante jours, en guise de représailles des attentats commis dernièrement contre des soldats de la Wehrmacht. Nous avions bien accueilli cette explication, plutôt farfelue, nous raccrochant à tous les espoirs, notre équilibre moral et physique en dépendait. J'étais moi, même, tellement confiant et sûr de recouvrer ma liberté au bout de ces quarante jours de captivité que je comptais les jours, les heures, faisant des projets, gardant ma chemise bleue foncée bien propre pour la sortie. Pourtant tout le monde n'était pas aussi crédule et certains, plus clairvoyant m'avaient averti que la déception serait amère, et néfaste à mon moral et à mon état physique. Malheureusement c'est ceux-ci qui ont eu raison, pleinement. Forcément dans l'espoir aveugle d'une libération prochaine, je continuais à échanger mon pain quotidien, la moitié seulement de ma ration, heureusement, sapant ainsi ma santé. Je n'étais pas le seul. Il y avait également ceux qui voulaient se constituer une petite fortune en vendant leur ration de pain, ramasser ainsi quelques milliers de francs, croyant ainsi compenser leurs jours perdus par suite de leur internement. Mais tous ces beaux rêves tombèrent à l'eau, à la quatrième semaine de notre internement, quand nous avons reçu l'autorisation de demander par écrit à nos familles, des vêtements chaud pour l'hiver à venir. Jusqu'à cette date, tous les colis étaient interdits, et là nous avons été avertis que, sous peine de confiscation, les paquets ne devaient contenir aucun aliment. La correspondance avec l'extérieur n'était pas complètement défendue et, à l'occasion, nous avions la faculté d'envoyer quelques mots sur une carte uniformisée, remise par les autorités (et dûment censurée par le Gestapo) et en recevoir une réponse. Avec l'aide des gendarmes, largement indemnisés par la famille des internés, la correspondance clandestine nous a permis de garder un lien étroit avec l'extérieur. D'ailleurs, un bon nombre de gendarmes s'étaient lancés à corps perdu, dans ces lucratifs trafics. Au bout d'une semaine déjà, on trouvait au marché noir du camp tout ce qu'on pouvait désirer, cigarettes, pain, saucisson, fromage, naturellement à prix exorbitant, on trouvait même de l'alcool, enfin pratiquement tout. Pour payer toutes ces nourritures, les familles, à l'extérieur, auraient fait n'importe quoi pour sauver leurs proches de la famine. Mais encore une fois, ces privilégiés n'étaient pas très nombreux. Certains, tel notre ami Reich Josha, cousin éloigné de mon beau-frère, mangeait la plupart du temps à leur faim. Celui-ci, daignait même, parfois laisser des miettes de pain à mon beau-frère, mais ne m'accordait pas à moi-même cette grande faveur. Il m'accusait, à juste titre d'ailleurs, de mal agir en échangeant la moitié de ma ration contre des cigarettes. Cette opinion étant partagée par mon beau-frère, je n'avais plus qu'à rester sur ma faim car je ne voulais, et ne pouvais renoncer à ma drogue.

Au bout de trois à quatre semaines, la rigueur de notre régime alimentaire faisait apparaître des signes très inquiétant. Les gens, surtout les plus âgés, commencèrent à tomber comme des mouches. L'œdème faisait son apparition parmi les quarante à cinquante ans; enfin la fatigue gagnait aussi bien les jeunes que les vieux. On évitait de trop bouger pour économiser notre énergie, car on avait maintenant, bel et bien compris que nous étions là pour la durée de la guerre, et une si on sait quand elle commence , on ignore quand elle finira. Tout de même, grâce à la pression de la Croix-Rouge, et de quelques personnalités influentes à l'extérieur, nous avons eu la visite d'une commission qui avait pour tâche d'examiner la situation. Pour prouver les sentiments humanitaires des autorités occupantes, ne serait-ce même que pour la propagande nazie, elle devait libérer quelques malheureux déjà à l'article de la mort. On commença par les malades de l'infirmerie, ceux qui souffraient de diverses affections graves et anciennes; puis ceux qui par suite de malnutrition souffraient d'œdème. C'était déjà largement trop pour les Allemands. Il y avait également ceux qui n'ayant pu trouver place à l'infirmerie et qui restaient couchés dans leur chambrée, comme mon bon ami Muller. La dernière fois que je lui ai rendu visite, son visage était gonflé, comme un ballon et il parlait avec difficulté. Effectivement il est sorti avec le premier contingent de malades. Enfin de compte, il y avait également tous ceux qui essayaient de s'en partir en simulant la maladie, comme j'ai moi-même essayé de le faire, mais cette fois-ci sans succès. À vrai dire, je n'avais même pas pensé vraiment à me présenter. Nous n'étions pas ici dans une armée quelconque, et l'on gardait même les gens à demi-moribonds. Mais j'ai finalement fait cette tentative, grâce à mon bon et fidèle ami le Dr. Falus, qui voulait à tout prix me récupérer et me faire quitter cette geôle. En ouvrant une parenthèse de nouveau, je voudrais expliquer la présence de Falus à ce point du récit.

On s'était quittés en 1940 le deux mars, lui parti en permission à Paris, tandis que moi entre temps, j'étais transféré à la Valbonne (dans des circonstances, que j'ai relaté en temps et lieu). Nous ne nous sommes revus qu'après l'armistice, vers le mois de septembre de la même année. Sa carrière de militaire actif, ou plutôt de combattant avait été de courte durée. Comme il le disait, la mort n'avait pas voulu de lui. C'est après son retour de permission qu'il avait appris les circonstances de mon singulier départ pour la Légion. Mais les événements se précipitaient, et après quelques semaines d'une instruction très intensive, il était versé dans un corps sanitaire comme brancardier et dirigé à sa grande satisfaction, vers les premières lignes. C'était là, comme il le disait, que la mort n'avait pas voulu de lui, et ce n'était pas de sa faute de l'avoir cherché. Après la débâcle, il avait été fait prisonnier, et c'est là qu'il a compris, qu'il lui restait beaucoup de choses à réaliser en ce bas monde: sa philosophie de la vie évoluait, prenait une autre tournure. Heureusement, sa captivité n'avait pas été de longue durée non plus, car une des clauses de l'armistice stipulait une libération immédiate de tous les soldats et officiers appartenant au corps médical, étant considéré, comme non combattants actifs. C'est ainsi, qu'à ma grande surprise, qui vois-je apparaître un beau matin de septembre? Mon grand et cher ami Falus en uniforme, m'apprenant son affectation comme médecin, dans un hôpital militaire de la rue de Vurcennes, à Paris. Il m'expliqua qu'il ne voulait pas se faire démobiliser, à cause de ses idées, car il était devenu un communiste convaincu, voyant plus rouge que Staline lui-même. Il voulait continuer la lutte et, selon lui la meilleure planque, c'était encore l'armée, aussi comme militant que comme juif. Combien il avait eu raison! En tous cas il se ménageait une existence sûre, une position enviable de médecin traitant dans un hôpital militaire, avec le grade de soldat de première classe, il allait pouvoir survivre. Très vite, il était devenu un membre éminent de notre cercle d'amis, c'est ainsi que le jour même de mon arrestation, il a été mis au courant. Naturellement, il avait suivi de près tous les événements qui avaient suivi la rafle dont j'étais l'une des victimes, et quand il a entendu parler d'une libération possible pour cause de maladie, aussitôt (connaissant mes aptitudes de comédien) il s'est mis à l'ouvrage. Il s'est procuré une radio, qui présentait une pleurésie aigue du poumon gauche qu'il m'envoya avec une carte postale dans laquelle il m'avertissait amicalement que je devais faire bien attention à ma faiblesse pulmonaire, car la moindre rechute pouvait m'être fatale...etc. Malheureusement, il avait omis de mentionner de quel poumon il s'agissait. Malgré moi je me prêtais au jeu, et je me suis présenté à l'infirmerie avec la radio et j'ai expliqué avec des mots savants l'histoire de ma maladie pulmonaire, jouant mon rôle à la perfection. Le médecin commença à m'examiner et me pose la première question: de quel côté j'ai eu la pleurésie. À ma réponse que c'était le droit, il me lança un regard plus que méchant, venimeux, me traitant de tous les noms possibles, que je n'étais qu'un être méprisable qui par égoïsme ne voyait pas le malheur des autres, de ceux qui étaient à l'article de la mort qui n'attendaient une dernière chance de survivre qu'en faisant partie du petit nombre bien restreint des libérés pour cause de maladie grave ou incurable. J'ai très vite compris ses paroles, et, avec une certaine honte dans le plus profond de moi-même, je suis retourné dans mon coin, réalisant que cette fois-ci, ce n'étais pas mon tour.

Et la vie, si on peut considérer comme telle, continuait. Chaque jour nous avions de plus en plus faim. Je ne crois pas qu'il puisse exister une souffrance plus aiguë que la faim. Dans la nuit, sur nos lits sans paillasse, directement sur les planches, tout le monde rêvait de nourriture, et l'on pouvait entendre le concert que les gens donnaient en mastiquant dans le vide, faisant littéralement trembler de peur les âtres les plus solides, avec les nerfs les plus inébranlables. Vers la fin octobre, finalement, nous avons reçu les colis de vêtements chauds. La plupart d'entre nous, dont mon beau-frère et moi-même, avons pu profité de l'ingéniosité de nos familles. Avec les vêtements, il était permis d'adresser des articles de toilette, ainsi nous avons reçu des boîtes de cirage, des tubes de pâte dentifrice, vidés de leur contenu d'origine et remplis de beurre fondu qui a fait notre délice quelques jours durant, mais qui nous a gratifié d'une sacré colique. Mais cela nous a fait quand même beaucoup de bien et un peu de variation dans notre vie quotidienne. Malgré toutes les misères et toutes les épreuves endurées, un certain mode de vie commençait à s'instituer avec ses habitudes, ses programmes, ses conférences données par des personnes compétentes, qui elles-mêmes avaient besoin de cette activité pour conserver leur moral. Une bonne partie des internés, en effet, surtout dans mes âges, finissaient par tomber dans une espèce de léthargie qui aboutissait directement à la folie douce.

À la mi-novembre, au moment où notre découragement atteignait son point culminant, j'étais, je me rappelle, tout tremblotant, en train de faire la queue pour un peu d'eau chaude, quand soudain, comme un éclair dans la noirceur la plus totale, a jailli la grande nouvelle. Je ne sais pas sous quelles pressions les Allemands autorisaient des colis alimentaires deux fois par mois par interné, avec défense absolue d'y joindre lettre, message quelconque, cigarettes, alcool. Quelle joie! Deux jours, à peine, plus tard, les colis commençaient à arriver. Les premiers bénéficiaires, même s'ils ne partagèrent pas leur colis, laissèrent leur ration à un voisin, ou tout au moins des bribes de nourriture. Enfin c'était la fête. En quelques jours, tout le monde avait pu recevoir son colis. D'un seul coup le camp était devenu bourdonnant, les gens parlaient, communiquaient, mais surtout fréquentaient assidûment les lieux d'aisance. Mon premier colis, je l'ai consommé en moins de quarante-huit heures. Même dans la nuit, dans l'obscurité la plus totale, j'éprouvais le besoin à me restaurer, et je n'arrêtais pas. Forcément, je me suis flanqué une indigestion phénoménale, et j'ai passé deux jours à vomir et à fréquenter les toilettes. Mais ensuite, comme si de rien n'était, j'ai recommencé à avoir faim, encore davantage et j'ai commencé à compter les jours en attendant mon prochain colis. Pendant ce temps, mon beau-frère, bien plus rationnel, réussissait à se nourrir pendant toute une semaine.

J'ai reçu mon deuxième et dernier colis le onze décembre, je me rappelle très bien de cette date, car deux jours après, le treize décembre, allait être une journée mémorable et, peut-être la plus chanceuse de ma vie entière. Malgré les circonstances qui ont caractérisées cette journée, nous allons voir, que, si quelqu'un est condamné à vivre, même s'il s'est cru perdu plusieurs fois dans son existence, pleines de situations impossibles, il restera vivant.

Le treize décembre 1941, au petit matin, des Allemands en uniforme, en nombre assez important, se présentèrent au camp, ordonnèrent à tous les internés sans aucune exception, même ceux de l'infirmerie, malades et médecins, de descendre dans la cour, avec tous leurs bagages et tous leurs biens. Nous, éternels optimistes, naïfs impénitents, croyons à une libération aussi brusque, qu'avait été brutale le rafle d'il y avait maintenant près de quatre mois. Avec mon beau-frère, nous avons jetés pêle-mêle nos affaires dans les deux valises que nous possédions. La mienne, par exemple, contenait tous les ustensiles et couverts que nous avions pu récupérer avec beaucoup de difficulté, tandis que la sienne était remplis de tout ce qui était nécessaire à la toilette quotidienne. Nous étions contents, cette répartition n'avait aucune importance, nous rentrions chez nous. Quelle n'a pas été notre surprise, une fois tout le monde dans la cour, d'entendre hurler des noms avec les numéros matricule (car nous avions eu droit à cette distinction aussi) avec ordre d'avancer de l'autre côté de la cour, devant les bureaux. Comme d'habitude, mon nom s'est trouvé parmi les premiers à être appelés. J'ai lancé « à tout à l'heure » à mon beau-frère en attrapant ma valise et mon baluchon de couvertures, je me suis dépêché vers les lieux de rassemblement. On a ainsi entendu trois cents noms et matricule suivis d'un silence de mort. Quelques minutes passèrent ainsi dans un silence hallucinant, puis une voix encore plus forte, plus terrifiante, ordonnait à tous ceux qui n'avaient pas été appelés de regagner leur chambrée avec tous leurs bagages. À cet instant, tout le monde a réalisé que quelque chose de très grave venait d'arriver. Effectivement, comme nous l'avons su une fois arrivés à destination, l'histoire se présentait de façon plutôt compliquée et, en même temps tragique. Le onze décembre à Paris, un général allemand était assassiné par un commando de la Résistance. Les Allemands, dans leur colère, décidèrent de faire une rafle au domicile, exclusivement d'intellectuels juifs. Le nombre était fixé à mille personnes. Des médecins (en petit nombre), des avocats, des ingénieurs (en grand nombre), d'anciens sénateurs, d'anciens membres de l'armée, des écrivains (tels J. Jacques Bernard, fils de Tristan Bernard), etc. Comme seulement sept cents avaient pu être ramassés à leur domicile, les Allemands, pour compléter leur chiffre, étaient venus à Drancy. C'est ainsi que je suis tombé dans les trois cents personnes choisies d'une façon si sagace, parmi ceux qui d'après leurs dossiers étaient considérés comme intellectuels. J'étais inscrit comme étudiant, tout comme mon futur beau-frère, (quel hasard!) François Horovitz qui, sans d'ailleurs nous connaître, avait également été désigné en même temps que moi, son frère Ladis, avec qui il était à Drancy était, lui aussi comme mon beau-frère Schillinger, resté au camp car l'un était marqué comme mécanicien dentiste, et l'autre comme tailleur. Une fois la cour entièrement dégagée, on nous a rassemblés par groupes de six et conduits sous surveillance étroite hors du camp où des autobus nous attendaient. Entassés à raison de soixante par véhicule, avec nos bagages, on nous a amené à la gare d'Austerlitz, où un convoi nous attendait rempli déjà au trois quart avec les prisonniers de la rafle de la nuit précédente. Je suivais les événements comme un hypnotisé, ma valise dans une main, mes couvertures dans l'autre, tout étourdi par le choc que je venais de subir, je ne savais pas, je ne cherchais pas à savoir, ou tout simplement je ne voulais pas savoir ce qui m'arrivait, j'allais vers mon destin suivant les gens devant moi. Dans le train, je me suis installé dans un coin, j'ai déballé mon colis reçu la veille et j'ai commencé à manger, à manger sans penser à autre chose, sans choisir. Une fois le ventre gonflé comme une outre, je me suis arrêté et j'ai fait l'échange d'un morceau de pain contre une cigarette, avec le voisin assis en face de moi, et j'ai fumé avec volupté comme si je m'étais trouvé dans la plus idéale des situations. Le train roulait dans la nuit froide de décembre. Toutes les fenêtres étaient camouflées et on ne pouvait rien apercevoir. À chaque extrémité du wagon, un soldat allemand, mitraillette braquée veillait afin que personne ne bouge plus qu'il ne fallait. Nous étions gardés comme les criminels les plus dangereux, la cause, nous l'avons su quelques jours plus tard, c'est que nous étions considérés comme des otages et, comme tels selon les lois de la guerre, nous étions soumis à une surveillance très étroite, toute tentative éventuelle d'évasion se serait soldée par une fusillade immédiate. Vers les onze heures du soir, notre train s'arrêta à une gare, et nous avons pu lire : COMPIEGNE. On nous a fait descendre du train, toujours étroitement surveillés par les soldats qui mitraillettes braquées sur nous, nous bousculaient continuellement, gueulant comme eux seuls savaient le faire « Raus Raus, Schnell! » Malgré la défense passive, la gare était illuminée, comme une rampe de théâtre, probablement par précaution et sur ordre spécial. Finalement, encore une fois, dans une colonne interminable, par rangées de six, entourés d'au moins une compagnie entière de soldats, nous avons pris la route. Nous avons dû marcher au moins huit à dix kilomètres jusqu'au camp situé en dehors de la ville, bousculés continuellement, fatigués, sans force, exténués après quatre mois de détention. Si, par hasard, quelqu'un s'avisait de trébucher, tout de suite un soldat d'un coup de crosse ou d'un coup de bottes le remettait dans le rang. Moi-même, par trois fois au moins, j'ai été bousculé de telle sorte, qu'avec mon baluchon de couvertures à la main gauche j'ai trébuché , mais ramassant en vitesse mes affaires, je me suis remis dans les rangs, sans demander mon reste. Il était minuit bien passé, quand nous sommes finalement arrivés au camp. On nous a conduit dans un bâtiment de plain-pied, où il y avait une dizaine de chambrées. C'était également une caserne désaffectée, mais construite en pierres et briques, bonne construction, solide et en bon état. Les chambrées étaient prévues pour trente personnes, avec lits superposés, soit une quinzaine de lits doubles, mais naturellement sans matelas, ni paillasse. Dans la pièce un bon poêle, mais qui ne marchait pas, faute de combustible. C'est bien plus tard seulement, que nous avons pu obtenir un minimum de bois de chauffage. Forcément exténués, morts de fatigues, nous sommes tombés sur nos grabats, et au bout de quelques minutes, un silence total régnait dans la chambre. Il faisait encore nuit noire quand un véritable hurlement nous a ramenés à la triste réalité, ordonnant le rassemblement général, toujours par rangées de six, devant la chambrée, dehors dans le froid pour le « appel », comme ils l'appelaient. En quelques minutes, nous nous sommes tous retrouvée en rangs, et, comme des moutons, nous attendions docilement en grelottant, que ces messieurs daignent venir nous compter comme du bétail, et pour trouver le compte exact, nous compter et recompter cinq à six fois, et finalement nous laisser après une heure, des fois deux heures d'attente stérile.

Nous étions maintenant le quatorze décembre 1941, et je commençais la deuxième partie de mon internement, celle-là à Compiegne, tout d'abord comme otage, avec tout ce que cela comporte, pendant à peu près une semaine, et ensuite en tant que simple Juif apte à la déportation. L'histoire, brièvement, est la suivante. Étant donné que parmi ces quelque mille personnes internées dans ce camp à Compiegne, se trouvait groupée l'élite de la Communauté Juive Française, des pressions se faisaient sentir de toutes parts, des personnes influentes de la société française et même de Vichy. Les Allemands baissèrent pavillon et commencèrent leur sentence initiale, en accord avec le commissaire juif de Paris; En tant qu'otages, nous étions menacés d'exécution sommaire au moindre attentat commis sur le territoire de la France occupée. Au lieu d'otages, nous étions maintenant considérés comme de simples internés « voués » à la déportation. Cet accord coûtait au consistoire dix millions de Francs-or de rançon, une grande partie avait pu être financée grâce à quelques très riches familles juives, telles que les Rotschild.

Le camp de Compiègne était un ensemble composé de trois camps différents. À notre droite, le camp des internés yougoslaves, duquel nous étions séparés par deux hautes clôtures, entre lesquelles patrouillaient fréquemment des militaires accompagnés d'un gros berger allemand. En fait, avant notre arrivée, la partie du camp où nous étions appartenait également aux Yougoslaves. Seule l'urgence avait imposé aux Allemands à réserver et préparer rapidement ce camp spécial pour les Juifs. Loin derrière nous, le camp des communistes. Ceux-ci étaient considérés comme les pires ennemis, ennemis de la nation, mais surtout ennemis politiques et comme tels, assimilés à des otages, les exécutions y étaient d'ailleurs assez fréquentes. Par contre, administrativement, le camp communiste, tout comme le camp yougoslave, bénéficiait d'un statut international, avec les mêmes droits, plus ou moins respectés que les prisonniers politiques. Et nous, pendant ce temps, nous étions considérés comme des parias, des êtres inférieurs, de la vermine, et nous n'avions droit à aucun statut. Il y avait tout de même une singulière différence avec Drancy. Ici nous avions le droit d'acheter des cigarettes, au prorata des rations en vigueur. Mais aucune correspondance avec l'extérieur, et moins encore de colis, et tout manquement à ces règles était très sévèrement réprimé. Mais il est permis , même de voler, à condition de ne pas être pris. Ainsi, malgré les contrôles les plus rigoureux, malgré les chiens, les miradors, une contrebande, à un niveau élevé, s'était organisée dès la tombée du jour, jusqu'au petit matin, dans le froid, dans la neige. Ce trafic se faisait surtout avec les Yougoslaves; c'était relativement facile car leurs bâtiments étaient assez proches, séparés seulement par une épaisse palissade, sans trous ni fissures. Impossible donc d'y voir à travers ou de glisser le moindre objet. Mais il restait la ressource de jeter par dessus la palissade. Et c'est ainsi que le contact avait pu s'établir. Il suffisait de faire très attention à la patrouille.

En observant autour de moi, en bavardant avec mes compagnons de misère, je me suis rendu compte que les mille internés n'étaient pas tous des intellectuels, comme l'avaient prétendu les Allemands dans leurs communiqués concernant la rafle, loin de là. À peu près quinze pour cent des internés étaient de simples ouvriers, quelques tailleurs, journaliers, commerçants, négociants, tous n'étaient pas de nationalité française. C'était enfin un mélange, ou quatre-vingt-quinze pour cent seulement pouvaient être considérés comme semi ou purs intellectuels. Mais c'était suffisant pour donner à ce camp une coloration spéciale.

Dès le premier jour, j'ai eu la chance de rencontrer deux de mes compatriotes, anciennes connaissances parisiennes, dont l'un m'aidait à survivre physiquement et l'autre moralement. C'était respectivement Braun Arpad et Lusztig Feri. Arpad était un homme tout ce qu'il y avait de bon, simple, gentil. En m'apercevant, maigre, barbu, avec une chevelure de plusieurs mois, vêtu de deux pantalons l'un sur l'autre, de plusieurs tricots, une veste, un par-dessus, il a tout simplement fondu en larmes et, m'embrassant, il m'a fait la promesse de veiller sur moi et de m'aider à résister. Il a tenu parole. Il a beaucoup trafiqué, risquant gros et, je crois, dans le seul but de me venir en aide. De fait, plusieurs fois dans la semaine, ma ration de pain était doublée, voire même triplée. Un petit bout de margarine était rajouté par ci par là, avec quelques cigarettes supplémentaires. Il a fait enfin tout ce qui était du domaine du possible. Au fond, la raison de cette grande amitié n'était autre que le piteux état dans lequel il m'avait découvert. Nous nous étions rencontrés quelques fois chez Rosen, dont il était le beau-frère. Mais j'étais plutôt ami avec sa femme et je dois l'avouer, un ami très intime, elle avait été ma maîtresse durant quelques mois. Le destin est curieux! Au début, j'étais très gêné de recevoir toutes ces bonnes choses qui me tombaient du ciel, mais tout compte fait, ce n'était pas vraiment le moment de tenir compte de mes réticences et de mes états d'âme.

Mon deuxième ange gardien, qui lui m'apportait une assistance morale était mon ami Lusztig. Grâce à son caractère bien trempé et optimiste de grand intellectuel, il a réussi à maintes et maintes reprises à me remettre dans la bonne voie, car j'avais perdu plus d'une fois toute maîtrise de moi-même.

Les jours, les semaines et les mois passaient dans l'incertitude la plus total. Les bobards, les fausses nouvelles ne manquaient guère, ici non plus, tout comme à Drancy, sauf qu'ici nous avions une source non négligeable de renseignements : les communistes, bien que leur camp avait été pour nous pratiquement inaccessible à quatre ou cinq exceptions près, quand nous étions conduits, en rang serrés, encadrés par un détachement de soldats, pour subir une désinfection, et une douche à une eau pratiquement froide. Nous étions, en effet, littéralement infestés de poux et les Allemands se faisaient un plaisir de nous examiner, tous nus, cherchant les poux à la loupe, nous scrutant de la tête aux pieds, s'arrêtant parfois sur le sexe avec un plaisir malin. De temps en temps, nous avions la chance de contacter l'un d'entre eux, des communistes, qui venaient pour effectuer un travail quelconque dans notre camp, des ouvriers spécialisés dans la plomberie ou dans l'électricité. Ils étaient bien mieux renseignés que nous, car ils avaient un contact avec l'extérieur. En tant que prisonniers politiques ils avaient droit à une correspondance (censurée) et à des colis alimentaires. Leur camp était très bien organisé avec une discipline rigoureuse, librement consentie. Par leur contact, donc, nous savions plus ou moins ce qui se passait dehors. Nous étions informés de ces nouvelles au cours des conférences qui se tenaient presque journellement dans l'un ou l'autre des bâtiments. Les nouvelles devenaient de plus en plus mauvaises, les attentats contre les Allemands se multipliaient et les mesures de rétorsion étaient de plus en plus fréquentes et de plus en plus cruelles. Très souvent, maintenant, nous entendions, en pleine nuit, chanter la Marseillaise suivie de l'internationale ce qui signifiait l'exécution d'un otage parmi les communistes. Comme nous aussi nous pouvions nous considérer comme des otages, la peur nous tenaillait chaque fois que ces chants patriotiques et révolutionnaires se faisaient entendre et un frisson glacé nous parcourait tout le corps.

Malgré tous les efforts de mon bon ami Braun pour soulager ma faim perpétuelle, j'étais constamment à la recherche de nourriture, c'était devenu chez moi une véritable obsession. Ainsi on pouvait me trouver le plus souvent à rôder autour de la cuisine, sur les tas d'ordures, à la recherche de quelques épluchures de carottes, de navets ou de pommes de terre. Un jour, un interné d'un certain âge m'a questionné, me demandant ce que je faisais. Je lui ai raconté mon précédent séjour à Drancy et mon éternelle faim. Il m'a alors demandé mon numéro de bâtiment et de chambre, et le soir même j'ai bénéficié d'une ration supplémentaire d'une soupe bien épaisse. C'était sa ration qu'il m'offrait avec une grande générosité. À ma propre surprise, j'ai immédiatement accepté, sans hésitation aucune. Mais le lendemain, quand il s'est présenté à nouveau, là j'ai refusé net, en le remerciant de sa gentillesse. Cela se passait tout à fait au début de notre arrivée à Compiègne et lui ne devait pas encore bien ressentir le manque de nourriture. Mais quand même son geste m'a semblé tellement humanitaire et noble, et m'a touché à un tel point que, malgré ma faim, j'ai pu refuser son offre.

Par dessus la clôture, le marché noir avec les Yougoslaves battait son plein. Cela devenait d'autant plus facile que, parmi ceux-ci certains parlaient le hongrois. Bien que n'étant qu'une douzaine de Hongrois, nous avons pu trouver des contacts plus ou moins amicaux, et parfois même de la parenté. Ainsi, c'est à la suite d'une correspondance venue de l'autre côté de la clôture que j'ai fait la connaissance d'un jeune homme de vingt ans, qui deviendra trois ans plus tard mon beau-père François Horovitz. J'étais en train de laver et en même temps de faire cuire dans l'eau bouillante des épluchures de pomme de terre, que j'ai entendu prononcé mon nom par un jeune garçon bien maigre, tenant dans sa main un paquet de tabac gris. Dans un hongrois à peine compréhensible il venait m'apprendre qu'il avait un oncle détenu chez les Yougoslaves, et ce tabac serait suivi par pas mal de produits très intéressants qui provenaient d'un colis de ma sœur Emma, par l'intermédiaire de la tante Irène (femme de l'oncle yougoslave). Bien sûr, toute cette histoire me paraissait incroyable et en même temps parfaitement naturelle. En fin de compte, j'ai tout de même réalisé, et ce fut d'ailleurs la seule et unique fois que j'ai pu recevoir quoi que ce soit de l'extérieur durant mon séjour à Compiègne. Mais je ne peux me rappeler qu'avec tendresse toutes ces personnes, et une immense gratitude envers ma sœur Emma, la tante Irène et également son mari Marco que je n'ai pas eu la chance de connaître car il a disparu en déportation , et aussi bien mon beau-père François, tous ces êtres, qui ont pu dans leur bonté infinie venir à mon aide à une époque où le mince fil qui me rattachait encore à la vie était sur le point de se rompre.

Il fallut toute une semaine pour que tous les éléments du colis me soient livrés à la faveur de la nuit, par l'entremise des contrebandiers. Non seulement ces braves gens risquaient leur vie pour leur propre compte, mais ils ne refusaient pas de livrer de colis sans même rien exiger en contrepartie. Pendant toute cette semaine, j'ai vécu dans l'attente de la livraison d'aliments qui, aussitôt reçus, étaient aussitôt consommés. Je me rappelle aussi qu'un soir, j'avais reçu deux grosses plaques de chocolat que j'ai ingurgités le soir même, mais toute la nuit j'ai souffert le martyr avec de violentes crampes d'estomac.

À mesure que le temps passait, la faim et le froid commençaient à avoir raison de mon esprit, et une profonde dépression envahissait mon être tout entier. Ceux qui m'étaient les plus proches voyaient bien mon désarroi et essayaient de me réconforter de leur mieux, et là mon ami Lusztig jouait un rôle très important pour la sauvegarde de mon équilibre psychique. Pour apaiser ma faim perpétuelle j'échangeais tout ce que je pouvais. Ainsi, contre ma montre-bracelet, j'ai obtenu une demi boule de pain, pour mes gants de cuir une ration, pour une couverture également une ration. Il n'y a qu'un objet que je n'ai jamais voulu échanger, une fine bague en or que j'avais reçu de ma mère lors de son départ de la Hongrie et que je considérais comme un talisman qui me protégeais. Une seule fois j'ai été sur le point de céder à la tentation quand un Allemand, par l'intermédiaire des cuistots m'en avait offert deux boules de pain. J'ai réussi à refuser héroïquement.

Nous étions en plein mois de janvier 1942, la faim et le froid nous travaillaient tous. Je ne sais lequel parmi la douzaine de Hongrois a eu alors une idée formidable qui nous a tous très bien servis. Tous sauf un seul, un homme malingre, fanatique qui plaçait tous ses espoirs en Dieu, priant, psalmodiant toute la journée des prières. Je l'avais déjà connu à Drancy, car avec ma brève concertation avec le Judaïsme et tout ce qui avait à trait à la religion, j'avais eu avec lui aussi de longues conversations, d'autant plus facilement que nous parlions la même langue, le Hongrois. J'avais coutume de le retrouver à n'importe quel moment de la journée, dans une petite salle qui avait fait office de synagogue pendant les fêtes de Roshashana et Yom Kippour. Les Allemands avaient omis (volontairement) de reprendre cette salle et depuis elle était devenue son refuge et ce jusqu'au jour où nous avons été transférés à Compiègne, où, par le plus grands des hasards nous avons échoué dans la même chambrée. Avant de poursuivre mon récit sur cette idée géniale qu'avait eu un de mes compatriotes, j'aimerais, en quelques mots faire connaître certaines personnes avec lesquelles je vivais, ou plutôt j'essayais de vivre, mes compagnons de misère.

Tout d'abord ce pauvre religieux nommé Adler, et son copain, son voisin de lit nommé Tourwel, Juif d'origine polonaise, également versé en religion, mais moins fanatique, plus terre à terre. Ils étaient, tous deux en perpétuelles discussions sur ce qui était permis ou non par la religion pour les prisonniers. Comme toutes ces palabres se déroulaient en Yiddish, je ne pouvais pas bien suivre, mais tout de même, elles me mettaient parfois un peu de diversité dans mes pensées bien sombres. Mon voisin de lit était Me Lehman, un avocat, que par le plus grand des hasards j'ai eu l'occasion de rencontrer à plusieurs reprises après la guerre. Ultérieurement, j'y reviendrai plus longuement dans mon récit. De l'autre côté du lit, le jeune et sympathique Maître Levinstein, qui par sa tristesse infinie, sa barbe d'un noir corbeau, faisait pitié à toute la chambrée. Il n'arrêtait pas de parler du petit garçon que venait d'avoir sa femme la veille de son arrestation et qu'il ne connaîtrait peut-être jamais. Il avait malheureusement dit vrai. Face à nous une autre rangée, avec le lit d'un ingénieur d'à peine 25 ans, le jeune Peguman, avec son oncle un négociant d'une soixantaine d'années, homme très renfermé qui n'adressait la parole qu'à son neveu. Il y avait ensuite un certain nombre de personnes dont le nom m'échappe, pour la plupart très fiers de leur origine française, ne pouvant réaliser la triste vérité qu'ils n'étaient non pas des Juifs français, mais tout simplement des Juifs en France. Ceux-ci dans leur extrême chauvinisme ne daignaient même pas adresser la parole à des étrangers dans mon genre. C'était là la composition de ma chambrée. Il n'était donc pas étonnant que j'ai recherché par tous les moyens la compagnie de mes compatriotes, pour dans ce calvaire essayer de retrouver un peu de compréhension, d'espoir.

Je reviens maintenant à cette fameuse idée de mon compatriote. Il se trouvait que, par hasard, le commandant de notre camp spécial était un vétéran de 14-18, général autrichien qui, à cette époque, avait commandé un régiment en tant que colonel de l'armée austro-hongroise. Par conséquent, l'entité hongroise, même juive n'était pas une chose étrangère à ses yeux; au contraire il paraissait très favorable à la nation hongroise. Même pour rechercher encore plus loin, la coïncidence voulu que ce général n'était pas tout à fait inconnu à deux de mes camarades d'infortune. Louis Steiner et Georges Maiton. Tous deux avaient servi dans son régiment, sous ses ordres, l'un comme lieutenant, l'autre comme capitaine. D'autre part à cette époque, janvier 1942, il restait encore dans l'armée hongroise quelques Juifs techniciens « irremplaçables » maintenus dans le service actif.

C'est Louis Steiner qui avait eu l'idée de faire parvenir au commandant une espèce de pétition signée par tous les Hongrois et demandant notre libération en tant que sujets Hongrois, originaires d'un pays allié aux Allemands. Notre demande tombait à pic. Personnellement, je pense que notre demande devait coïncider avec un processus de la liquidation de ce camp spécial dont les Allemands n'avaient plus besoin, la sentence initiale qui nous faisait considérer comme otages ayant été rapportée, nous étions bons maintenant pour la déportation. Tout d'abord, à notre vive surprise, notre demande avait reçu un avis favorable du commandant qui n'avait même pas pris la peine de demander l'avis de la gestapo. C'était, en effet, un vieux militaire, fier de la Wehrmacht, en opposition directe avec la gestapo et même adversaire farouche. Il se considérait, en effet, comme un soldat et non comme un pion sur l'échiquier de la politique nazie. Non seulement il avait accepté notre pétition, mais il avait généralisé le principe en tenant compte de tous ceux qui étaient des citoyens reconnus de pays neutres ou alliés et non occupés par les troupes allemandes. C'est ainsi que par un beau matin de la fin du mois de février, exactement le 25, après l'appel du matin, on nous a annoncé que tous ceux qui pouvaient prouver par leur consulat leur appartenance en tant que citoyens reconnus, en règle, aux pays suivants : Hongrie, Italie, Suisse, Turquie, Bulgarie, seraient libérés dans les plus brefs délais possible. Encore une fois, quel heureux hasard! Avec un Juif Suisse, nous étions les seuls à posséder des passeports valables, sur nous, ce qui équivalait à une libération prompte et sans problème. Voilà à quoi m'avait servi d'être retourné en Hongrie en 1938 pour y accomplir mon service militaire. Si le destin ne m'avait pas aidé et poussé à agir ainsi, instinctivement, j'aurais été perdu, car le consul hongrois n'aurait certainement pas reconnu comme un citoyen en règle, un vulgaire déserteur. Mon dossier était au consulat et y figurait ma précédente demande pour l'extension de la validité de mon passeport aux Etats-Unis et aussi la réponse des autorités militaires hongroises qui me faisaient obligation de retourner en Hongrie pour y assumer mes obligations militaires. Bien sûr que possédant ce fameux passeport valide, je n'ai pas été libéré sur le champ. Nous avons reçu, cela a été d'ailleurs la seule et unique fois, des cartes postales afin que nous puissions demander à nos parents et amis de nous procurer l'attestation de nos consulats respectifs. Dans le même temps, nous avons réussi, ensemble notre groupe des douze compatriotes hongrois, à faire sortir clandestinement une lettre commune avec l'adresse de chacun de nous. Au bout de quelques jours, certains commencèrent à être convoqués au bureau du commandant en vue de leur libération. Les jours passaient, et à mon grand désespoir, je me trouvais toujours dans l'attente de ma libération; j'attendais dans une anxiété extrême, voyant que l'un après l'autre partait, tandis que moi, qui en principe étais libérable immédiatement j'attendais toujours le feu vert. Finalement, le 14 mars, vers dix heures du matin, je rôdais, cherchant quelques épluchures de pommes de terre pour accommoder ma soupe du midi, quand j'ai entendu crié mon nom. Je me suis précipité, en enfouissant précautionneusement dans ma poche, mes précieuses épluchures, vers le soldat allemand, qui avec de rudes « Schnell » et

« Raus » m'a ordonné de boucler ma valise. J'ai compris, et à toute allure je me suis précipité, ramassant tout ce qui traînait sur mon lit, et toujours mes fameuses épluchures en poche, j'ai récupéré jusqu'à la plus petite miette de pain et ai mis tout dans ma valise au lieu d'en faire don à mes camarades. Je me souviens, la veille nous avions reçu des colis de la Crois Rouge, quelques biscuits, un peu de marmelade, que j'avais mis de côté pour midi. J'ai tout ramassé soigneusement, l'ai bien enveloppé et enfoui dans ma valise. Dehors il faisait beau, c'était le printemps, aussi la chambrée était totalement déserte et je ne pouvais même plus faire mes adieux à quiconque. Heureusement Braun Arpad qui était toujours à mes trousses pour éviter que je ne commette une bêtise quelconque. Il venait justement m'apporter un demi pain fantaisie qu'il venait de se procurer chez les Yougoslaves. Quand il m'a vu me préparer, là encore il a fondu en larmes, mais cette fois-ci c'était de joie. En s'embrassant on s'est dit au revoir et je lui ai promis de faire l'impossible pour lui faire obtenir un certificat du consul. Son cas était difficile car, depuis son arrivée en France, il y avait une quinzaine d'années, il ne s'était jamais présenté au consulat hongrois. Il n'avait plus de passeport et ne possédait qu'un acte de naissance. Mais grâce à l'ingéniosité de ma sœur Emma, on a réussi à le faire sortir lui aussi. Ma valise une fois prête, avec toutes mes affaires, je me suis présenté dans les bureaux, où à ma grande surprise ma sœur Emma m'attendait avec anxiété. Cinq minutes plus tard, nous étions hors de l'enceinte du camp. Emma avait en sa possession tous mes papiers : certificat de libération, attestant d'un séjour de trois mois dans le camp de Compiègne, mais sans mention de mes quatre mois à Drancy, le fameux récépissé de mon permis de séjour expiré depuis six mois, et également un imprimé m'ordonnant de me présenter, dans les trois jours suivant ma libération à la Kommandatur, c'est-à-dire les bureaux de la gestapo. Sitôt dehors, nous nous sommes rendus dans le bistro face au camp, où après avoir dégusté tout un tas de bonnes choses que ma sœur m'avait apportées, elle s'est mise en devoir de me raconter ma libération. Mais il fallait se dépêcher pour prendre le train et arriver avant huit heures du soir, car depuis plusieurs mois un couvre-feu, uniquement pour les juifs, interdisait toute circulation de huit heures le soir jusqu'à cinq heures le matin, encore une gentillesse des Allemands! Enfin ma sœur raconta qu'elle avait bien reçu ma lettre officielle, et également la lettre clandestine. Elle s'était aussitôt rendue au consulat hongrois où on lui a demandé de présenter mon passeport, preuve de mon retour en Hongrie et de l'accomplissement de mes obligations militaires. Dans l'impossibilité de présenter cette pièce, Emma a, en fin de compte, réussi à obtenir une entrevue directement avec le consul, et l'a tout de même convaincu de la justesse de ma cause, lui promettant que dès mon retour je me présenterai à lui avec mon passeport prouvant ma présence en Hongrie en 1938. (Dès ma libération, je me suis empressé d'accomplir cette démarche, qui allait également aider les affaires de Braun Arpad). Quand, finalement en possession du document du consulat, Emma se présenta au camp, on lui a répondu que j'étais déjà libéré, et ce le jour même de l'application de l'ordonnance. Quelle ne fut pas sa surprise et son angoisse! Après une longue et pénible explication qui se termina chez le commandant, celui-ci fit envoyer un soldat à ma recherche et c'est ainsi par hasard qu'il m'a trouvé en hurlant mon nom. En fin de compte, j'ai toujours eu de la chance dans ma vie, réussissant à m'en sortir par la faveur du hasard et de mon étrange destin, mais en passant au travers d'épreuves trop dures en égard à la fragilité de mon être.

Des douze Hongrois, onze avaient réussi à se faire libérer. Un seul, le malheureux Adler n'avait pu sortir, par la faute de sa famille, car le consul hongrois avait montré une grande bienveillance envers ses compatriotes Juifs. Un simple papier montrant une appartenance à la Hongrie, un peu de persuasion, enfin un minimum de doigté. Comme, par exemple, le cas de mon beau-frère, le jeune François Horovitz. Il avait à peine trois ans quand il avait quitté la Hongrie, avec un passeport commun avec sa mère. Donc il n'avait même pas d'acte de naissance. C'est en fouillant dans ses affaires d'école, que sa sœur a mis la main par hasard sur une feuille de papier sur laquelle le gosse avait griffonné son nom, le lieu et le date de sa naissance. Sa sœur est passée au commissariat de police légaliser ce papier. Avec son « charme fascinant » elle ne pouvait que réussir et obtenir le document nécessaire à la libération de son frère. Donc si les Adler n'avaient pas réussi, c'était bien à cause de leur propre maladresse. Quelque temps après, les Allemands, avec l'aide de la Croix Rouge, formèrent une commission chargée d'étudier la libération des malades et des internés de 65 ans et plus. Ainsi furent libérées certaines personnes, des mes connaissances, Lehmaun, mon compagnon de chambrée, il couchait en bas et moi en haut, Henry Meyer dont j'ai fait connaissance après la guerre personnellement, bien que je l'avais vu et connu comme camarade de malheur, venant visiter Lehmaun dans notre chambrée, et chez qui j'ai retrouvé à plusieurs reprises Lenhaum, avocat de son état, l'écrivain J. Jacques Bernard fils de Tristan, qui après la libération a fait paraître un livre sur le camp de Compiègne, avec comme titre « Le camp de la mort lente ». Une fois toutes ces libérations effectuées, il restait à peu près six à sept cents personnes qui furent transférées à Drancy d'où, selon la « solution finale », slogan si cher à Monsieur Eichman (maudit soit même son nom), elles furent par la suite déportées, gazées et brûlées avec les six millions de martyrs, au nom de qui? de quoi? je me le demande.

Le train qui nous ramenait de Compiègne à Paris avait pris du retard et nous arrivâmes un peu après huit heures à Paris. Avec ma sœur nous étions assez apeurés, et, prenant le métro, nous avons prié le Bon Dieu de nous aider à arriver à notre maison sans tomber dans les filets si souvent tendus par les agents de la Gestapo. Finalement, nous sommes arrivés, tout en nage, vers les huit heures quarante-cinq. Ma tante Szérén, femme de mon oncle Jenö, gardait ma petite nièce Rose-Marie, qui venait d'avoir un an et trois semaines. Inutile de dire qu'aussi bien mon état physique (je pesais quelques 45 kg) que mon état psychique laissaient beaucoup à désirer. J'étais plein de crasse, mais, en plus tous mes vêtements étaient infectés de poux, et mon corps tout couvert de plaies causées par des démangeaisons insupportables qui obligeaient à se gratter sans cesse. J'étais triste à voir. Sitôt arrivé, sans même continuer à manger, j'ai pris tout ce qui me restait de courage pour, vite, me débarrasser de mes haillons et me nettoyer minutieusement, rasant tout ce qui était possible de raser, me lavant et me relavant tout le corps dans une eau bien chaude, jusqu'au petit matin. Enfin me jugeant assez propre, reclus de fatigue et de sommeil, je me suis écroulé sur mon lit. Je me suis réveillé que le lendemain vers midi, et, comme si de rien n'était, j'ai pris un bon petit déjeuner : café et tartines beurrées, puis je me suis habillé, et me voilà parti rencontrer et saluer les amis.

Comme je l'ai dit, ces sept mois de détention avaient fait plus de dégâts à mon esprit qu'à mon corps, à un tel point qu'il m'a fallut quatre à cinq mois pour rétablir mon équilibre mental. Je me conduisais comme un somnambule, obéissant par instinct aux obligations du quotidien, sans poser aucune question, sans même me rendre compte de ce qui se passait autour de moi. J'avais bien quand même remarqué une espèce de gêne chez mon ami November, ainsi que chez les Fegyveres, mais j'avais tout simplement pensé que les épreuves que j'avais subies durant ma captivité les avaient incités à tenir une certaine réserve. La cause était une histoire pourtant, une histoire d'amour dont j'avais été, sans le savoir, un des héros du triangle amoureux. Il faut revenir au jour de mon arrestation le 20 août 1941, ce jour où j'avais eu ce fameux rendez-vous avec Suzanne qui, suivant mon ultimatum, devait prendre sa décision. Vers deux heures de l'après-midi, ne me voyant pas arriver et, bien que sachant ce qui s'était passé dans le onzième et vingtième arrondissement avec la rafle, elle n'a pas craint, une fois le calme revenu, de se précipiter à mon domicile où elle a trouvé ma sœur Emma, avec sa petite fille de cinq mois, toute en larmes, qui lui a raconté notre arrestation, à tous deux, mon beau-frère et moi. Les deux femmes sont devenues ainsi de grandes amies. Suzanne lui a raconté notre brève idylle en accentuant peut-être un peu son attachement à mon humble personne, ce qui fut la cause directe d'une aventure plutôt cocasse qui nous a amenés Suzanne et moi, deux mois après ma libération à des fiançailles pas réellement souhaitées par elle, mais tout de même célébrées en bonne et due forme selon les règles et traditions du rite juif, avec contrat, témoins et tout le tralala. Suzanne, donc, après des confidences réciproques avec Emma, n'écoutant que son cœur généreux et sensible emmena ma sœur et la petite Rose-Marie chez ses parents, où elle pourrait mieux les soutenir moralement et aussi matériellement. C'est ainsi qu'Emma était devenue une amie de la famille Slomovitch.

C'était une famille typique de ces immigrants, installés déjà depuis quelques années à Paris. Moitié polonais, moitié hongrois, parlant un mauvais hongrois et peu de français, leur langage était le yiddish. Les parents, surtout le père, étaient très pieux, les enfants, au nombre de quatre, deux garçons et deux filles, s'acheminaient vers l'assimilation. Il y avait certes conflit de générations, mais c'était une famille unie, très généreuse, une vraie famille juive. Le père, en plus de son commerce de vieux bijoux, d'or à la casse, faisait un peu de marché noir « sur les bords » avec tout ce qui se présentait. Il avait un sens très aigu du commerce et aussi beaucoup de relations dans la communauté. Il assurait ainsi une vie confortable à sa famille en ces jours tristes et difficiles. C'est ainsi que s'étaient établies des relations plus qu'amicales avec ma sœur Emma, et naturellement, j'étais au cœur de leurs conversations. Emma faisait « l'article », les Slomovitch acquiesçaient.

Le contact avec mes camarades de quartier latin ainsi qu'avec mon ami Falus avait été maintenu par Emma et Suzanne, et c'est en introduisant Suzanne dans ce cercle d'amis qu'Emma déclencha le démarrage et l'épanouissement de ce triangle amoureux entre Suzanne, November et moi. Mon grand ami November qui était toujours en quête d'un aventure amoureuse, avec ses yeux pleins d'une douce mélancolie, avait dès le premier abord exercé une influence quasi magnétique sur Suzanne, qui elle-même depuis notre première rencontre, inconsciemment était prête à tenter une aventure. Au fur et à mesure qu'ils se rencontraient, d'abord en présence d'Emma, puis en tête à tête, leurs sentiments s'affermissaient et se transformaient en un amour qui paraissait impossible. D'un côté, les parents de Suzanne ne voyaient pas d'un bon œil cette amitié entre les jeunes gens, considérant Suzanne comme promise à moi, et sans me connaître personnellement, ils avaient estimé que je devais être un mari idéal pour leur fille. D'un autre côté, ils trouvaient que November n'était pas d'une famille suffisamment pieuse pour pouvoir être accepté comme gendre. On aurait pu penser qu'ils avaient fait une enquête approfondie et positive à mon égard, pour se montrer à ce point négatif vis à vis de November. Suzanne, quant à elle, était plongée dans un tout autre dilemme. Personnellement, je ne comptais pas pour la simple et bonne raison que je n'étais pas là, et au contraire, ma réapparition éventuelle était totalement exclue du scénario. Il y avait eu tout un autre litige entre les deux jeunes gens, et ce, par la faute de November qui ne pouvait pas exister, subsister sans « La Femme ». Il avait donc eu une maîtresse, une certaine madame Caron, femme extrêmement serviable, gentille, intelligente, possédant toutes les qualités requises pour faire la maîtresse idéale. Elle pouvait s'éclipser au moment voulu et ne réapparaître qu'en cas de besoin. Elle avait quarante ans (bien sonnés), November avait 26. Elle ne semblait donc pas être une rivale bien sérieuse pour Suzanne, mais celle-ci par fierté, ne pouvait, bien sûr, accepter la présence d'une maîtresse, aussi âgée ou discrète fut-elle. Malgré tout, les deux jeunes gens se rencontraient de plus en plus souvent. Les jeux tendres de mon ami, ses déclarations sans cesse réitérées, avaient chaque fois raison des révoltes de Suzanne. C'est dans l'effervescence de cet amour impossible que survint ma libération inattendue, et j'apparaissait comme un cheveux dans la soupe dans ce psychodrame.

Pour Suzanne, c'était une occasion inespérée de me jouer contre madame Caron, et pour la famille Slomovitch de me jouer contre November, et moi, au beau milieu, j'étais comme un pauvre pion innocent manipulé comme sur un échiquier. Je vivais dans une confusion totale, ne m'occupant que de mon bien-être qui m'était largement procuré par les Slomovitch. Dès mon arrivée, ils m'avaient accueilli, recueilli chez eux comme un de leurs fils, et s'étaient fait un devoir de le faire car bien rares étaient ceux qui avaient eu la chance de sortir indemnes des mains des Nazis, je dis bien indemnes physiquement, car les blessures intérieures ne sont pas visibles. Suzanne était visiblement contente de me retrouver, elle était aux petits soins pour moi. Nous passions ensemble le plus clair de notre temps à bavarder, à nous promener, à renouveler ma maigre garde-robe. Grâce à l'aide de ses parents qui avançaient l'argent, nous sommes allés chez des marchands de tissus, puis Suzanne m'avait amené chez une couturière d'elle seule connue, qui m'a confectionné des chemises. Dans les magasins il n'y avait guère que des articles de très basse qualité qui eux-mêmes étaient vendus contre remise de tickets de rationnement, qui se faisaient rares.

Enfin tout paraissait de bien aller. À cause du couvre-feu, pour que je puisse assister aux dîner du vendredi soir, j'ai passé la nuit de vendredi à samedi chez eux, en dormant, avec l'aîné de la famille Antoine, un garçon de 20 ans, qui pendant des heures m'entretenait de ses désirs de joindre la résistance et de se venger sur les Allemands. Il ne soupçonnait pas encore, dans quelques mois, lui aussi tombera dans une rafle et qu'il sera déporté et brûlé avec les autres. Ce que j'ignorais, que malgré nos mamours de plus en plus présents, Suzanne fréquentait régulièrement November en discutant et en le menaçant d'un éventuel mariage avec moi, s'il ne quittait pas madame Caron. Comme il ne bronchait pas, à la propre initiative de Suzanne, et à la grande satisfaction de ses parents, ainsi qu'à ma sœur Emma, ils ont décidé de nous fiancer, selon la règle.

Pour bien caractériser mon état psychique, dans lequel je me trouvais, je me laissais aller, faire manipuler et je me suis pressé de faire connaître la bonne nouvelle avec une grande joie à mes amis, dont tous restaient avec bouche bée. Au lieu de m'expliquer ce qui se passait, par exemple Fegyveres, qui connaissait très bien les liens qui unissaient Suzanne et November, acceptait même de participer aux fiançailles, tandis que November, je ne me rappelle pas très bien avec quel genre d'excuse, mais tout à fait acceptable de ma part, s'était abstenu de la fête, laquelle n'en était pas vraiment, qu'une signature de contrat et la casse d'une assiette. Pour le père de la fiancée, c'était un acte rituel de la plus grande importance, et pour Suzanne, définitivement un atout infaillible contre madame Caron. Là, je soupçonne la complicité de Fegyveres, seulement maintenant que je revis l'affaire et je vois dans un contexte tout à fait partisan. Pour moi, à cette époque, toute cette affaire n'avait pas plus de valeur qu'aujourd'hui, n'ayant pas participé qu'avec mon physique, avec mes désirs physiques, mon esprit ne réalisant pas, ni le présent, ni le futur. Les semaines, même quelques mois, de nos fiançailles proprement dites, s'écroulèrent dans une austérité plutôt ennuyeuse, les bécotages étant plutôt rares, Suzanne évitait la plupart du temps l'intimité et, curieux, moi je lui en voulais pas plus pour ça. Pendant tout ce temps là, je ne travaillais pas, je vivotais des prêts que j'avais contactés, j'ai même réussi par l'entremise de November (avec qui l'amitié se tenait toujours et que je fréquentais, comme avant ma détention, presque tous les jours) de recevoir une somme de quinze cents ou deux milles francs de Hongrie, d'un de mes cousins Stern Sandor, disparu dans les déportations, par un transfert clandestin, par le canal, par lequel November recevait sa pension de son père de Budapest.

Au fur et à mesure que les Allemands recevaient des revers de la guerre de partout, sur les différents fronts, la situation des juifs se détériorait. Sur le front russe, les choses se gâtaient, en Afrique on reculait, dans les pays occupés on sabotait, la résistance les talonnait sans répit. Les attentats se multipliaient, enfin dans les yeux de beaucoup de monde la guerre prenait une autre tournure. Et pour garder le moral des troupes et des autres collaborateurs, on poussait sur les Juifs. À Paris même, rares étaient les jours quant il n'y avait pas quelques nouveaux règlements contre les Juifs.

Qu'un Juif ne sortait pas dans la rue après huit heures du soir était un fait accompli. Que toutes les places publiques, cinémas, théâtres, bibliothèques, piscines, etc. étaient interdits aux Juifs était devenu une simple habitude. Qu'on voyait marqué avec des grosses et grasses lettres sur des rares boutiques juives Jüdisches Geschäft c'était entré dans les mœurs.

On n'entendait pas d'autre nouvelle que celui et celle qui venait d'être arrêté dans la rue, ou chez lui, donnait de ses nouvelles de Drancy. Drancy était devenu enfant chéri, lieu préféré des Allemands. Drancy, où on entrait si facilement, mais en sortir il fallait plus qu'un miracle. Drancy, le pont, qui amenait directement à la déportation; où même la présence de Dieu était encore et toujours absente.

Le régime à Drancy était resté le même que lorsque je l'avais quitté. Le courrier n'était toujours pas permis, mais les colis étaient admis et maintenaient les détenus en état jusqu'à la déportation qui se dessinait de plus en plus à l'horizon. Dernière étape avant les arrestations devant précéder la déportation pour la « solution finale », les Allemands imposèrent le port de l'étoile de David, étoile jaune, avec, en lettres épaisses stylisées façon hébraïque, l'indication « JUIF ». Ce furent d'abord les Juifs d'origine polonaise, puis, peu après, toutes les autres nationalités, sauf les Hongrois et, je crois, les Suisses et les Français, et, ensuite encore, obligations pour toutes les nationalités, sans exception. Mais auparavant, un matin de juillet, vers le 18 ou le 20, je crois, à nouveau une rafle monstrueuse des Polonais et, cette fois-ci, sans distinction : hommes, femmes, enfants, tous ceux qu'on avait pu trouver à leur domicile furent ramassés à l'aube, comme du bétail, furent bousculés et rassemblés dans un enclos préparé à l'avance sur un immense terrain vague. Aussitôt que j'ai entendu la nouvelle, je me suis précipité chez Suzanne, mais je n'ai trouvé qu'une maison vide.

Aussi, quel ne fut pas notre émoi quand, tard dans l'après-midi, chez November, dans son hôtel, alors que nous débattions pour trouver un moyen de sauver Suzanne et sa famille, Suzanne, en personne, pénétra dans la pièce. Il faut mentionner que November, qui aimait tremper dans toutes les sauces, avait un contact avec la Résistance d'une part, mais aussi avec certains qui jouaient le double jeu, soit par conviction, soit tout simplement par intérêt, et nous étions en train d'envisager le pour et le contre des démarches à entreprendre. La présence inopinée de Suzanne changeait d'un seul coup le décor. La première des choses, la plus urgente, était de lui trouver un abri. C'est là que même Suzanne allait trouver providentielle l'existence de Mme Caron. Celle-ci était parfaitement au courant de l'amour impossible de son amant, son protégé, qu'elle considérait parfois comme son enfant, car maintes fois, il venait pleurer son amour malheureux dans les jupes de sa vieille maîtresse qui essayait d'atténuer le chagrin de son amant en lui offrant tout son amour, le cajolant, le berçant même. En tous cas, l'idée de proposer l'hospitalité de Mme Caron venait de November lui-même. Au premier abord, Suzanne s'était montrée très réticente, puis, ne voyant pas d'autre issue, elle accepta à la condition que November, qui, ces derniers temps, avait élu domicile chez cette brave femme pour se soustraire à une éventuelle rafle, retourne à sa chambre d'hôtel, ou bien alors qu'il lui en laisse la jouissance, ce qui n'était pas, loin de là, la meilleure solution. Nous voilà ainsi en route, le fameux triangle : Suzanne, November et moi, nous rendant chez Mme Caron qui, apprenant la raison de notre visite, ne pouvait qu'acquiescer et prendre Suzanne sous sa protection en attendant une meilleure solution. Dès qu'elle fut un peu reposée, Suzanne nous raconta en quelques mots les péripéties de son évasion. Elle était partie rechercher un peu d'eau pour sa jeune sœur de 5 ans et, sans savoir comment, aussi incroyable que cela puisse paraître, elle se retrouva en dehors de la file des prisonniers et, instinctivement, s'est mise à courir à toute allure, ne s'arrêtant seulement qu'au coin de la rue Monge et de la rue des Écoles, d'où elle s'est dirigée vers notre hôtel. Mystère de la destinée? de la vie? du miracle juif? Qui sait? En tous cas, sa famille entière a disparu de ce bas monde, elle seule restait en vie pour subir dans les années suivantes, maintes et maintes épreuves à travers l'Allemagne nazie, goûtant même à l'enfer de Buchenwald, et triomphant finalement de son destin tragique.

Tous les efforts répétés de November, aussi bien que ceux de Mme Caron pour garder Suzanne se révélèrent vains, et au bout d'à peine 48 heures, elle n'a plus voulu rester. Elle s'obstina et décida de se réfugier chez une amie, Sylvie, qui habitait Robinson, proche banlieue de Paris desservie par le métro, avec la famille de sa sœur. Elle pensait être là davantage en sécurité. Une fois installée à Robinson, n'ayant plus d'obligation morale envers ses parents, elle voudrait jouer franc jeu et lutterait contre l'influence de Mme Caron. Voulant l'aider, ainsi que mon ami November, j'ai eu avec celui-ci une loyale explication où je l'ai exhorté à rompre définitivement avec Mme Caron s'il éprouvait vraiment de l'amour pour Suzanne. Qu'il attende un peu que, chez Suzanne, s'estompe l'immense chagrin causé par tous les malheurs qui avaient vu la disparition de tous les siens, puis qu'il l'épouse. Ou sinon, moi je le ferai. Il s'est alors engagé à tout faire pour reconquérir Suzanne et en faire sa femme.

Nous étions en plein mois d'août 1942. Par l'entremise de mon oncle Jenö, j'avais réussi à obtenir un travail chez un Hongrois, Lowinger Pali, qui, avec un associé, fabriquait des gilets en peau de lapin pour le compte des Allemands, en tant qu'entrepreneur. Mon travail, tout comme celui des 5 ou 6 autres personnes de l'atelier, consistait à égaliser, réparer et tailler les peaux sur un patron déterminé. Le travail était facile, le salaire assez bon, l'ambiance de travail, la camaraderie qui régnait, tout était magnifique. Et surtout, il y avait une très jolie, belle et sympathique jeune fille, toujours souriante, qui travaillait en face de moi, à côté de son jeune frère. Dès les premiers jours nous sommes devenus d'excellents camarades. Elle, avec son mauvais hongrois, ne cessait de me taquiner, de me faire parler. Elle tombait bien car justement j'avais beaucoup à dire. Je sortais pratiquement d'une léthargie qui avait suivi mon long cauchemar, et je parlais, je parlais, à la grande joie de son petit frère qui ne s'exprimait pas en hongrois mais le comprenait fort bien. D'ailleurs, lui et moi étions de vieilles connaissances, nous avions tous deux été internés à Compiègne, et c'est grâce à sa tante que j'avais pu recevoir mon seul et unique colis clandestin. Une fois encore, c'était le seul hasard qui s'était chargé de tout. Qui aurait pu penser que de cette rencontre, ordonnée par le destin, allait naître un amour incommensurable, indestructible? Les quelques semaines que nous avons travaillé ensemble resteront toujours dans mes souvenirs comme une lumière éclatante qui illuminait les ténèbres dans lesquelles je vivais constamment.

D'un autre côté, j'avais de grands soucis avec Suzanne. J'allais chaque semaine la voir à Robinson. Elle me paraissait très déprimée, très secouée, mais ne se plaignait jamais, et, chaque fois que j'essayais d'aborder le sujet de November, elle détournait la tête et changeait la conversation aussitôt. Je ne savais pas si c'était par gêne ou par honte et je n'y comprenais plus rien. Autant elle avait été une jeune fille toute simple, autant elle était devenue compliquée. Jamais elle ne me donnait une réponse précise, et moi, bon bougre, je revenais chaque semaine et je repartais guère plus avancé. November, non plus ne savait comment pratiquer car avec lui aussi elle était très énigmatique, ne voulant dire, ni oui, ni non. La pauvre, elle tergiversait, et l'aurait certainement fait encore longtemps si les événements ne s'étaient pas précipités d'une façon vertigineuse.

Les Allemands, les agents de la Gestapo, multipliaient les arrestations. On ne savait à quel tournant de chemin, à quelle sortie de métro, on allait vous demander les papiers d'identité, et un seul mot mal exprimé pouvait conduire n'importe quel individu au commissariat et, s'il s'agissait d'un Juif, il pouvait être directement dirigé vers Drancy. À la fin de septembre, je ne pouvais plus coucher à la maison; on était de nouveau venu me chercher. Heureusement, j'étais absent à ce moment-là, et ma sœur leur a signalé que le 20 août 41 j'avais été arrêté ici, à mon domicile, avec mon beau-frère, conduit à Drancy et de là, transféré à Compiègne comme otage et que depuis elle était sans nouvelles de moi. Mais les inspecteurs insistaient. Les salopards possédaient mon dossier car ils savaient que j'avais été libéré de Compiègne le 14 mars. Finalement ils partirent, promettant de revenir chaque jour afin de ne pas me rater. (Tout comme si j'avais été l'ennemi public No 1). C'est ainsi que je me suis trouvé pour la première fois dans une illégalité totale. Je n'osais même plus aller à mon travail, malgré qu'il était question qu'en travaillant pour le compte des Allemands, on risquait d'obtenir un « Ausweis », espèce de laissez-passer, donnant soi-disant une certaine garantie au détenteur considéré comme « Juif indispensable », mais on pouvait aussi penser que c'était également une façon d'être recensé par la Gestapo. Il fallait à tout prix que je trouve un moyen de m'en sortir. Comme je ne savais pas où dormir, je suis allé durant une dizaine de jours chez mon oncle Jenö qui, avec sa femme, avaient pu se procurer une chambre dans le 18e arrondissement et ils m'ont fait une petite place chez eux. Nous avons longuement discuté, mon oncle et moi. Il était, maintenant aussi, toujours plein de projets et d'idées et nous avons décidé de nous présenter dans un bureau de recrutement pour travailleurs volontaires en Allemagne. Pour ce faire, il fallait de l'audace mais les risques étaient minces. Il y avait urgence, surtout pour moi. Eux deux, par on ne sait quel miracle, n'avaient pas été inquiétés jusqu'aux derniers jours de septembre. Mais la situation devenait tellement menaçante que je n'ai guère eu de peine à les convaincre d'être de la partie. De plus, mon oncle ne détestait pas l'aventure et il voyait dans cette entreprise une excellente occasion de se faire un peu d'argent. Aussitôt dit, aussitôt fait, et, le 2 octobre, nous nous rendions, ma tante et moi, dans un bureau avec notre carte d'alimentation comme pièce d'identité, la seule sur laquelle ne figurait pas le tampon « JUIF » (cela n'a d'ailleurs pas duré bien longtemps). Mon oncle allait dans le bureau d'un autre quartier. En tant qu'Hongrois, nous étions fort bien accueillis par les recruteurs allemands qui ne parlaient français qu'avec beaucoup de difficulté. J'évitais de parler allemand pour ne pas tomber dans la situation cocasse où, justement, s'est trouvée ma tante. Par politesse, je l'avais laissée se présenter avant moi, tout en faisant d'ailleurs l'interprète, car la pauvre, après 16 ans de séjour en France, ne parlait pas un traître mot. Mais quand l'Allemand lui a demandé, par politesse, si elle comprenait la langue de Schiller, elle lui a répondu dans un parfait yiddish! Je croyais m'évanouir, tomber raide! Heureusement, le type n'a pas saisi. Moi, sans perdre mon sang froid, ce qui m'a même fort étonné en y resongeant plus tard, j'ai détourné la conversation en lui racontant ma propre histoire que j'avais bien préparée et bien ressassée des heures durant : « je n'étais qu'un pauvre étudiant hongrois venu poursuivre ses études à Paris car j'avais eu la possibilité de travailler et de gagner mes frais d'études, ce qui était impossible en Hongrie . C'était, pour moi, une occasion unique de travailler pour cette nouvelle Europe que les Allemands voulaient instaurer et, de plus, gagner suffisamment d'argent pour poursuivre mes études l'an prochain dans de meilleures conditions. J'emmenais ma tante avec moi car je ne voulais pas la laisser toute seule dans cette grande ville en pleine guerre. » Je débitais tout ce discours en français et je suis persuadé que le malheureux Allemand n'en a pas compris le tiers, mais le résultat était là. Il n'a pas demandé d'autres pièces d'identité. J'ai exprimé notre désir de nous rendre à Frankfurt-am-Main, prétendant que nous y avions des amis qui travaillaient là-bas et nous attendaient. En ce qui concernait le travail à exercer, j'ai expliqué que mon père était boulanger, que j'avais toujours vécu dans ce milieu et que je m'y connaissais suffisamment bien pour pouvoir me rendre utile. L'Allemand acquiesçait de la tête à tout ce que je lui débitais et il nous a remis une feuille de route à chacun, à moi comme boulanger, à ma tante comme couturière. À Frankfurt, nous devions nous présenter au bureau du travail, l'adresse et les horaires étaient bien précisés sur la feuille, et l'Allemand nous laissa partir, non sans nous avoir souhaité un agréable séjour et un bon travail en Allemagne. En sortant, je me suis senti à nouveau libre; avec cette feuille de route établie à mon nom, j'étais rassuré. Le jour du départ n'était pas encore décidé, cela dépendait de mon oncle, et je disposais de quelques jours dont je voulais profiter. D'abord revoir Suzanne et, au cas où il n'y aurait pas eu de changement dans sa situation avec November, je lui aurais demandé de venir avec nous en Allemagne. Mais finalement il s'étaient décidés à se marier, et, eux aussi, à jeter le cap vers l'Allemagne. Ainsi, nous nous sommes séparés, chacun allant vers sa propre destinée. Pour avoir la conscience bien nette, j'ai également rendu visite à Yvonne (Stern). La pauvre vivait ses derniers jours dans un hôpital parisien. Mais j'ai déjà raconté notre dernière rencontre et nos tristes adieux.

Nous étions donc, mon oncle, ma tante et moi, prêts à partir. Le 8 octobre, nous avons pris le train à la Gare de l'Est, un train bondé de volontaires, de requis, de jeunes du S.T.O. (Service du Travail Obligatoire). En effet, les nazis obligeaient tous les jeunes gens sans emploi à se rendre en Allemagne pour participer à l'effort de guerre du Troisième Reich. Tous ceux qui ne voulaient pas satisfaire aux exigences de nos nouveaux maîtres étaient obligés, par la force des choses, de prendre le maquis, ce que beaucoup ont fait, gonflant ainsi, à une vitesse inouïe, le nombre déjà important des résistants qui devinrent le noyau des futures F.F.I. (Forces Française de l'Intérieur). Le voyage fut monotone, banal, avec les tracasseries d'usage à la frontière : examen des papiers, passage en douane. À travers l'accomplissement de ces simples formalités, on ressentait une certaine arrogance de la part des douaniers vis-à-vis des vaincus. Dans la matinée, vers 10 h, nous arrivions en gare de Frankfurt. Directement, sous la conduite de mon oncle, nous nous sommes dirigés vers le bureau du travail. Mon oncle avait déjà passé 3 mois à Frankfurt, comme volontaire, et connaissait donc bien le chemin. C'est pendant mon internement à Compiègne qu'il y était venu, mais je n'ai jamais réussi à savoir comment et pourquoi il s'était engagé. Je crois même qu'à part lui, personne ne le savait. Ce que je sais, c'est qu'à peine 3 mois plus tard, il était de retour à Paris et renonçait à retourner en Allemagne. C'est en me racontant sa vie à Frankfurt qu'il a suggéré que, peut-être, la meilleure solution pour me sauver des griffes du fauve, serait de me cacher dans son antre même. Durant son court séjour à Frankfurt, mon oncle avait réussi à établir quelques contacts très utiles, surtout dans le milieu de la boulangerie. Pour lui-même, il s'était déniché une place sur mesure dans une grande pâtisserie. Il y avait là assez de temps libre et, comme il avait beaucoup de relations, il pouvait s'adonner à la pratique de sa véritable vocation : le marché noir. Pour moi, il avait trouvé une petite place bien tranquille dans une petite boulangerie de quartier située dans une banlieue proche de Frankfurt, à Buchenheim, Schlosstrasse 28. Mon oncle et ma tante avaient loué une chambre, avec un petit réchaud passait le plus clair de son temps à se reposer, ne faisant strictement rien. Elle s'y entendait à merveille!

J'arrivai donc le 9 octobre 1942 vers les quatre heures de l'après-midi à la boulangerie Suppe, flanqué de mon oncle, avec armes et bagages. Il se présenta, me présenta, prit congé, me laissant à mon effroyable trac que j'eus bien du mal à maîtriser. J'y parvins en fin de compte en constatant que j'avais affaire à une femme aussi timide que moi, quoique plus sûre d'elle-même. Elle me présenta à Whilem, mon collègue, grand et solide gaillard à l'air un peu niais mais paraissant être un excellent copain et camarade de travail. Ce brave Hollandais venait en Allemagne d'abord pour gagner sa vie, mais aussi pour éviter les avatars qui pouvaient surgir dans un pays occupé, sans aucune défense, entièrement sous la coupe d'un Quisling de l'ennemi. Après m'avoir montré tout ce qui concernait la boulangerie, il me conduisit un étage et demi au-dessus. Là, il y avait deux belles chambres séparées, une grande et une autre plus petite qui m'était destinée. Petite chambre très propre avec tout ce qu'il fallait : armoire, commode, miroir, et surtout un grand et bon lit, propre, avec un édredon de qualité. Enfin, j'étais vraiment épaté. Je songeais aux ouvriers de mon père et à leurs lit faits de sacs de farine vides quand il y en avait assez, car chaque fin de semaine les sacs vides étaient vendus pour récupérer un peu d'argent. J'étais au septième ciel. Ensuite, nous nous sommes assis et avons fait plus ample connaissance. Je le laissais parler, le poussais même, prétextant mon mauvais allemand mais lui certifiant que je comprenais tout. Finalement je constatai qu'il était loin d'être stupide, il avait plutôt cet air endormi, bien caractéristique des boulangers. Il aimait parler, il causait un excellent allemand avec une pointe d'accent hollandais. Je le comprenais très bien alors que je ne possédais que des connaissances scolaires. Malgré mes huit années d'études, je manquais de vocabulaire. En tous cas, il faisait de son mieux pour me donner tous les renseignements concernant notre boulangerie et ses propriétaires. C'est ainsi que j'ai appris que M. Suppe était un très bon bougre qui, depuis deux ans et demi, était au service du 3e Reich. Il avait été mobilisé et appartenait à la 3e réserve au commencement de la campagne de l'Ouest en 1940. Depuis il avait été trempé dans toutes les sauces, envoyé sur tous les fronts. Il avait cependant une bonne planque. Il servait dans l'intendance et, avec son unité, était en mouvement perpétuel derrière les premières lignes. Comme chef d'entreprise, il avait droit à une permission de trois semaines chaque année, pour s'occuper de ses affaires. Sa dernière permission datait justement du mois d'août dernier. En son absence, sa femme s'occupait de la conduite de la boulangerie familiale. Selon Wilhem, Madame Suppe était une femme plutôt austère, très catholique; elle avait une quarantaine d'années, mère d'un garçon de 8 ans, Willi, et d'une petite fille de 5/6 ans, Greta. C'était des enfants bien élevés, pas trop gâtés, mais surtout ils n'étaient pas endoctrinés avec les théories nazies comme la plupart des enfants de cet âge. Là, j'ai aussi remarqué que Wilhem ne semblait pas non plus être un adepte de la doctrine hitlérienne. Toujours selon Wilhem, Mme Suppe était une femme à la hauteur, conduisant avec aisance et succès les affaires de la boulangerie. En ce qui nous concernait, elle ne nous demandait que d'accomplir sérieusement notre travail, d'être à l'heure avec la production et, notre tâche achevée, nous étions libres de notre temps. Nous étions nourris, logés et blanchis; je touchais 25 marks par semaine. Ce n'était pas un gros salaire mais ça suffisait à mes menues dépenses, sorties et cigarettes, et quand, à nouveau, je faisais la comparaison avec les ouvriers de mon père, je trouvais ma situation particulièrement privilégiée à tous les points de vue. Wilhem, comme premier commis, recevait 10 marks de plus par semaine, mais il était entièrement responsable de la bonne marche de la production. Mon travail consistait à seconder Wilhem dans sa tâche. En outre, chaque matin, vers sept heures, j'avais à livrer quelques douzaines de petits pains à certains clients dans le voisinage. J'utilisais une bicyclette. Vers les dix heures je faisais un saut, avec la même qualité de petits pains, dans les bureaux de l'Association des médecins. Ma clientèle y était composée exclusivement de jeunes filles et de jeunes femmes qui devinrent très rapidement d'excellentes copines. Nous bavardions chaque jour un peu plus. Elles s'intéressaient à moi, à ma présence dans cette boulangerie, à mes antécédents parisiens, à mes origines hongroises, à ma vie estudiantine. Elles n'arrêtaient pas de louer mon courage. Elles étaient pleines de prévenances et, grâce à leur gentillesse, la vente des petits pains avait sensiblement augmentée, à la grande satisfaction et aussi la grande surprise de ma patronne. Plus tard, j'ai même pu obtenir quelques rendez-vous galants qui ont favorisé le sacrilège de profaner la pureté de la race aryenne et nazie. En principe, notre durée de travail était de quarante-huit heures par semaine, soit 6 jours de huit heures, de quatre heures du matin jusqu'à midi, mais jamais le dimanche. La nourriture n'était pas très riche et suivait le rationnement en vigueur. Madame Suppe tenait la boutique ouverte de sept heures du matin à sept heures du soir.

C'était une petite maison d'un étage et demi. Au rez-de-chaussée, la partie fabrication de la boulangerie. C'était une seule grande pièce avec tout le nécessaire : fours, machine à pétrir la pâte, étagères, bien sûr l'eau courante, eau chaude et froide, des toilettes, enfin c'était très moderne et rationnel. Un petit couloir menait à la boutique juste en face. D'un côté de ce couloir se situait la cuisine, de l'autre la salle à manger où nous ne mangions, à notre demande expresse à Wilhem et moi, que le samedi uniquement. Les autres jours, nous prenions nos repas sur place, à notre lieu de travail. De la cuisine, un escalier intérieur menait au 1er étage où se trouvaient les chambres à coucher. Au-dessus, à un demi-étage, étaient nos deux chambres avec toilettes, ainsi qu'un petit logement d'une pièce-cuisine. …..

On n'entendait pas d'autre nouvelle que celui et celle qui venait - pas celui de ma sœur Emma qui restait à Paris, en pleine misère, tant matérielle que morale, avec son enfant de 20 mois, sans aucune ressource. Son mari, en plus, venait d'être déporté de Drancy en septembre, elle-même ne sachant quand viendrait son tour. Enfin, tout en vivant dans une sécurité relative, je pensais très fréquemment à ma sœur et à sa petite fille, à leur situation précaire, mais je n'y pouvais pas grand chose. J'étais recherché, et donc obligé de partir pour sauver ma peau. De son côté, Emma n'était pas vraiment certaine de la déportation de son mari. Ce qu'il fallait, c'était demeurer en contact très étroit, par correspondance, et nous encourager mutuellement. Ma paie était juste suffisante pour subsister. Heureusement qu'Emma était débrouillarde et faisait courageusement face aux adversités de cette chienne de vie. Elle commença par mettre sa petite fille en nourrice chez une dame Nadeau à Saint-Cyr, du côté de Versailles, et alla travailler à ma place chez Lowinger Pali, dans les peaux de lapin.

Aucune nouvelle des États-Unis. Néanmoins, j'avais pu donner de mes nouvelles par mon ami Tibi Roth, avec qui je demeurais en contact épistolaire. Comme prisonnier de guerre, il avait le droit de correspondre même avec les États-Unis, et, grâce à lui, par deux fois, j'ai pu glisser quelques mots à faire parvenir. Peu de temps après avoir découvert ce moyen de communication, la déclaration de la guerre entre les U.S.A. et l'Allemagne nous isolait complètement de la famille. Tibi était au courant de toutes nos misères et, pour nous aider, il nous avait fait parvenir tout ce qu'il avait gagné pendant sa captivité, soit une somme d'environ 10.000 francs. Inutile de dire combien cela nous avait aidés. Quel magnifique geste, et quel témoignage d'amitié! Je lui avais évidemment fait savoir en son temps, en des termes plutôt enthousiastes, mon désir de me rendre en Allemagne pour contribuer à l'effort de guerre allemand et y travailler. Dès mon arrivée en Allemagne, j'ai écrit à Tibi et lui ai communiqué mon adresse à Frankfurt. Quelle n'a pas été ma surprise de recevoir de lui, non pas une lettre toute imprimée avec les formules de réponses comme habituellement en envoyaient les prisonniers de guerre, mais une lettre normale dans laquelle il m'expliquait bien des choses, ce qu'il n'aurait jamais pu faire dans une correspondance officielle. J'appris ainsi qu'il travaillait à Bautzen, dans une usine où il jouissait d'une certaine liberté. Il m'avait donné une adresse où je pouvais lui écrire ouvertement de tout ce qui me concernait. Il m'avait même envoyé un colis de cigarettes qu'il s'était procuré officiellement dans son Stalag; lui, ne fumait pas du tout, mais il savait que moi, j'avais toujours été un grand fumeur. Dans une de ses lettres, il m'avait une fois fait savoir qu'il se préparait à prendre la clef des champs et me demandait de lui faire parvenir quelques effets civils. Je lui avais envoyé ce qu'il me demandait, mais, en même temps, dans ma lettre, je lui déconseillais vivement de tenter de s'évader. Je lui ai décrit brutalement tout ce qui se passait à Paris et dans la France entière, toutes choses qu'il ignorait totalement, en lui faisant connaître mon opinion, c'est-à-dire que le meilleur endroit pour lui actuellement était là où précisément il se trouvait. Tibi m'a très bien compris et s'est depuis, tenu coi.

Petit à petit, ma vie s'organisait et prenait la tournure d'une existence tranquille, mais plate. Wilhem et mes conquêtes féminines étaient mes seules distractions. Wilhem et moi étions devenus d'excellents camarades aussi bien dans le travail qu'après. Tous deux, après le déjeuner, nous faisions à tour de rôle notre toilette dans un cagibi qui nous servait de cabinet de toilette, entre le four et le pétrin mécanique, puis nous montions dans notre chambre pour dormir. En général, je dormais jusqu'à 4/6 heures de l'après-midi, ensuite je faisais ma correspondance, plutôt abondante. Vers 6 heures, Wilhem et moi descendions pour le souper qui n'était pas des plus copieux. La plupart du temps une soupe épaisse (les Allemands, en général, en raffolaient) et ensuite un autre plat, le plus souvent un légume sans viande - pommes de terre et chou rouge. Après le dîner nous préparions tout ce qu'il fallait pour le lendemain matin puis, bien bichonnés, nous partions en ville, plus précisément dans un certain café sur la Kaiserstrasse qui était notre quartier général. On y rencontrait tous les copains, et surtout les copines, tout en dégustant un café ersatz avec des gâteaux.

Au bout de quelques semaines, Wilhem et moi étions devenus presque des amis. Il m'avait tout doucement initié, non seulement aux mystère de la boulange, exécutant toujours lui-même les travaux les plus durs qui demandaient de la force, mais aussi à ses affaires privées, entre autres son commerce de tickets de pain et de gâteaux. Pour se les procurer, sa méthode, très ingénieuse bien que peu honnête, lui avait valu ma plus grande admiration. Chaque matin, avant l'ouverture de la boutique, Wilhem, et lui seul, avait l'autorisation de ranger le pain frais sur les étagères ainsi que les petits pains et autres produits. Il profitait de la confiance - et aussi de la négligence de Mme Suppe qui ne fermait jamais son tiroir à clef, tiroir qui contenait les tickets de rationnement, pour subtiliser, quand l'occasion le lui permettait, une bonne quantité de tickets qu'il revendait à bon prix à quelqu'un de lui seul connu. Je ne savais pas, et ne le sais toujours pas aujourd'hui, ce qui l'avait poussé à m'avouer son manège et m'associer à son commerce. Peut-être était-ce pour apaiser sa mauvaise conscience, peut-être pour se rendre intéressant et compenser la différence de niveau qui nous séparait, différence qu'il ne cessait de mentionner et de signaler à tous ceux qui voulaient bien l'entendre. En tous cas, en me mettant au courant, il s'était crû obligé de partager avec moi les bénéfices, ce qui m'avait donné un sacré coup de main pour l'équilibre de mon budget.

L'hiver était arrivé et s'annonçait très dur. Ma chambre était sans chauffage. Avec l'autorisation de la patronne, j'ai déménagé mon lit et ma commode dans la chambre de Wilhem où, avec un grand et bon poêle, nous chauffions comme en temps de paix. Le charbon ne faisait pas défaut, on en consommait beaucoup pour les fours. Cette chambre en commun nous rapprochait, tous deux, encore davantage. Mais confidences après confidences, j'appréhendais de me trahir un jour, par mégarde. Il me fallait redoubler d'attention et rester sur mes gardes afin de n'en pas dire plus long qu'il ne fallait. Parfois, même nos petites amies étaient de bonnes amies, comme la Thérèse et la Lily, respectivement mon amie et celle de Wilhem. Les deux jeunes filles travaillaient ensemble dans un hôtel comme soubrettes et nous avions fait leur connaissance dans ce fameux café de la Kaiserstrasse un samedi soir. C'était moi qui avais pris l'initiative des opérations en les entendant parler français. Rien que par simple habitude, je commençai à attaquer d'un ton nonchalant, d'un air détaché, et, à ma grande surprise, le résultat semblait très prometteur. Wilhem qui ne parlait pas un mot de français, assistait, assez incrédule, mais, au bout d'un certain temps, voyant une possibilité de réussite aisée et aussi la bonne volonté des jeunes filles, les essais de Lily d'engager une conversation avec son peu de connaissance de la langue allemande, il se ragaillardit soudain, et se mit, lui aussi, à faire sa cour avec succès, tandis que moi je continuais à embobiner la douce Thérèse. Je fais grâce des détails car des aventures comme celles-ci étaient très courantes. J'en parle simplement à cause de Wilhem qui, avec Lily, allait vivre non seulement une liaison, mais un amour inoubliable qui durait toujours quand j'ai quitté définitivement Frankfurt, alors que Wilhem ne cessait encore pas de me remercier de l'influence heureuse que j'avais eue sur sa vie amoureuse. Quand à mon aventure avec Thérèse, elle n'avait été qu'un feu de paille. Quelques semaines, et puis, pour moi ce fut fini, à mon grand regret. Mais la plus grande prudence s'imposait, je me devais de faire extrêmement attention. En effet, malgré tous ces petits plaisirs innocents et cette sécurité relative, ma vie était loin d'être une sinécure. J'éprouvais perpétuellement une espèce de crainte qui me figeait et ne me permettait d'agir qu'avec d'extrêmes précautions. J'aimais rester seul, avec mes pensées, à revoir tous les événements de ces derniers mois. Mon aventure avortée avec Suzanne, mon lent réveil, la renaissance de ma conscience, de mes esprits perdus dans les remous de la captivité, me faisaient encore davantage aspirer à un amour stable et profond. Appartenir à quelqu'un, de tout mon corps, de toute mon âme, chérir et être chéri, enfin aboutir à un amour absolu. Je repensais, plus souvent qu'à mon tour, à ce coup de foudre que j'avais eu en rencontrant Claire, sans vouloir et sans pouvoir me permettre cette nouvelle agitation, cette passion qui envahissait mon corps et mon âme. Cela à cause du contentieux que je croyais exister encore entre Suzanne et moi. C'était la manifestation de l'honnêteté maladive d'un être en pleine crise psychologique qui se croyait définitivement enfoncé dans le néant et qui ne pouvait tolérer aucune compromission.

Mais le temps arrange tout et aplanit toutes les difficultés. Ainsi, d'avoir pensé et repensé durant plusieurs semaines à la possibilité d'une approche honnête et sincère, je me suis décidé à faire parler mon cœur et mon âme à travers ma plume. J'ai donc écrit à ma sœur qui travaillait elle aussi chez Lowiger, et lui ai dit de demander carrément à Claire si elle me permettrait de lui écrire. La réponse affirmative me parvint très vite et je me suis mis à l'œuvre aussitôt, expliquant brièvement mais clairement tous mes sentiments, le coup de foudre, les raisons de mon mutisme, ma timidité, toutes les raisons qui m'avaient empêché de déclarer mon amour, mon admiration et mon désir le plus cher de faire d'elle ma femme pour la vie.

La réponse que je reçus me combla d'aise. Non seulement Claire ne me fermait pas la porte au nez, mais, avec une gentillesse qui témoignait d'une extrême grandeur d'âme, elle me proposait de nous écrire, de mieux faire connaissance, tant par correspondance que de vive voix, lors de ma prochaine permission. Forcément, j'étais plein d'impatience, mettant tout en œuvre pour obtenir ce congé de deux semaines auquel j'avais officiellement droit au bout de six mois de travail. Entre temps, ma correspondance avec Claire battait son plein, disons de ma part tout au moins. Chaque lettre que je recevais, avait sa réponse le jour même, et ne manquait pas de substance. D'après ses lettres, Claire ne semblait pas complètement insensible à mes sentiments. J'ai même cru déceler une certaine sympathie de sa part, une certaine envie d'une affection qui paraissait lui manquer et qui se développait au fur et à mesure de nos échanges de lettres.

Pour concrétiser et prouver ma décision irrévocable, je chargeai mon oncle qui se préparait justement pour un voyage à Paris, d'une commission délicate : aller, de ma part, demander officiellement la main de Claire à ses parents. Pendant ce temps, ma sœur Emma qui se complaisait toujours dans les intrigues amoureuses étant tenue au courant des événements, d'une part par Claire, d'autre part par moi-même, attendait avec beaucoup de fièvre la visite de notre oncle. Elle avait déjà confié à Claire l'objet de la mission dont celui-ci avait été chargé.

Vint enfin le grand jour. C'était le 14 mars, un an, jour pour jour, après ma libération de Compiègne. Invité à déjeuner chez les Horovitz, voilà donc mon oncle Jenö qui s'amène, un bouquet de fleurs à la main, en compagnie de ma sœur Emma, pour faire la demande solennelle. L'histoire, telle que je l'ai connue, me paraît encore, après tant d'années, assez cocasse. Je vois très bien mon oncle qui, au fond, était un grand timide, surtout dans de telles occasions, arriver avec son éternel sourire et sa gaucherie bien caractéristique, remettre le bouquet, sans prononcer le moindre mot. Le déjeuner se prolongeait. Le bavardage roulait sur tout et rien et mon oncle restait toujours coi, ne sachant comment aborder le sujet délicat, objet de sa présence. Finalement, cédant aux injonctions discrètes mais incessantes d'Emma (Jenö ! parle donc !), il avait, en quelques mots, expliqué le but de sa visite et la mission dont il avait été chargé. En dehors de Claire et François, nul ne me connaissait. Ma future belle-mère m'avait peut-être déjà aperçu de loin mais mon futur beau-père, par exemple, jusqu'à ces derniers jours encore, ignorait mon existence même. Mais les renseignements fournis, mon curriculum vitae, et aussi la propagande active de ma sœur, avaient été convaincants. Mon futur beau-père consentit à laisser une totale liberté de choix à sa fille, lui, pour sa part, ne voyait pas d'obstacle à mon projet.

Ainsi s'achevait le fameux déjeuner de la « demande officielle » qui s'était déroulé pour le plus grand plaisir de mon beau-frère François et l'amusement difficilement contrôlé du frère et de la sœur.

Le temps passait lentement, péniblement. Nous étions début mars, mon apprentissage se terminait. Je devenais un second acceptable, à la grande satisfaction de Wilhem et aussi de ma patronne qui se montrait très gentille à mon égard; elle m'avait même, un jour, transmis les salutations de son mari. Elle lui avait donc parlé de moi en bien. Wilhem se préparait à sa permission biennale qui, à vrai dire, aurait dû avoir lieu pour la Noël, mais avait été retardée à cause de mon manque de compétence, mon incapacité à pouvoir me débrouiller tout seul, surtout en période de fête. Même en ce début de mars, ma patronne avait été obligée d'embaucher un ancien employé, vieux boulanger, 2 à 3 heures par jour dans la matinée, pour m'aider durant l'absence de Wilhem. Cette absence me pesait singulièrement. Au point de vue physique, j'avais énormément de travail. Grimper la farine et le charbon de la cave me causait de tels maux musculaires que, les premiers jours, je n'avais même pas envie de sortir. Je me mettais au lit sitôt mon travail terminé, avec 2 à 3 heures de retard. Mais que c'est beau la jeunesse! Au bout de quelques jours, tout était rentré dans l'ordre, mon travail se terminait à temps, et, après un peu de repos, je sortais.

Quand, finalement, Wilhem revint, cet exercice de la montée des fournitures de la cave me manquait presque! Mais je me suis bien gardé de le dire, c'était à mon tour de me préparer pour le voyage tant attendu. Je comptais les jours, je me préparais mentalement à la première véritable rencontre, en face-à-face avec l'amour, et j'étais tellement sûr de moi, de mon amour, que rien n'aurait pu m'empêcher de lutter pour arriver à me faire aimer. Pour mon voyage, j'avais besoin d'un laissez-passer, espèce de titre de voyage que j'ai obtenu sans grande difficulté avec l'aide de ma patronne qui se portait garante de ma personne et de la véracité de mes dires sur mon identité. Mon titre de transport « Fremdenpass », spécialement prévu pour les étrangers, me permettait de circuler aussi bien dans les territoires allemands que dans les territoires occupés. En mains, une permission de 14 jours, autorisée par le Bureau de travail « Arbeitsamt », j'étais en excellente posture face aux autorités.

Ainsi armé de tous ces papiers et de mon maigre bagage, à la mi-avril je pris le train à Frankfurt d'où, après dix longues heures de route, j'arrivai à Paris, exténué. Le voyage avait été pas mal perturbé. Par suite d'actes de résistance autour de Paris, les sabotages ferroviaires se multipliaient et forçaient le convoi à des arrêts inopinés en pleine campagne. Sans tarder, après juste un brin de toilette, je m'empressai d'aller rendre visite à celle qui, depuis des mois maintenant, faisait partie intégrante de mes rêves les plus doux, et comblait ma solitude dans mon exil.

Grâce à elle, à sa forte personnalité, nous nous sommes retrouvés comme si nous nous étions quittés la veille, me mettant sans cérémonie à mon aise. Elle me présenta à ses parents. François, lui, je le connaissais déjà, et nous bavardions tous ensemble, de tout, de ma vie en Allemagne, de la leur à Paris. Il ne me fallut guère de temps pour me sentir parfaitement à l'aise et je constatai que, cette fois-ci, j'avais frappé à la bonne porte. Il me semblait apercevoir une certaine complaisance dans les yeux de madame, ma future belle-mère, ainsi qu'une bienveillante indulgence chez monsieur, mon futur beau-père, à la grande satisfaction de mademoiselle, ma future fiancée. On nous laissa bientôt seuls, tous deux, et nous avons enfin essayé de faire réellement connaissance pour de bon. La guerre, doublée de notre état de juifs, mon séjour actuel en Allemagne, les conséquences qui pouvaient en résulter, toutes les incertitudes du temps présent, ne nous permettaient pas de prévoir à longue échéance, de planifier quelque projet que ce fut, et nous nous contentions de rester ensemble, le plus possible.

Pour ma part, j'essayais de la convaincre de la sincérité de mes sentiments. Avoir pu passer une après-midi et une soirée entière en compagnie de Claire m'avait grisé et je me sentais planer dans les plus hautes sphères d'un bonheur suprême.

Il était bien tard quand, ivre de joie, je me suis retrouvé au 43 rue de la Roquette. En effet, en tant que permissionnaire, le couvre-feu ne me concernait pas; j'étais sous la juridiction allemande. Nous nous étions donné rendez-vous pour le lendemain après-midi. Nous ne sortions pas car la situation des Juifs était très délicate. Les rues devenaient dangereuses et nous nous contentions de passer les après-midi, parfois même les soirées, chez elle ou chez moi. Enfin, nous nous faisions des promesses, surtout moi, en les scellant par de longs baisers.

Ainsi s'acheva ma première et inoubliable permission où, non seulement j'avais rencontré mais j'avais commencé à vivre un amour que, après maintenant quarante ans, je continue à vivre et qui, j'espère, durera jusqu'à la dernière heure de mon existence sur cette terre.

Mais la vie avait repris ses exigences et au bout de 13 jours, il me fallut bien, de nouveau, plier bagages et regagner mon exil si je voulais revenir et continuer à réaliser ma vie. À mon retour, pendant de longs jours, je n'ai vécu que du souvenir de mon récent voyage et je me creusais perpétuellement la cervelle pour trouver un moyen de rééditer l'exploit et repartir en permission. Comme toujours, ce fut le hasard qui, plus tard, a bien voulu venir à mon secours. En attendant, la vie et le travail reprenaient leur petit bonhomme de chemin, tandis que moi, je redoublais de prudence, prenant certaines distances à l'égard de Wilhem sans d'ailleurs qu'il ne s'en rende compte. C'était bien nécessaire car j'avais déjà commis quelques bavures impardonnables, par jeunesse et intrépidité irréfléchie; mais, fort heureusement, elles n'avaient eu aucune conséquence fâcheuse. Je ne fréquentais pratiquement plus, non plus ce fameux café, prétextant une liaison avec une femme d'une quarantaine d'années, qui, d'ailleurs, existait vraiment. C'était la logeuse de mon Pocsek (Lembersky Jenö). Il était arrivé quelques semaines avant mon départ en permission, directement de Paris. Lui aussi venait pour se cacher, prendre les devants, car sa situation était devenue intolérable. Il travaillait, en effet, comme triporteur chez un boulanger; il était donc, pratiquement toujours par monts et par vaux, exposé à tous moments à un contrôle d'identité. Voyant bien que mon oncle, qu'il connaissait fort bien, et moi-même avions pu trouver refuge à Frankfurt, il avait donc fait les démarches nécessaires et, un beau jour, j'ai eu sa visite sur les lieux de mon travail. À dire vrai, je n'ai pas été très agréablement surpris car, malheureusement, son physique, sa figure, toute sa physionomie trahissaient, de très loin, ses origines. Heureusement, personne n'aurait osé supposer que quiconque de ce peuple maudit aurait eu le culot d'oser se cacher chez ses persécuteurs, dans sa tanière même. Pourtant, nous n'étions pas uniques. Il y en avait énormément, dispersés dans la grande Allemagne. Pocsek travaillait dans une usine d'armement, d'ailleurs sans danger particulier, et il gagnait juste suffisamment pour survivre. Je l'aidais de mon mieux en lui fournissant de temps en temps, sans ticket, une boule de pain noir.

Bizarrement, j'ai été obligé un jour de lui demander l'hospitalité au beau milieu de la nuit. En effet, j'étais avec sa logeuse pour la nuit, quand le fils de celle-ci, âgé de 19 ans, arriva à l'improviste pour une permission de week-end, à une heure du matin, dans son grand uniforme de S.S.! En quatrième vitesse, j'ai sauté du lit et j'ai bondi chez mon ami qui, ayant entendu la sonnette, s'était douté de ce qui se passait et il m'a ouvert sur le champ. J'ai pu, ainsi, éviter le pire, car le jeune homme me connaissait de vue et sa mère, veuve de guerre depuis peu, mère de deux autres enfants, une petite fille de 10 ans et une autre de 3 ans, était portée aux nues par son fils. C'est elle-même qui le disait. Christine, c'était son nom, était une très belle et encore très jeune femme, aimante comme tout. Je l'avais charmée et séduite dans un tango qu'interprétait sur un piano mon ami Pocsek. Il jouait à merveille.

Wilhem ne se doutait de rien. Il se rendit seulement compte que je désirais prendre mes distances quand je lui annonçai que je désirais me réinstaller dans ma chambre. L'été était arrivé, nous n'avions plus besoin de chauffage. J'invoquai le bon prétexte qu'il pourrait ainsi avoir plus d'intimité avec sa Lily et que de mon côté, je ne serai plus dans l'obligation de passer tous mes week-end chez Christine. Nous nous sommes ainsi mis d'accord et sommes restés de très bons camarades, lui, vivant sa vie de son côté, et moi, du mien. J'ai commencé aussi à m'appliquer davantage dans mon métier de boulanger car j'avais conçu un plan dans le but précis d'obtenir une nouvelle permission dans un avenir proche.

C'était fin juin, la saison d'été était très belle alors que pour les Allemands, les revers devenaient de plus en plus fréquents et de plus en plus cuisants. L'Afrique était revenue aux mains des Alliés. À ce propos, je me souviens d'une phrase de Frau Braun, la bonne de Mme Suppe, dont la fille, fiancée à un sergent S.S., m'avait procuré également l'occasion de profaner la pureté de la race aryenne. C'était un samedi après-midi, dans ma chambre ombragée. Elle venait aider sa mère dans son travail et était montée dans le but de changer mon lit. Apparemment surprise de me trouver couché, il ne m'a pas fallu beaucoup de discours pour la convaincre de venir me rejoindre! Il faut dire que nous nous connaissions depuis plusieurs mois, et moi, je ne laissais jamais une fille sans la taquiner ou même la lutiner quelque peu, parfois; c'était donc un aboutissement tout à fait logique. Or donc, je reviens à Mme Braun qui, apprenant le retrait des troupes allemandes des pays africains, se lamenta « Unser schönes Afrika! » « Notre belle Afrique! ». Tout furieux, je n'ai pu m'empêcher de rétorquer avec une colère difficilement rentrée : « Depuis quand l'Afrique appartient-elle à l'Allemagne? »

Ça a été plus fort que moi, mais c'était une grosse bêtise et j'aurais bien mieux fait de me taire. Fort heureusement, je n'avais affaire qu'à une boniche plutôt stupide, habituée à se faire houspiller et être mise au pas plus souvent qu'à son tour, et l'incident fut clos.

À Frankfurt, nous ne ressentions la guerre que de très loin. Le moral des Allemands autour de nous était assez bon. Ceux qui étaient du côté des seigneurs, aveuglés encore par les souvenirs des grandes victoires du début, demeuraient confiants, tandis que les autres car il y en avait d'autres, et en grand nombre, s'attendaient à une fin sans trop de dégâts.

Tout ça n'empêchait pas mon ami Wilhem de penser à une nouvelle escapade vers sa Hollande natale, et sa réussite entraînerait systématiquement la mienne. C'était une question de chance. Nous avons donc établi une stratégie commune. Les demandes en produits de boulangerie baissaient considérablement pendant la période estivale et cela pouvait nous servir de prétexte pour convaincre la patronne qu'un seul homme pourrait suffire à la besogne. Nous avons tranquillisé Mme Suppe sur mes compétences et ma capacité à assumer, seul, le travail de nous deux, sans aucune aide extérieure cette fois-ci. Mme Suppe accepta donc d'accorder à Wilhem douze jours de vacances sans solde, et, dès son retour, je pourrai bénéficier de cette même faveur. Je me rendais parfaitement compte de tout le labeur qui m'attendait : assumer toute la production journalière et, en plus, se coltiner tous les jours la farine et le charbon qui étaient à la cave. Mais j'avais donné mon accord de bon gré, quitte à me lever une heure plus tôt et me coucher une ou deux heures plus tard, avec la perspective de mon voyage prochain à Paris.

Mission accomplie. Wilhem partit au début de juillet et moi je restai confronté à un défi que j'allais assumer avec grand succès.

Petite anecdote du temps de mon « one man show » : l'histoire des œufs. Le samedi de chaque semaine, en tant que pâtisserie, nous faisions une douzaine de tartes au biscuit, genre de gâteaux au beurre et aux œufs. Nous avions droit à une douzaine d'œufs pour cette fabrication d'après une recette personnelle de Wilhem, qui rajoutait un peu plus d'ersatz et de colorant, ce qui nous permettait de subtiliser 6 à 8 œufs que nous cachions soigneusement jusqu'au lendemain. Le dimanche, la patronne avec ses deux enfants partaient en général après la messe rendre visite à ses parents à une cinquantaine de kilomètres de Frankfurt et nous restions donc les seuls et uniques maîtres à bord. Le dimanche après-midi, après notre sieste bien méritée, nous descendions dans la boulangerie. Faisant une copieuse omelette avec ces 6 à 8 œufs, nous festoyions en savourant nos œufs, et, ma foi, une fête pareille n'était pas à dédaigner dans la conjoncture où nous vivions. Lors de la première permission de Wilhem, je m'en étais assez bien sorti avec un gain de 5 œufs (pour des commandes de 13 tartes), je m'étais donc fait un festin très bienvenu et n'avais, du coup, pas touché à mon maigre dîner. À l'occasion de cette seconde absence de Wilhem, le cas était différent. Nous étions en plein été, comme je l'ai déjà dit, et les affaires étaient plutôt calmes; je n'ai reçu le samedi qu'une commande pour six tartes. Madame Suppe, voulant être généreuse à l'égard de ses fidèles clients et les gâter un peu, me demanda d'utiliser la même quantité d'œufs et de diminuer la dose d'ersatz. Comme je ne connaissais que bien peu la pâtisserie, je n'ai pas voulu changer quoi que ce soit à la recette de Wilhem et, pour éviter toute gaffe, j'ai choisi d'utiliser la même quantité d'ingrédients que pour 12 tartes mais avec moins de farine, donc moins d'œufs, et je suis resté avec une prime de 8 beaux œufs! La réussite était totale, les tartes sortaient du four bien dorées, dodues, ce qui me valut les plus vives félicitations de ma patronne. Quand, plus tard, j'ai raconté mon histoire à Wilhem, il s'est aussitôt empressé de changer sa recette en doublant la quantité d'ersatz ainsi que de colorant. J'étais donc resté avec mes 8 œufs et le lendemain, vers les quatre heures de l'après-midi, je suis descendu dans la boulangerie me faire ma superbe omelette. Soudain, oh désarroi! En voyant tous ces œufs battus dans la casserole, un extrême dégoût m'a pris et, sans même les faire cuire, j'ai été vite les jeter dans les cabinets. Il m'a fallu des années et des années pour que je revienne à la consommation des œufs, et encore aujourd'hui, autant que possible, j'évite les omelettes.

À la fin juillet Wilhem était de retour et quinze jours plus tard, début août, je pris de nouveau le train pour Paris. Cette fois-ci j'arrivai le lendemain matin de bonne heure, sans aucune anicroche. Cette seconde et dernière permission restera pour toujours un souvenir inoubliable dans ma vie sentimentale. Il avait été convenu, d'un commun accord entre Claire, sa famille et ma sœur Emma, qu'à cause de la situation extrêmement critique des Juifs dans la France entière, mais surtout à Paris, que pour ma sécurité j'habiterai chez la tante à Claire, la tante Irène, qui possédait dans le même immeuble un petit logement de deux pièces, cuisine, donnant sur la cour. Elle y demeurait toute seule, son mari était interné et ses enfants étaient placés en province dans une famille française, bien en sécurité. Chez elle, je risquerai beaucoup moins. Je serai leur invité et cela m'éviterait tout déplacement. Je pourrai, ainsi, profiter pleinement de la présence de Claire. L'idée était formidable. J'étais rempli de joie, l'intensité de mon bonheur m'aveuglait. Tout notre temps, nous le passions ensemble, sauf les nuits (hélas!). Pour moi, c'était le paradis sur terre, malgré tout ce qui se passait dehors : la guerre, les restrictions, le couvre-feu, toutes les contraintes auxquelles les Juifs étaient assujettis. Nous étions heureux d'être ensemble, de parler, de faire des projets d'avenir, sans seulement se soucier particulièrement de la simple question : « Est-ce que nous allions survivre? » Mais l'insouciance de la jeunesse nous permettait de planer haut dans les nuages et nous ne voyions à cette guerre qu'une issue heureuse et proche. Pourtant, Dieu savait comme nous en étions encore bien éloignés; il a fallu encore toute une année pour que Paris soit libéré et qu'on puisse respirer, non pas en paix, mais au moins sans les Allemands.

De toute façon, nous avions décidé que de retour à Frankfurt, je ferai l'impossible pour qu'à la fin de mon contrat d'un an qui s'achevait fin septembre, je revienne au pays, mettant ainsi fin à mon exil volontaire. J'attendrai à Paris même la fin inévitablement proche de cette guerre. Les bombardements de Frankfurt et sa banlieue devenaient de plus en plus fréquents; j'étais donc, tout aussi exposé à tous les dangers.

C'est dans cet état d'allégresse que prit fin cette merveilleuse permission. Vers la mi-août, je quittai de nouveau Paris mais avec, cette fois-ci, la ferme volonté d'être de retour très bientôt, définitivement.

Sitôt arrivé, je plaidai ma cause devant ma patronne, lui expliquant que mes études m'obligeaient à rentrer à Paris fin septembre et, qu'en conséquence, je souhaiterais ne pas renouveler mon contrat. J'avais déjà perdu une année entière, mes études en avaient bien pâti! Ma patronne prêta une oreille attentive à mes propos, me promettant de faire l'impossible pour convaincre son mari qui, dans les jours prochains, devait arriver pour sa permission annuelle. Encore une fois, le « destin » semblait de nouveau jouer en ma faveur. D'ailleurs, les affaires étaient calmes, il n'y avait pas urgence, et l'on pouvait très facilement se passer de mes services, surtout avec l'aide éventuelle de mon patron.

Monsieur Suppe arriva donc à la mi-septembre, à la grande joie de toute la maisonnée, y compris Wilhem et moi. Nous avons fait connaissance et il nous a vivement remerciés de la précieuse aide que nous avions apportée à sa femme et à sa famille. Il nous assura qu'il serait à notre disposition s'il pouvait, à son tour, nous rendre un service. Je revois encore devant moi son visage rustaud, mais plein de bienveillance. Ce n'était certainement pas lui qui aurait pu faire un S.S. ou un agent de la Gestapo! Pour fêter sa venue, nous avons eu le droit de participer à un dîner familial, avec vin! Tout en bavardant agréablement, j'ai pu lui expliquer ma situation en étayant solidement l'argumentation relative à mes soi-disant études. Et cette université qui ne pardonne pas! J'avais déjà une année de retard mais en compensation j'avais pu être utile, non seulement à lui-même et à sa famille, mais aussi à la grande et sainte Allemagne... Je jetais de temps en temps un coup d'œil vers Wilhem et voyais dans son air une grande admiration et satisfaction. Je parlais selon son goût et pour son compte aussi. Il était comblé et, en sortant de la salle à manger, il n'a pas arrêté de me féliciter de mes propos. Monsieur Suppe, lui, d'un ton bienveillant, m'a promis de m'emmener dès le lendemain matin aux Arbeitsamt et de mettre tout son poids dans la balance, tant comme combattant que comme employeur, pour que je puisse rentrer le plus vite possible et poursuivre mes chères études. Effectivement, nous nous sommes rendus au Bureau du travail qui, après quelques bonnes explications de Monsieur Suppe, m'a rendu ma liberté avec l'accord total de mes patrons.

Ainsi, libre à nouveau de tout engagement, je me préparai à rentrer à Paris. En Allemagne, la situation avait beaucoup évolué depuis douze mois. En arrivant, j'avais trouvé un pays relativement tranquille. Bien sûr, c'était la guerre mais, mises à part quelques restrictions, la population ne semblait guère souffrir. Au fur et à mesure que le sort des arme paraissait se déplacer en faveur des Alliés, un étrange sentiment, je dirai même une crainte, envahissait les gens. On commençait peu à peu à envisager même la perte éventuelle de la guerre et alors l'avenir serait extrêmement dur. Les bombardements des grandes villes industrielles se multipliaient, y compris Frankfurt. Au courant du mois d'août nous avions été bombardés presque toutes les nuits, surtout en banlieue, mais heureusement pour nous, nous étions dans une banlieue résidentielle, donc un peu à l'écart des drames quotidiens. Berlin avait reçu largement son compte et l'Allemagne entière était à feu et à sang. Mon ami Pocsek avait été obligé lui aussi de changer de domicile; l'usine où il travaillait avait été complètement anéantie et il avait dû se déplacer, avec tous les ouvriers, vers une autre ville. J'ai ainsi perdu tout contact avec lui jusqu'à la fin de la guerre. Je l'ai alors revu à Paris, sain et sauf. Il avait réussi à s'enfuir grâce à d'heureuses circonstances. De même pour Tibi Roth, avec lequel j'avais perdu tout contact, par suite du chambardement continuel dans les lieux d'affectation des prisonniers de guerre. Nous nous sommes retrouvés seulement à la fin de la guerre, au moment du retour des prisonniers, le jour même de mon mariage civil avec Claire.

Quant à ma tante et mon oncle Jenö, ils ne voulaient pas bouger. Mon oncle faisait inlassablement son marché noir, ce qui lui sera fatal, car il fut arrêté au mois de novembre sous l'inculpation bien plus grave d'appartenir à la race maudite. Il s'en est défendu comme un beau diable, ainsi que sa femme, citant des témoins de son entourage qui se portèrent garants (entre autres, sa patronne qui, d'après de mauvaises langues, était depuis déjà fort longtemps sa maîtresse). Il réussit à s'échapper de la voiture mais, repris, il fit de la prison et au bout de deux mois fut déporté à Buchenwald. Même dans sa déportation, il a été chanceux. D'après le récit qu'il m'en a fait bien des années plus tard à New York, son dossier s'était égaré et il arriva au camp en tant que prisonnier de guerre, donc dans la section des non-Juifs, et c'est ce qui lui a permis de survivre.

À la défaite de l'Allemagne, il s'était mis à la recherche de sa femme et la retrouva, évacuée à cause des bombardements, à une trentaine de kilomètres de Frankfurt, dans le même petit village où mon ami Pocsek résidait. Il n'a pas voulu revenir à Paris. Il avait d'ailleurs bien raison, car Paris ne lui avait jamais tellement bien réussi.

La veille de mon départ, je me suis rendu dans l'est de la ville; je voulais faire mes adieux à Christine, l'ex-logeuse de Pocsek, qui, au fil des mois, était devenue une amie, une très bonne et fidèle amie. Bien que ne connaissant pas les raisons de ma présence en Allemagne, elle était assez intelligente pour deviner que quelque chose de grave m'avait fait échouer dans son pays. Je n'ai même pas pu retrouver sa maison. Tout le quartier n'était que ruines; peut-être, elle-même, n'avait-elle pu en réchapper?

J'avais bien hâte de retrouver Paris, pas pour Paris même, qui en tant que tel ne représentait pour moi qu'un immense Drancy. J'étais relativement bien plus en sécurité en Allemagne, mais le désir de vivre, de profiter de la vie, de l'amour, m'avait fait complètement oublier les risques que je pouvais courir.

C'est ainsi qu'en très peu de temps je me suis trouvé dans une complète illégalité avec, comme seule pièce d'identité, un récépissé prolongé par les soins de François, avec le gros tampon rouge « JUIF ». La situation des Juifs à Paris et sur tout le territoire de la France était devenue tout simplement intenable. La plupart des Juifs, surtout les non-Français, se cachaient et essayaient de vivre sous une fausse identité. La zone, dite libre, avait été occupée, envahie par les Allemands.

Fin août donc, encore pendant mon absence, avec l'aide et la recommandation de mon futur beau-père, Emma a pu louer, sous la fausse identité de mademoiselle Didier, un misérable logement d'une pièce et demie. C'était un ancien atelier de maroquinerie. Ce devait être notre destinée d'habiter toujours dans un ancien atelier de maroquinerie; cela avait été également le cas de la rue de la Roquette. À mon arrivée, l'installation était déjà faite et je n'ai plus eu qu'à emménager avec Emma dans ce « palace ». De toute façon, nous avions un gîte où l'on ne viendrait pas nous chercher (sauf en cas de dénonciation, ce qui était très en vogue ces temps-ci dans la France éternelle...).

Claire et toute la famille Horovitz s'étaient installées à 30 kilomètres de Paris dans une petite ville de banlieue, Livry-Gargan, où ils avaient loué un petit pavillon sous le nom d'emprunt de Houbron. C'est dans cette sécurité plutôt fragile, mais relativement sûre, que nous allions être obligés d'affronter les dix prochains mois, qui nous ont paru dix années! Entre-temps, il fallait bien vivre, se nourrir. Rose-Marie était en nourrice, il fallait prévoir la pension. Malgré tous les dangers qui nous guettaient, chaque jour nous sortions, nous prenions le métro. Il fallait tout de même se déplacer, ce que nous avons fait courageusement. Emma travaillait sous sa véritable identité chez Revillon, un très grand atelier de fourrure qui produisait pour le compte des Allemands. Elle gagnait juste assez pour ne pas mourir de faim. Moi-même, j'étais chez Indiana, autre atelier de fourrure, travaillant également pour les Allemands. Travailler ainsi, même indirectement pour les Occupants, donnait le sentiment d'une certaine sécurité, bien précaire; mais, dans notre état de Juifs persécutés, nous nous raccrochions à n'importe quel fétu de paille, si menu fut-il, pourvu qu'il nous fournisse le moindre semblant d'espoir.

C'était François qui m'avait trouvé l'emploi. Au bout de quelques semaines, il avait réussi à me faire entrer comme coupeur, moi qui, à cette époque, ne connaissait strictement rien à la fourrure, sauf le peu que j'avais appris en quelques semaines chez Lowinger Pali. Enfin, je me suis débrouillé grâce à l'aide de camarades, véritables fourreurs, qui avaient déjà aidé François à acquérir le minimum de notions pour rester en place. Parmi ces coupeurs, l'un était prisonnier évadé et l'autre, un nommé Simon, s'était évadé de Pithiviers, enfin de pauvres hères comme François et moi, mais de grandes âmes qu'on ne peut jamais oublier.

Pendant quatre à cinq semaines tout se passa à merveille jusqu'au jour où, début décembre, il nous a fallu cesser de produire nos chefs-d'œuvre. Une histoire quelque peu cocasse qui aurait pu se terminer tragiquement nous a permis, à François et à moi-même, d'échapper à une arrestation, donc à une déportation certaine, grâce à un réflexe spontané mais utile de ma part.

Avant de rapporter cette anecdote, il me faut mentionner certain avant-propos. Depuis fin octobre, la famille Horovitz s'était donc installée à Livry-Gargan et, tout naturellement, je passais toutes mes fins de semaines chez elle et, le lundi matin, je regagnais mon travail. J'accomplissais ce voyage hebdomadaire avec la plus grande sérénité apparente mais mes yeux et mes oreilles restaient constamment en éveil. J'étais sur le qui-vive, toujours prêt à détaler à toutes jambes en cas de nécessité, un contrôle d'identité par exemple. Déjà, le matin, en prenant le métro, je m'efforçais de marcher le plus calmement et le plus lentement possible, regardant loin devant moi, scrutant l'horizon, guettant si tout était bien normal. En haut de l'escalier du métro et dans les correspondances, surtout au dernier tournant menant sur le quai, il fallait être très vigilant car, très souvent, des contrôles d'identité s'y opéraient. Cette concentration intérieure était devenue quasi-obsessionnelle chez moi (j'ai, d'ailleurs, conservé cette habitude bien longtemps encore après la libération). J'ai ainsi appris à me déplacer l'esprit toujours en alerte, évitant les contrôles assez fréquents, prenant chaque samedi matin, puis plus tard chaque vendredi le train de banlieue, avec, éventuellement, une correspondance pour me rendre à Livry-Gargan, muni d'un sac à provisions avec les six bouteilles de vin rouge hebdomadaires.

Or donc, un samedi matin, à mon arrivée, j'ai trouvé mon François dans un état bien inconfortable : il pensait avoir attrapé une blennorragie. En l'écoutant me décrire les symptômes, moi qui avais l'expérience de cette maladie, je n'ai pu, hélas, que lui confirmer ses suppositions. Prenant l'affaire en mains, je lui suggérai de consulter le seul médecin à notre disposition. Il s'agissait bien évidemment de mon cher ami, Dr. Falus, qui était visible dans l'hôpital militaire où il était toujours en service. Aussitôt dit, aussitôt fait. Et voilà mon François parti en ville, revenu avec les pilules prescrites par Falus, une vingtaine, qui devaient servir à une guérison prompte et sans douleur. D'ailleurs Falus avait promis de venir nous rendre visite le dimanche après-midi pour en discuter et voir son malade. C'est ici qu'arrive mon intervention extravagante. Avec beaucoup de conviction, j'ai réussi à persuader François de prendre, non pas la dose prescrite, mais le triple, ce qui le guérirait trois fois plus vite et le remettrait sur pied dès dimanche. Le pire, et ce fut également notre chance, c'est qu'il m'a écouté. C'est sûr que son infection a été stoppée sur le champ mais, en même temps, il a été malade comme un chien et, le lendemain dans l'incapacité de se lever. Cet empoisonnement s'est révélé bénin mais l'a retenu à la maison. Le lundi matin il n'a pu se présenter à son travail. La chance et le hasard conjuguaient leurs efforts. Le lundi matin, comme d'habitude, j'étais à huit heures à l'atelier et j'ai raconté l'histoire aux copains. On a bien rigolé. Mais, vers onze heures, deux personnes, habillées d'une façon qui ne laissait aucun doute sur leur identité, se présentaient au bureau de la patronne et, sans autre préambule, demandèrent un certain François Horovitz. Il avait dû y avoir une dénonciation! Mon esprit, mes yeux, mes oreilles toujours en alerte, j'entendis tout derrière la porte de l'atelier restée ouverte par le plus grand des hasards. La patronne, entendant qu'on la cherchait, avait, dans sa hâte, laissé la porte entrebâillée. Aussitôt, j'ai pris mon manteau, ma gamelle (qui était un bien très précieux à cette époque) et, sortant par la porte de derrière vers l'escalier de service, j'ai eu vite fait de prendre le large. Je craignais un contrôle d'identité et, effectivement, comme je l'ai su plus tard, la Gestapo n'avait pas voulu croire en l'absence de François et avait effectué un contrôle en bonne et due forme. Je me rappelle, aujourd'hui encore, à quelle vitesse j'ai déguerpi, pris le métro directement vers la gare, et, vers deux heures de l'après-midi, j'arrivai avec les nouvelles chez les Horovitz. Après avoir repris un peu nos esprits, nous décidâmes de ne plus nous présenter à notre travail, ni François, ni moi. Ainsi s'acheva notre carrière de fourreur, seulement un certain temps pour moi, mais pour François, c'était définitif. Le soir même, je rentrai à Paris : ma vie clandestine totale commençait : sans travail, sans ressources, jusqu'à la libération de Paris.

Les semaines, les jours, même les heures passaient très lentement. Nous étions tous fatigués de la guerre, des privations et, de ce qui est le plus cher à un être humain : la privation de sa liberté. Nous étions des prisonniers un peu à part. Bien sûr, on pouvait, si on était audacieux, sortir dans la rue et même risquer quelques folies, mais nous résistions à la tentation tout simplement parce que nous voulions survivre à tout prix. Au fur et à mesure que le temps passait, le sort de la guerre, son issue, commençaient à se dessiner à l'horizon. Le monde entier, y compris les Allemands, avaient fini par réaliser que la puissance des Alliés l'emporterait malgré les efforts désespérés des Allemands et des Japonais. Nous étions au printemps 1944. L'Allemagne était en ruine. Les bombardements incessants de Berlin et de l'Allemagne entière sapaient le moral de toute la population allemande. La préparation d'un éventuel débarquement sur les côtes françaises par les troupes alliées devenait de plus en plus prévisible; on sentait, enfin, l'approche évidente de la solution finale à cette guerre. Malheureusement, la fameuse « solution finale », invention tragique du sinistre Adolf Eichman, battait aussi son plein dans les usines de la mort.

Ma seule et unique distraction était l'amour que je portais à Claire et j'essayais, en dépit de tout, de le nourrir, de le développer et surtout de bien le faire comprendre et le faire partager. Je passais la moitié de la semaine en sa compagnie chez ses parents, c'est-à-dire que mon week-end commençait dès le vendredi matin. J'arrivais avec mon sac à provisions et mes bouteilles et je restais jusqu'au lundi, parfois même jusqu'au mardi après-midi. Certaines fois, Claire venait passer une journée en notre compagnie à Emma et moi et, à cause du couvre-feu, elle était même restée quelquefois pour la nuit. Enfin, nous essayions de vivre notre bonheur dans le malheur le plus intensément possible. Nous avions poussé l'audace jusqu'à fréquenter, quand l'occasion se présentait, le cinéma de Livry-Gargan.

La vie continuait, le temps passait. Bien sûr les incidents ne manquaient guère. Entre autres, l'histoire de ma sœur Emma qui, sans son étonnant sang-froid et son admirable présence d'esprit, aurait pu se terminer dans une effroyable tragédie. Ça s'était passé un mardi matin, la dernière semaine de mai 1944, exactement 10 jours avant le jour « J » du débarquement du 6 juin. Emma ne travaillait pas ces jours-ci et, vers les dix heures du matin, elle était descendue faire le peu de commissions que l'état de nos finances (bien maigres, hélas!) permettait. Le hasard avait voulu qu'elle fasse la rencontre d'une jeune fille juive arborant l'étoile jaune, et elle avait engagé une brève conversation avec elle, sans se douter des conséquences fâcheuses qu'il pourrait en résulter. Effectivement, la précaution la plus élémentaire dans notre cas, quand soi-même on ne portait pas son étoile jaune, consistait à éviter dans la rue et les lieux publics, la compagnie de ceux qui en portaient car on devenait une proie facile pour les flics expérimentés. Ce qui devait arriver, arriva. Un inspecteur s'approcha d'Emma et lui demanda ses papiers. Elle n'osa pas montrer sa carte, bien qu'elle fut vraie, mais la photo avait été manipulée. Elle ne perdit pas sa présence d'esprit et répondit qu'elle les avait oubliés à la maison et, comme adresse, elle indiqua le 43 rue de la Roquette. Magnifique réaction! L'inspecteur, lui, ne demandait pas mieux que de l'amener au poste de police où, certainement, une prime l'attendait pour chaque Juif ramassé. Au commissariat, elle avoua être Juive - un crime pareil se payait automatiquement par la déportation après un bref séjour à Drancy. Avec la permission de ses geôliers, elle m'envoya un pneumatique en me relatant en hongrois son histoire. Elle a dû concevoir son plan à ce moment-là. Elle demanda à se faire conduire à son domicile, rue de la Roquette, pour se munir de quelques effets indispensables. Accordé. En compagnie d'un inspecteur, elle se rendit au no 43. La ruse consistait à se rendre dans cette cour d'où, par un escalier, on accédait au logement du 1er étage. En sortant, on refaisait le même chemin en passant obligatoirement devant la porte arrière de l'épicerie de Mme Petit, également à cette même adresse. L'inspecteur avait consciencieusement fait son devoir, accompagnant ma sœur jusqu'à la porte de son domicile et, au retour, tout le long de la cour, ne l'avait pas lâchée d'une semelle. Arrivés devant la porte de l'arrière-boutique de l'épicerie, ma sœur, d'un air aussi naïf qu'innocent, demanda la permission de faire ses adieux à Madame Petit. À cette demande inattendue, l'inspecteur surpris, acquiesça et Emma, comme la foudre, se propulsa dans le magasin, lançant un « Bonjour Madame Petit! » et s'échappa par la porte du magasin qui donnait sur la rue. Elle fila dans une maison avoisinante, grimpa aussi vite qu'elle le put jusqu'au 4e étage. Là, elle frappa à une porte, expliqua en quelques mots sa situation demandant un asile provisoire, ce qui lui fut refusé. Au comble du désarroi, elle grimpa un autre étage où, finalement, un être charitable consentit à la laisser se cacher dans une espèce de réduit, soupente à charbon, où elle resta terrée plusieurs heures. Entre-temps, l'inspecteur ne la voyant pas revenir faisait brutalement irruption dans l'épicerie, menaçant Mme Petit de déportation et de toutes sortes de mesures de rétorsion pour complicité d'évasion. Il appela des renforts et de véritables perquisitions furent effectuées dans l'immeuble et même dans les maisons alentour pendant de longues heures, comme s'il s'était agi de poursuivre la plus grande des criminelles de guerre. Pour ma part, les souvenirs de cette journée mémorable resteront gravés pour toujours dans ma mémoire. Au bout d'une heure d'attente environ, ne voyant pas ma sœur revenir de ses commissions, je commençais à m'inquiéter, me demandant si elle ne s'était pas fait arrêter. Combien de fois, en effet, ne l'avais-je pas sermonnée, ma chère sœur, lui recommandant d'être prudente, de ne pas jouer à la fanfaronne, et surtout de ne pas provoquer le destin! Mais hélas!, avec son nouveau nom, elle croyait être à l'abri de tout danger. Bien sûr, tant qu'elle n'avait pas besoin d'ouvrir la bouche, cela pouvait marcher, mais s'il lui avait fallu parler, son mauvais français, son effroyable accent hongrois, rien que pour décliner sa nouvelle identité « Didier », auraient suffi à la rendre suspecte. Heureusement qu'au moment de son arrestation elle avait eu assez de présence d'esprit pour ne pas utiliser sa nouvelle carte ni sa nouvelle adresse, et, au contraire, donner spontanément l'adresse de son ancien domicile. Les faits ont malheureusement confirmé que j'avais eu raison dans mes conseils, mais j'ignorais ce qui avait pu se passer et j'attendais, rongé par l'angoisse, guettant à travers les vitres, figé, n'ayant personne à qui me confier; j'étais complètement paralysé, tant physiquement que moralement. Fort heureusement, j'attendais aussi la visite de Claire. Elle devait arriver vers deux heures et, par hasard, elle était quelque peu en retard, ce qui n'a fait qu'ajouter à mon angoisse, craignant qu'elle aussi, peut-être, était tombée dans une rafle. Mes nerfs étaient à fleur de peau. Finalement Claire arriva, ce qui m'a beaucoup aidé, car nous étions ensemble et, à deux, on peut mieux supporter l'adversité. Vers quatre heures, on frappa à la porte! Inutile de dire que mon sang s'était littéralement figé dans mes veines. Nous n'osions bouger et avons pris le parti de nous réfugier sans bruit dans la chambre, car il n'était pas question d'ouvrir la porte. Un bruit léger, un froissement à peine perceptible, et quelques minutes passèrent avant qu'on aie osé aller voir. Un pneumatique était glissé sous la porte. De loin, déjà, j'avais reconnu l'écriture d'Emma. Après avoir lu et relu sa missive, j'ai parfaitement réalisé ce qu'avait pu être son aventure. En lisant entre les lignes, j'ai compris ou tout simplement voulais-je ainsi le comprendre, je ne sais, mais, d'un seul coup, j'ai eu l'intuition, la certitude qu'Emma imaginerait quelque chose et qu'elle réussirait à s'échapper d'une manière ou d'une autre. Une espèce de tranquillité m'envahissait et, fort de ma certitude, j'ai mis mon impatience en veilleuse et j'attendis fermement le retour de ma sœur. Effectivement, vers neuf heures du soir, on frappa doucement à la porte. C'était elle, ma frangine, toute souriante, les mains noires de charbon ou de cambouis, contente de son exploit, fière de détailler son aventure. Nous lui prodiguâmes force louanges, célébrant sa bravoure, son intrépidité, sa présence d'esprit. Nous aurions bien voulu fêter comme il se devait son prodigieux retour, malheureusement, nous manquions de tout, mais nous nous fîmes la promesse de le fêter dignement à la prochaine occasion.

Ainsi finissait encore une journée mouvementée de cette odieuse guerre où chaque instant de la vie était exposé aux plus grands risques. C'est seulement au petit matin, recrus de fatigue, mais malgré tout l'espoir au cœur, rassérénés par ce retour miraculeux qui s'annonçait comme un signe d'espoir, que nous avons pu trouver le réconfort d'un sommeil bien mérité.

Sur l'invitation de Claire, nous décidions le lendemain matin de nous rendre séparément à la gare, et, toujours séparément, de prendre le train pour Livry-Gargan et de passer quelques jours loin de Paris, des flics et de cette rue des Amandiers où nous commencions à être trop connus.

Mais la guerre ne s'arrêtait pas pour autant. Au contraire, elle atteignait sa phase décisive et les harcèlements devenaient encore plus fréquents, les bombardements encore plus intensifs, à tel point, que certains faubourgs de Paris avec leurs usines étaient devenus des objectifs stratégiques et soumis à des bombardements massifs. Après à peine deux jours passés à Livry-Gargan dans le plus grand calme, nous apprenions que la petite ville de Saint-Cyr-l'École, où ma nièce Rose-Marie était en nourrice chez Mme Marpeau, avait été sévèrement bombardée. Pleine d'appréhension, effrayée, craignant le pire, ma sœur reprit la route en toute hâte, mais fort heureusement, une fois sur place, elle trouva tout le monde en parfaite santé. La famille Marpeau n'habitait pas dans la zone critique.

C'est le 6 juin au matin que nous apprenions la nouvelle du débarquement allié sur les côtes normandes. Quelle joie, mon Dieu! Cette fois-ci c'était vrai et le grand combat était engagé. Un espoir nouveau naissait, une euphorie indescriptible nous gagnait; nous voyions déjà pour demain la fin de la guerre.

Pourtant, les jours et les semaines qui suivirent le débarquement ne firent que prolonger notre mort lente. Il aura fallu encore trois longs mois pleins de bonnes et de mauvaises nouvelles pour être enfin libéré du joug des nazis. Ces trois mois nous parurent les plus longs de toute la guerre. Les rues étaient plus dangereuses que jamais. Il fallait redoubler de prudence, éviter de s'arrêter en chemin, d'attendre quelqu'un, car, aussitôt, venu on ne sait d'où, apparaissait un individu prêt à vous demander votre identité. Ce n'était pas, à cette époque, une partie de plaisir pour un jeune homme de mon âge de se promener dans les rues de Paris. Je réduisais donc mes déplacements au strict minimum. J'ai passé la première semaine après le débarquement entièrement à Livry-Gargan. Dans ma naïveté, je comptais que nous serions libérés dans une semaine ou deux, mais, au bout de huit jours, voyant combien était difficile l'avance des Alliés et désespérée la résistance allemande, j'ai très vite réalisé que la libération n'était pas pour demain, et j'ai donc repris ma navette entre Paris et Livry-Gargan tout comme auparavant.

Nous suivions les événements pas à pas, chaque jour apportant son bonheur ou sa déception, mais chaque vingt-quatre heures vécues sous une telle tension permanente valait bien 24 jours! Heureusement, j'avais Claire et son amour de plus en plus profond; nous en arrivions à ne plus former qu'une seule âme, qu'un seul être, et attendions avec impatience la sanctification de notre amour par le mariage.

Enfin, le 24 août, le grand jour tant attendu était arrivé. Les Allemands, traqués de toutes parts, avaient d'abord menacé de détruire Paris, puis ils décidèrent de quitter la capitale. Ce sont encore des souvenirs qui vivront éternellement dans ma mémoire. Depuis déjà plusieurs jours les F.F.I. (Forces Françaises de l'Intérieur) harcelaient les Allemands, des combats sporadiques s'engageaient dans différents quartiers de la ville. L'une des bagarres les plus intenses se tenait à la préfecture de police où les policiers résistants s'étaient retranchés. On sentait de toutes parts que la fin approchait à grands pas. Pour ma part, je ne me risquais pas à mettre le nez dehors. Je tenais absolument à rester en vie et assister à la libération. On pouvait peut-être me traiter de lâche, ou d'égoïst; et que j'avais gagné le droit de survivre et donc de ne pas risquer cette vie que j'avais réussi à préserver, à travers quatre années de peines et de misères, de prison, de camps de concentration.

24 août 1944. Magnifique journée d'été, ciel clair et radieux. Ne pouvant tenir en place, j'étais descendu très tôt le matin. La rue des Amandiers était très calme, d'un calme inhabituel. Il n'y avait que très peu de gens dans la rue, on aurait pu penser que la ville entière dormait. Pourtant elle était bel et bien éveillée, mais curieusement, chacun se tenait terré chez soi, à l'abri derrière les fenêtres closes.

Longeant la rue des Amandiers, je m'étais ensuite engagé dans l'avenue Gambetta, la remontant jusqu'à la place où je me suis arrêté devant la bouche du métro. Là, je n'étais plus seul, le monde arrivait, de plus en plus nombreux, de plus en plus dense, comme si quelque chose d'extraordinaire se préparait. Bien entendu, le métro ne marchait pas depuis la veille, ni les autobus. De temps en temps, on voyait passer en trombe des voitures avec de grosses enseignes « F.F.I. ». Couchés sur les ailes des voitures, deux/trois jeunes gens pointaient leurs mitraillettes. La situation était solennelle, émouvante. Quelques jeunes civils, brassard F.F.I. sur le bras, sur la tête parfois un vieux calot militaire, sur l'épaule, en bandoulière, une mitraillette, circulaient tout fiers de leur importance.

On attendait. On ne savait pas exactement quoi, mais on sentait qu'il se passerait quelque chose. Effectivement, vers neuf heures, nous apercevions, de loin, une file interminable de camions militaires, venus on ne savait d'où, allant vers leur destin, pleins à craquer de soldats en uniforme vert-de-gris, braquant des mitraillettes dans tous les sens. C'était les Allemands en fuite. Je me souvenais que quatre années auparavant j'avais vu ces mêmes brutes vert-de-gris arriver et j'avais pleuré avec les Français. Cette fois-ci aussi j'avais les larmes aux yeux, mais c'était de joie.

Quelques heures après le départ des Allemands, nous assistions à l'arrivée de la division Leclerc. Bien que la ville ait été libérée par les forces de la Résistance, l'entrée de la division Leclerc nous rassurait définitivement. Nous étions, enfin libérés!

Dans cette seule journée, la vie entière était changée. Les rues bourdonnaient, les gens plaisantaient, s'interpellaient, se félicitaient. S'il n'y avait pas eu quelques tireurs isolés cachés sur les toits, quelques fanatiques qui ne voulaient pas admettre la défaite, la situation de Paris aurait été parfaite, mais, au bout de quelques jours, ces ultimes sursauts avaient cessé et, quand les premiers Américains arrivèrent, Paris rayonnait d'un bonheur retrouvé. Il avait fallu quelques jours pour que les transports soient rétablis et que le ravitaillement d'une aussi grande ville que Paris soit assuré - mais personne ne se plaignait. La patience redevenait une vertu.

Pour rejoindre Claire et sa famille le jour même du 24 août, il m'avait fallu faire preuve de beaucoup d'ingéniosité. Il n'y avait pas de train; j'ai commencé par la marche à pied, interpellant chaque voiture, chaque camion qui passait. Comme les gens étaient bons, serviables, aimables!! Après avoir ainsi changé quatre à cinq fois de véhicule, et après un rude trajet épuisant de quatre heures, j'avais tout de même atteint mon but. J'avais recouvré une liberté totale et mon état de Juif me donnait maintenant une assurance nouvelle. Je croyais avoir des ailes tellement mon bonheur était complet.

Je ne suis resté qu'une semaine à Livry-Gargan. Je voulais régler au plus tôt tout ce qui restait en suspens. À dire vrai, je ne pouvais plus rester en place, il fallait que je bouge. Au bout de dix jours, la famille Horovitz regagnait, elle aussi, ses appartements de la rue des Amandiers. Tout le monde essayait de reprendre une vie normale, celle de la liberté!

En prenant contact, par l'entremise de Claire, j'avais réussi à remettre à des soldats américains quelques mots pour mes parents afin de donner de nos nouvelles, tout au moins l'essentiel : que nous étions en vie et relativement en bonne santé.

Au bout de quelques jours, la grande euphorie s'était atténuée et la situation nous incitait tout de même à une certaine prudence. La guerre n'était pas encore gagnée. Les Allemands, particulièrement les S.S. ainsi que leurs collaborateurs dévoués (Français et autres), tous ceux qui par leurs méfaits, leurs crimes, tous ceux qui s'étaient ouvertement affichés comme collaborateurs, ne voulaient pas admettre la défaite et continuaient un combat à outrance. C'est ainsi qu'au début de l'hiver il y eut la dernière mais une des plus sanglantes offensives des troupes allemandes, la fameuse offensive des Ardennes. La lutte avait été farouche mais, finalement, les Alliés réussissaient à sortir de l'étau, pourchassant l'ennemi jusqu'à travers l'Allemagne entière, continuant sans relâche et finissant enfin à faire la jonction avec les Russes à Berlin. C'en était fini d'Hitler et de sa clique. La grande Allemagne était occupée et scindée en deux pays distincts, à la grande satisfaction des populations des anciens pays occupés.

Maintenant libre, il me fallait m'occuper à trouver un emploi et le plus vite possible. Pendant un court instant, il avait même été question que je reprenne mes études universitaires, abandonnées depuis dix années. Mon futur beau-père m'avait très généreusement offert son aide. Une fois mariés, Claire pourrait travailler comme patronnière, tandis que j'étudierais tout en exerçant un métier à temps partiel. L'idée était intéressante et me tentait, mais, les dix années écoulées depuis ma tentative en Italie, ces dix années pleines de mésaventures, l'armée, la guerre, l'occupation, les camps de concentration, c'était beaucoup trop d'épreuves pour l'être fragile que j'étais et que je suis encore. Toutes ces épreuves m'avaient marqué très profondément. Mon cerveau se bloquait, j'avais l'impression qu'il resterait imperméable à toutes les tentatives intellectuelles, tout au moins un certain temps. Je n'avais qu'un désir, vivre, respirer librement, aller où je voulais, quand je le voulais, aimer sans restriction, enfin me sentir bien dans ma peau. À cause de tout cela, les travaux manuels devaient me convenir beaucoup mieux.

De prime abord, j'ai songé immédiatement à mon nouveau métier : la boulangerie. Le premier boulanger à qui j'ai proposé mes services à deux pas de mon domicile, au 19 rue des Amandiers, avait accepté sans hésitation. Je lui avais pourtant bien expliqué que mes connaissances me venaient de la Hongrie et de l'Allemagne; il m'avait simplement rétorqué que mêler de l'eau à la farine donnait dans le monde entier le même résultat. Quant au savoir-faire, il était fonction de chaque individu. La seule chose qu'il exigeait, c'était de travailler à son goût et à sa mesure, et tout irait bien.

Nous nous sommes mis d'accord pour une semaine d'essai, mais quand j'ai su les horaires de travail, je n'ai pu m'empêcher d'avoir un certain recul : 10 heures du soir à six heures du matin! Mais je voulais travailler à tout prix. Diverses raisons me poussaient, entre autres, il me fallait absolument un contrat de travail pour obtenir un permis de travail. J'étais toujours considéré comme étranger et, comme tel, il me fallait suivre les règlements en vigueur. C'est pourquoi, et bien à contre-cœur, j'avais accepté de commencer le soir même pour démarrer ma nouvelle carrière.

Dès la première nuit, j'ai compris que ce ne serait certainement pas dans la boulangerie, surtout pas la boulangerie française, que s'accomplirait mon destin. En plus du désagrément de travailler toute la nuit, les fréquentes coupures d'électricité m'obligeaient à pétrir la pâte à la main dans une position abominable et, comme par hasard, dans ces moments-là, mon patron était toujours occupé ailleurs (surtout à somnoler...).

Ma semaine n'était pas encore terminée que mon patron, voyant mon peu d'aptitude à cet emploi, me donna gentiment mon compte, mais me gratifia d'un contrat de travail par lequel il s'engageait à m'employer dès l'accord du ministère du Travail. La première manche était gagnée.

Quinze jours plus tard je recevais l'avis favorable du ministère du Travail. J'avais obtenu un récépissé de travailleur bien qu'étant toujours sous le coup d'un arrêté d'expulsion. Cela ne m'empêchait pas de courir après un emploi pour gagner ma subsistance. Après la boulangerie, enterrée pour toujours, comme deuxième choix, j'avais les peaux de lapin et leurs différentes utilisations, métier que j'avais eu à exercer avant mon départ en Allemagne. Pour ressusciter ce noble gagne-pain, j'avais l'appui total de Claire, de mon futur beau-père, et surtout de mon ancien patron dans le métier : Lowinger, qui non seulement m'encourageait, mais mettait à ma disposition le petit atelier où j'avais travaillé pour lui au début de la guerre, en face de chez Claire au 28, rue des Amandiers.

L'emploi aussi bien que l'emplacement étaient faits sur mesure pour moi. Sans trop de cassements de tête, du travail, mais surtout beaucoup d'heures, je pouvais me faire un peu d'argent. Nous étions toujours en guerre et les grands manipulateurs du commerce des peaux de lapin qui, jusque-là, faisaient de l'or avec les Allemands, continuaient avec l'Intendance française, et la fabrication des gilets en peaux de lapin destinés cette fois-ci à nos pauvres petits soldats combattant dans la neige et le froid se poursuivait. Ils n'en virent d'ailleurs jamais la couleur car ces gilets restèrent stockés quelque part en France. Pour mes employeurs, et même pour moi, c'était rentable. Finalement, presque tout le monde y trouvait son compte - sauf les petits soldats. Je travaillais comme chambre-maître et j'employais quelques ouvriers. J'avais pu, ainsi, réaliser des bénéfices appréciables. J'avais même pu économiser quelques milliers de francs tout en vivant gentiment, et sans me priver de sorties, tout en attendant notre mariage.

Depuis la libération de Paris, nous étions prêts à nous marier. Seul obstacle, nous attendions le retour du deuxième frère de Claire qui avait été déporté en 1943 de Drancy. On espérait le voir, lui aussi, revenir d'un jour à l'autre, comme les quelques dizaines qui étaient tout de même revenus, par miracle, sur les six millions qui ont été sauvagement assassinés, brûlés par cette horde de brigands : les « NAZIS ». Malheureusement, notre attente était vaine et comme dernière et ultime date, nous avions fixé le mariage civil pour le 24 mai et le mariage religieux pour le 27 mai 1945.

Entre-temps, la vie commune avec Emma et sa fille Rose-Marie, maintenant revenue, s'avérait assez délicate; j'avais fini par la quitter et m'étais installé dans l'immeuble où Claire habitait avec ses parents. Ils disposaient d'une petite chambre au 1er étage, qu'ils avaient louée au temps de l'occupation allemande et qui aurait pu servir de cachette provisoire en cas de nécessité. En tous cas, pour moi, pour ce que j'avais à en faire, c'était une solution excellente en attendant mon mariage prochain.

Ainsi s'écoula l'hiver 44/45, nous nous préparions au mariage qui, étant donné les circonstances, devait être d'une extrême simplicité. L'absence de Ladis était très cruellement ressentie et, à mesure que les semaines et les mois passaient, l'espoir de le revoir vivant diminuait.

En attendant, la vie devait continuer, et elle continuait. Avec de la chance, mon beau-père avait réussi à louer, contre une grosse reprise, un petit logement dans le même immeuble au 7e étage, une pièce, une toute petite cuisine et les toilettes. Ceci, grâce à la concierge qui, avec son mari, comptaient parmi les braves gens qui considéraient comme un devoir d'aider les gens dans la détresse, Juifs ou pas. Cette location n'avait rien de luxueux mais, en attendant des jours meilleurs, nous y avons tout de même découvert le septième ciel. Mes beaux-parents nous avaient meublés généreusement jusqu'au dernier accessoire et c'est ainsi que nous avons pu démarrer notre vie de couple sans aucun souci pour le présent.

Pendant ce temps, la guerre continuait à exiger son tribut. Ainsi, le lendemain de la libération de Paris, François aussi s'était senti dans l'obligation de s'engager dans les Forces françaises et, en peu de temps, il se retrouvait en pleine campagne d'Alsace. Au bout de sept mois, après avoir fait toute la campagne d'Allemagne avec bravoure et chance, il avait mérité d'être décoré de la Croix de Guerre, ce dont il se montrait bien fier, et à juste titre. Pour ma part, j'avais eu une altercation assez vive avec mon bon ami Falus. Selon lui, j'aurais aussi dû m'engager au lieu de nourrir des idées de mariage que j'aurais pu laisser pour plus tard. Mais, finalement, après une bonne discussion amicale, il avait fini par admettre que mon état psychique exigeait plutôt des apaisements, des consolations, une stabilité, plutôt que de nouvelles aventures guerrières. De toutes façons, après la capitulation de l'Allemagne, quelques jours avant mon mariage, aussi bien lui que François, étaient démobilisés.

En ce qui concernait les déportés, ceux qui avaient pu survivre, ceux qui devaient revenir, ils rentrèrent, ainsi que les prisonniers de guerre, au fur et à mesure de la libération des camps. Malheureusement, ni Ladis, ni mon beau-frère Schillinger n'étaient du nombre. Par contre, j'appris avec plaisir le retour de mon ami November, seul, sans sa femme Suzanne. À notre rencontre, il me raconta toutes les mésaventures en Allemagne, leurs activités clandestines, leur arrestation, et, en fin de compte, leur déportation comme prisonniers politiques à Buchenwald Il se sentait coupable d'avoir entraîné sa femme dans une vie aussi dangereuse.

Malgré tout, il me promit d'assister à mon mariage en témoignage de notre vieille amitié.

Avec le 24 mai 1945, arriva, enfin, le grand et mémorable jour. Superbes dans nos vêtements neufs, le jeudi matin à 10 heures, nous nous rendions à la Mairie du XXe arrondissement où, en présence de monsieur le Maire, des parents de Claire, de ma sœur Emma, de mon futur beau-frère François, de quelques rares amis, nous devenions mari et femme, selon les lois de la belle France. Après une brève mais très touchante cérémonie, nous retournions chez mes beaux-parents où nous attendait un magnifique déjeuner de circonstance.

Nous étions encore à table lorsque la sonnerie de la porte d'entrée retentit. François introduisit un jeune homme vêtu de loques qui avaient, il y a fort longtemps, dû être un vêtement militaire. Ce jeune homme en question n'était autre que mon ami Tibi. Quelle joie!

À son retour en France, il nous avait recherchés partout. Ne nous trouvant pas au 43 rue de la Roquette, il s'était renseigné de toutes parts et avait fini par nous retrouver Emma et moi chez la famille Horovitz, le jour précis de mon mariage civil. Nul besoin de présentation. Tout le monde connaissait bien son existence, j'avais assez parlé de lui; après tout, nous étions restés en contact à peu près pendant toute la durée de cette maudite guerre. Maintenant, il revenait après s'être fait démobilisé en cours de route et il se trouvait, pour ainsi dire, tout nu dans l'agitation infernale de cette immense métropole ressuscitée. Les gens, la famille Rosen chez qui il avait laissé ses maigres bagages à son départ pour l'armée, avaient quitté la France en pleine occupation. Ils avaient pu profiter de circonstances favorables qui s'étaient présentées durant les deux premiers mois de l'occupation allemande et avaient traversé la zone libre. Ils avaient ensuite mis le cap sur Cuba où ils avaient réussi à s'installer. Plus tard, ils s'étaient fixés aux États-Unis et sont actuellement des citoyens heureux et bien nantis de l'état de Floride.

Mais revenons à notre ami de toujours, à Tibi. Naturellement, nous voulions à tout prix que lui aussi soit de la fête. Le temps pressait terriblement et il fallait l'habiller décemment. Sa taille nous causait quelque souci; il était plutôt petit et, ni François, ni moi, pouvions lui venir en aide. Finalement, la solution vint de Reich Erzsi, vague cousine de mon beau-frère Schillinger. Son mari, disparu en déportation, avait à peu près la taille de Tibi. Non sans mal, nous avons fini par le convaincre de bien vouloir accepter un des costumes qu'Erzsi offrait si gentiment. Et les préparatifs continuaient pour la cérémonie finale qui devait se tenir le dimanche suivant à trois heures de l'après-midi, à la synagogue de la rue Notre-Dame de Nazareth. Cette cérémonie religieuse était suivie d'une réception simple et intime dans une petite salle située à quelques pas de la synagogue, sur les Grands Boulevards.

Pendant les trois jours qui séparaient le mariage religieux du mariage civil, à la demande expresse de ma belle-mère qui l'exigeait plus par superstition que par tradition, nous ne devions Claire et moi rester en aucun cas en tête-à-tête, il nous fallait obligatoirement la présence d'un chaperon. Avoir constamment quelqu'un derrière son dos finissait vraiment par lasser mais, enfin, nous avons fait contre mauvaise fortune, bon cœur.

Le dimanche tant attendu arriva enfin. Un peu de pluie dans la matinée, puis le soleil se mit de la partie dès le début de l'après-midi. La noce s'était réunie à l'heure prévue dans une synagogue illuminée au maximum. Une cérémonie très belle et très touchante s'ensuivit présidée par un rabbin assez peu loquace qui fit de nous, définitivement, un couple pour la vie, selon les lois de Moïse et d'Israël. La seule ombre au tableau, l'absence de mes parents. Comme ils auraient été heureux de nous voir ainsi, obéissants aux commandements de nos lois ancestrales! Mais le destin en avait décidé autrement. Il avait voulu que mes parents, bien en sûreté aux États-Unis, puissent prier pour nous, ce que mon père n'aurait négligé pour rien au monde. Mon frère Bandi me raconte encore, chaque fois que nous évoquons son cher souvenir, comment, chaque matin, de bonne heure, il descendait dans la boulangerie, avec, dans les mains, le petit livre des psaumes, et priait avec ferveur pour notre salut.

Après la cérémonie, tout le monde s'était retrouvé à une petite réception très bien organisée où, avec accompagnement musical, nous avons mangé et bu. Les gens s'amusaient, dansaient. La compagnie était peu nombreuse mais bien gaie. Vers 20 h 30, Claire et moi nous nous étions discrètement éclipsés sans que quiconque l'ait remarqué. C'était François qui avait la charge d'annoncer, quelques instants plus tard, notre départ en voyage de noces. De fait, tout le monde a cru, y compris mes beaux-parents, que nous avions pris le train le soir même. Seul François était dans le secret, nous avions d'ailleurs rendez-vous avec lui le lendemain midi dans le petit square de la place Martin-Nadeau et, ensemble, nous nous sommes rendus à un deuxième repas de noce dans un petit restaurant de la rue Saint-Maur où nous avons dégusté un magnifique menu, dont une raie au beurre noir délicieuse. De là, nous sommes partis directement à la gare et avons pris le train pour une petite station Bagnoles-de-l'Orne où, selon une amie d'enfance de Claire, nous devions trouver des menus gastronomiques. En fait, la petite auberge où nous avions échoué, bien que fort charmante, manquait encore de beaucoup de produits et les menus n'étaient guère variés. Le temps était très médiocre et dans ce petit patelin, pas un seul cinéma ni autre distraction, ce qui fait qu'au bout de quatre jours, ayant épuisé tous les programmes de la région, nous rentrions sur Paris sans avertir quiconque. Nous avons retrouvé avec plaisir notre paradis du 7e étage et avons continué là notre vie en nous arrangeant pour prolonger ces vacances pendant encore une dizaine de jours. Nous en avons profité pour fréquenter les cinémas, les cabarets et tout ce que l'on pouvait trouver en cette époque de renouveau.

Au bout de dix jours, il a tout de même bien fallu songer à l'avenir et reprendre en mains ces sacrées peaux de lapin. La fabrication des gilets tirait à sa fin. Au fur et à mesure que l'état de paix semblait s'instaurer, la fabrication de nombreux articles prévus expressément pour un usage militaire s'arrêtait net. Après la reddition du Japon, du jour au lendemain, plus une seule commande. Cependant l'immense stock de peaux de lapin obligeait les entrepreneurs à trouver un autre débouché.

La solution ne tarda pas, et d'un seul coup, je devins spécialiste d'enfants de 4 à 12 ans. Même genre de travail que les gilets, aussi grossier et juste assez bon pour continuer à remplir les poches des négociants. En ce qui me concernait, je ne m'en faisais pas particulièrement, j'accomplissais mon travail, je me faisais une « gratte » de peaux que je revendais au fur et à mesure.

Ainsi passèrent les premiers mois de la paix et de ma vie de jeune marié. Peu à peu, la correspondance avec les États-Unis reprenait et, pour nous venir en aide, mes parents envoyèrent quelques colis, ce qui nous fit très plaisir. Et bientôt, ils nous conseillèrent de nous inscrire sur le quota d'immigration pour les U.S.A. ainsi que ma sœur Emma, afin de pouvoir les rejoindre. Dans la fièvre de la liberté retrouvée, nous n'avions jamais envisagé de quitter le pays. Malgré toutes les souffrances endurées pendant ces quatre années d'occupation, nous avions un certain sentiment d'appartenance à ces lieux témoins de tous nos malheurs et de toute la mauvaise fortune qui avait été notre lot.

Ici, je mentionnerai un événement qui devait bien arriver un jour ou l'autre, la vie commune de Tibi et d'Emma. Ils étaient très bons amis bien avant la guerre et la disparition de mon beau-frère, Schillinger, devenait malheureusement une certitude; il n'y avait donc rien qui pouvait les empêcher d'unir leur destin. Nous étions donc deux familles à essayer, plutôt mal que bien, de vivre dans cette grande jungle nommée Paris.

L'année 1945 qui avait été pleine d'événements bénéfiques touchait à sa fin. Notre bonheur à tous deux était à son comble : nous attendions un héritier et nous le désirions ardemment. Nous étions pleins de projets et attendions dans une allégresse bienheureuse sa venue, prévue pour fin mars 1946. Mais, cette fois-ci également, le destin nous a joué un tour. Heureusement que nous avions bien tout prévu et préparé, car ce curieux personnage avait, dès le 15 février, sollicité sa venue en ce monde, et d'accord ou pas, nous étions bien obligés de l'accepter parmi nous.

C'est ainsi que nous avons eu l'immense joie d'accueillir notre premier enfant, petit prématuré de huit mois, mais plein de vie, que nous avons appelé Georges Pierre. Étant prématuré, on ne pouvait certes pas dire qu'il était un sujet très facile mais, avec l'aide de Dieu et de la gentille doctoresse Rosa Mark, l'enfant avait réussi à se sortir assez vite de toutes les difficultés causées par sa naissance avant terme. Au bout de quelque trois à quatre mois, il était devenu un enfant tout ce qu'il y avait de normal, un très beau, et surtout, très bon petit bonhomme, pour le plus grand plaisir de ses parents et de ses grands-parents.

Ainsi, l'année 1946 paraissait également bien s'annoncer. Sauf que mon affaire de peaux de lapin, tout doucement, s'éteignait, et, vers la fin du mois d'avril me laissait sans aucun revenu. Très peu d'économies devant nous, comme en général tous les jeunes mariés, il me fallait trouver quelque chose pour gagner ma vie et celle de ceux qui étaient à ma charge. Il y avait bien sûr la boulangerie, mais ma première expérience m'avait rebuté. Claire, de plus, n'avait aucune envie de devenir boulangère. Ses paroles resteront toujours gravées dans ma mémoire : « je ne tiens pas à me faner avant l'âge dans une boulangerie ».

Le problème était de taille, j'avais un atelier, endroit relativement spacieux où l'on pouvait travailler, fabriquer n'importe quoi. Justement, j'étais à la recherche de ce n'importe quoi, quand la solution se présenta. Du moins, je croyais l'avoir découverte en la personne d'un de mes meilleurs amis d'enfance qui, par extraordinaire, se trouvait être un authentique fourreur avec déjà plus de dix ans de métier.

C'était en plein mois de juin, au commencement d'un été plutôt maussade et pluvieux. N'ayant rien d'autre à faire tandis que Claire préparait le dîner, je donnais le biberon au petit. Il était bien lent à le boire. Soudain, coup de sonnette. Gardant mon fils dans les bras, je vais ouvrir la porte. Ma surprise en ouvrant a été telle, que j'ai failli en laisser tomber mon petit bonhomme. Dans l'ombre de l'encadrement de la porte, je venais d'apercevoir, comme dans un rêve, un visage, une figure floue, mais très familière. Comme un éclair, une joie immense me traversa en reconnaissant mon ami, mon très grand ami d'enfance, Krausz Loli. Malgré son accoutrement bizarre (il portait, en effet, un imperméable avec une capuche dans le dos, mais si vaste, si immense, qu'il aurait pu en contenir trois comme lui, le tout le couvrant de la tête aux chevilles), je l'avais tout de même reconnu sur le champ. Il venait d'arriver, le jour même, par voie clandestine de la Tchécoslovaquie où, après avoir quitté la Hongrie vers le mois d'août 1945, il avait séjourné environ huit mois et il s'était marié.

Il nous racontait tout : les diverses péripéties de la guerre, son mariage, leur fuite devant le communisme tout fraîchement installé. En l'écoutant, le temps passait, et lui, qui était venu tout simplement pour nous saluer, laissant sa femme enceinte avec le groupe des réfugiés, réalisait tout à coup, combien il était tard. Il fallait bien nous séparer, ne serait-ce que jusqu'au lendemain. Il était déjà neuf heures, il faisait noir dehors et sa femme l'attendait. C'est à cet instant précis que sa situation, et du même coup, la mienne, commença à se compliquer, je dirai même à se corser.

Dans sa hâte de nous voir, il avait omis de noter son adresse précise. Il s'était contenté de quelques indices, quelques signes apparents (il se croyait encore à Debrecen!). Lorsque je lui posai la question concernant son adresse, il me répondit tout simplement : « Derrière la Gare de l'Est, dans une petite rue, pas loin, il y a une église avec des escaliers et au coin de la rue, sur le mur, une affiche d'Auto-école ».

Bien sûr qu'une telle adresse existait et existerait toujours, mais par dizaines dans Paris. Oubliant les heures heureuses qu'il nous avait apportées par sa présence, je me suis mis dans une colère noire et lui exprimai mon opinion personnelle qui était loin d'être flatteuse. Je dis ensuite à Claire que j'allais accompagner Loli jusqu'au métro et que je serai de retour dans 10/15 minutes.

Et nous voilà partis tous les deux. En cours de route, il osa m'avouer qu'il n'était pas si sûr que cela de retrouver, seul, son logis. De plus, il ne comprenait rien aux correspondances dans le métro et il me demanda de l'accompagner. Ne voulant pas l'abandonner dans cette grande ville, j'ai bien sûr accepté. Je savais très bien que Claire pouvait s'inquiéter de mon retard, mais n'ayant pas le téléphone, je n'ai rien pu faire. Je prenais le risque en espérant que ce ne serait pas trop long. En effet, nous avons eu la correspondance assez vite et nous débarquons à la station Gare de l'Est. Il faisait déjà nuit noire et maintenant, à nouveau, la situation devenait critique. Nous avons commencé à arpenter les rues, les unes après les autres - sous une pluie très fine, mais pénétrante, repérant une église après l'autre, jusqu'à une heure du matin. Finalement, fatigué, trempé jusqu'aux os, j'ai décidé de lui prendre une chambre d'hôtel car il prétendait qu'avec la clarté du jour, il pourrait facilement retrouver son chemin. Il me fallait me dépêcher et surtout ne pas rater le dernier métro. Nous nous sommes donc arrêtés au premier hôtel sur notre chemin, j'ai réglé la nuit en demandant qu'on le réveille vers six heures du matin. Nous nous sommes quittés en nous promettant de nous revoir le lendemain chez moi, quoi qu'il puisse arriver.

En me hâtant, j'ai réussi à attraper le dernier métro mais la correspondance m'a pris encore une demi-heure et, finalement, épuisé, je suis arrivé à la maison vers deux heures du matin pour essuyer le juste courroux de ma jeune épouse. Heureusement que nous nous aimions et que la confiance régnait.

Elle m'écouta très attentivement, s'amusant même fort bien de notre mésaventure qui n'était guère qu'une tragi-comédie créée et interprétée par notre cher ami Loli qui, d'ailleurs, au fil des années, en jouera de plus en plus souvent, et toujours de façon de plus en plus intéressante.

Quant à Claire, elle avait tout simplement imaginé que nous étions partis tous deux fêter nos retrouvailles dans les bistrots alentour en nous abreuvant gaiement et abondamment. La paix rétablie avec Claire, j'ai pu prendre enfin un dîner bien tardif.

Le lendemain, dans l'après-midi, à l'heure convenue, nous avions la visite de Loli, mais cette fois-ci, accompagné de sa femme. Les présentations une fois faites, il nous raconta les détails de sa première nuit parisienne. Il n'avait pratiquement pas pu dormir et avait évidemment eu beaucoup de remords à cause de sa femme, qui de son côté, n'avait pu, non plus, trouver le sommeil. Finalement, Loli avait quand même réussi à s'assoupir pour quelques instants mais, dès cinq heures, à l'heure où le jour commence à poindre, il quittait l'hôtel sans tambour ni trompette et, directement, sans se tromper, paraît-il, il regagnait son logis. À peine dix minutes plus tard, il était près de sa dulcinée qui, bien différente de la mienne, l'abreuva de toutes sortes de termes bien sentis, dignes de la langue hongroise qui possède un répertoire étonnamment riche dans ce genre de vocabulaire.

Finalement, elle aussi s'était calmée et, une fois ses larmes séchées, elle s'était montrée bien heureuse de retrouver son Loli à côté d'elle, sain et sauf, alors qu'elle avait craint de l'avoir perdu dans cette immense ville.

La version de Loli ayant corroboré la mienne, les deux femmes nous rendirent leur totale confiance et nous avons passé ensemble une très agréable après-midi et même une soirée tout en mangeant et bavardant. Nous avons ravivé quelques vieux souvenirs, les épisodes les plus marquants de notre enfance. Mais, curieusement, ni lui, ni moi, n'avions eu le goût ni l'envie de parler des événements récents; nous avions préféré nous replonger dans un passé lointain et laisser de côté tout ce qui était récent.

Nous étions contents d'être en vie tout simplement, de respirer librement. C'était doublement valable pour Loli et sa femme qui venaient de juste d'échapper à ce nouveau fléau qui avançait à grands pas, assombrissant toute l'Europe de l'Est : le communisme.

En attendant, il fallait se nourrir, se loger. Bien sûr, il y avait les bureaux de bienfaisance, mais tout le monde n'était pas capable de mendier. Car, soyons justes, c'était bel et bien de la mendicité, ou tout au moins considéré comme tel par ces bureaux, c'est-à-dire ceux qui décidaient à qui, et combien allouer. Enfin, je ne tiens pas à faire le procès de ces bureaucrates, mais mes souvenirs resteront toujours bien peu flatteurs vis-à-vis de ces institutions.

Tout en bavardant, je me rappelai tout à coup du métier de Loli et une idée me traversa l'esprit : la fourrure. Je fis aussitôt part à mon ami de cette idée et, au fur et à mesure que je parlais, il s'enthousiasmait et, en quelques instants, nous avions mis sur pieds les bases de notre association. D'un côté, je fournissais le local, l'outillage (machines, planches et autres), mes relations, et lui apportait son savoir-faire, son talent.

Deux jours plus tard, Loli et sa femme étaient installés tant bien que mal dans une chambre d'hôtel, un meublé comme on disait à la mode parisienne. Loli et moi avons alors organisé notre atelier selon son goût, agencement, éclairage, et nous voici partis ensemble à la recherche de travail, ce qui, à cette période de l'année, n'était pas spécialement ardu à trouver. Je l'emmenai chez un fourreur hongrois pour qui j'avais travaillé à façon dans les peaux de lapin avant et après mon mariage. Il m'estimait beaucoup, j'avais été l'un de ses meilleurs, mais surtout le plus ponctuel de ses façonniers. Il m'avait même fait un très joli cadeau de mariage : un service à apéritif - la carafe de cristal avec ses six verres. Seuls ces verres sont encore intacts et je les garde avec une certaine fierté.

Lorsque la fabrication des gilets de lapin avait touché à sa fin, il m'avait fortement encouragé à persévérer, croyant que la fourrure était vraiment mon métier, et m'avait proposé de lui faire à façon de vrais manteaux en lapin pour dames. Je lui avais alors avoué mon ignorance totale du vrai métier de fourreur en lui racontant comment ma présence dans cette spécialité n'était due qu'à un hasard, un simple incident de parcours. De son côté, il me confia alors sous le sceau du secret que pas plus que moi il ne connaissait ce métier, peut-être même moins que moi, et s'il avait été un véritable fourreur, il serait toujours à l'heure actuelle plié en deux devant sa table de coupe ou penché devant sa machine à coudre, ou encore en train de taper sur les clous (et sur ses doigts) pour mettre les peaux en forme. Et, surtout, il ne serait pas maire de l'Isle-Adam, dans la banlieue parisienne.

Combien il avait raison! Mais je n'étais pas comme lui, un audacieux qui avait pu passer, aux yeux des Allemands, toute l'occupation pour un non-juif. Son nom, Muller, pouvait prétendre être de pure souche alsacienne. Revenons maintenant à nos moutons.

Donc, avec Loli, nous voici arrivés devant lui. Il nous reçut avec beaucoup de gentillesse, heureux de pouvoir nous être utile, et, sans hésitation, croyant entièrement à mes propos et à ceux de Loli, il donna l'ordre à son contremaître de nous confier de la marchandise pour la confection de trois manteaux en lapin teinté, coloris brun.

Aussitôt arrivés, nous examinons soigneusement le travail à réaliser. Très, très vaguement, je me souvenais des quelques manteaux que nous avions aidé, avec François, à fabriquer du temps des Allemands chez Indiana-Fourrures. Ces manteaux avaient été réalisés en peaux de lapin naturel, couleur chinchilla, travaillés en forme de chevrons et, justement, M. Muller demandait de lui en réaliser deux de cette façon. Donc, je pouvais tout de même fournir un peu d'aide tout en ignorant le processus réel de fabrication. Je n'étais qu'un assistant, excellent peut-être, mais sans plus.

Pauvre Loli! Il avait travaillé comme un nègre pendant trois ou même quatre jours pour arriver à sortir le premier manteau, prêt à la livraison. Je l'ai saisi très délicatement, comme s'il s'était agi d'un véritable vison, l'ai rangé très soigneusement dans une valise et me voilà parti pour la livraison.

Tout gonflé de fierté, j'arrive avec mon trésor, le déballe précautionneusement et le remets au contremaître qui le suspend, l'examine, le flanque sur un mannequin comme s'il ne s'agissait que d'une loque, s'approche pour examiner de plus près, souffle dans les poils, souffle encore, et resouffle, hochant la tête de plus en plus vite, et devenant de plus en plus rouge, l'air de plus en plus furieux. Il s'arrête enfin, me lance un regard plein de dédain qui me glace littéralement, et pénètre dans le bureau du patron.

Son absence se prolongea bien une dizaine de minutes. Il arriva enfin, le visage toujours aussi cramoisi, me transmettant les ordres de son patron : je devais rapporter, illico, toute la marchandise. Peu fier, je lui en demandai quand même la raison. D'un ton supérieur qui frisait l'arrogance, il nous traita, Loli et moi, de vulgaires bouchers et non pas de fourreurs. Il critiqua tout, depuis l'assortiment des peaux, leur réparation, jusqu'à la couture elle-même, et toutes les phases de l'exécution. J'ai encaissé piteusement, sans dire un mot. Faute de métier, je ne pouvais argumenter. J'ai pris ma valise et quittai les lieux.

Nous étions fin juin, il faisait très chaud ce jour-là. J'ai trouvé mon Loli suant à grosses gouttes sur l'assortiment du second manteau. Il m'attendait impatiemment, avec, toutefois, une pointe d'inquiétude et, quand je lui ai eu débité tout ce que ce sacré contremaître m'avait si brutalement jeté au visage, il se contenta de me répondre en souriant : « et après...? ».

Il ne me restait plus qu'à récupérer tout ce qui restait de peaux et même les déchets, les jeter dans ma valise et repartir chez M. Muller, que je n'ai d'ailleurs plus jamais revu. Sans plus de salutations, j'abandonnai sur place toute la marchandise en exigeant toutefois un reçu en bonne et due forme. Ainsi s'acheva notre association avec Loli. Elle avait duré une semaine entière. Mais cette mésaventure n'avait altéré en aucune façon notre amitié. Au contraire, elle nous avait bien fait rire, et, encore maintenant, quand nous nous remémorons cet épisode de notre vie, il nous fait toujours bien sourire.

La semaine suivante, grâce à l'un de ces bureaux qui s'occupait des clandestins, Loli réussissait à trouver un emploi chez un fourreur. Là, sous la direction d'un patron, le travail était réalisé d'une façon impeccable, mais étant donné qu'il s'agissait d'un emploi officieux, la paye était bien maigre. Mais, il était en place, et c'était l'essentiel; le peu d'argent gagné les aidait tous deux à survivre jusqu'à leur départ vers la Hollande qui devait normalement survenir au mois de novembre.

Mais moi, en tous cas, j'étais de nouveau sans travail. Le peu d'économies que nous avions commençait à s'effriter. Je louais maintenant le local, alors qu'à vrai dire, je n'étais moi-même que sous-locataire puisque le bail était au nom de Lowinger Pali qui, dès la libération de Paris, m'avait très généreusement sous-loué cet atelier pour une somme dérisoire, persuadé qu'il était que ce ne serait pas pour une très longue durée - ce n'était pas la grande confiance en moi qui l'étouffait!

Un ami de Lowinger, Eugène Wallerstein, ancien façonnier d'imperméable en tissu caoutchouté collé, cherchait de toutes parts un local pour redémarrer dans sa spécialité. Lowinger lui conseilla de s'adresser à moi et de trouver un arrangement, une association même, sous une forme quelconque. Ce fut le cas, et, pour moi, cette offre était la bienvenue. C'était encore un nouveau métier mais l'envie de faire quelque chose, de gagner de l'argent, si peu que ce soit, me démangeait: je voulais à tout prix prouver au monde entier, et surtout à moi-même, que j'étais capable d'apprendre et de maîtriser n'importe quel métier. De toute façon, je savais, par ouï-dire, que le collage des imperméables n'était pas vraiment un métier, tout était dans la rapidité.

L'installation du local, ou plutôt sa transformation, ne prit guère de temps. Nous avions besoin d'une longue table pour le collage, d'une machine à coudre; le petit outillage, lui, on pouvait se le procurer pour quelques francs. En quelques jours notre affaire était en route. Notre association, bien qu'uniquement verbale, n'était basée que sur l'honnêteté et la bonne volonté mutuelle.

Nous étions en pleine saison et l'ouvrage ne manquait guère. En quelques jours, je dirai même en quelques heures, Eugène Wallerstein m'avait montré les rudiments du « métier » et expliqué, indépendamment de l'art du collage, les distinctions à faire entre les différentes parties d'un manteau. Au bout de quelques heures d'apprentissage, j'étais devenu un bon colleur d'imperméable, un peu lent, mais plein d'avenir. Il fallait battre le fer tant qu'il était chaud et nous avons donc travaillé sans compter nos heures.

La saison avait été bonne mais très courte. Les longues journées de travail, la température estivale, l'odeur prenante de la colle, ne faisaient guère bon ménage avec les cigarettes abondamment consommées par le « gang ». Nous étions quatre hommes et une femme. Tous fumaient. Au bout de dix semaines, du jour au lendemain, tout était stoppé. Plus une parcelle de travail nulle part dans le métier. D'après Eugène, vieux routier de la profession, la morte-saison s'était installée plus tôt que de coutume et, selon lui, une reprise valable et prévisible ne pourrait avoir lieu avant novembre ou décembre, pour la préparation de la saison de printemps. D'ailleurs, à Paris, c'était du pareil au même dans chaque branche de la confection. Il était une loi non écrite, qu'après deux bonnes mais très courtes périodes dans l'année où c'était vraiment l'affolement, surgissait une morte-saison où il n'y avait plus aucun travail. Il fallait se débrouiller pour se tirer d'affaire au mieux. Donc, à côté de ce « métier », il me fallait en choisir un second de complément qui soit moins saisonnier; c'est ainsi que j'ai opté pour la fourrure.

Ceci pour diverses raisons. D'abord, nous étions fin septembre et la saison démarrait. De plus, j'avais quelques vagues notions de fourrures et aussi certaines relations dans ce milieu. Le problème était de savoir à quelle porte frapper. Comme je n'étais pas quelqu'un à remettre au lendemain ce que je pouvais faire le jour même, j'allai voir une de mes rares relations, un fourreur hongrois, dans le Centre. Je ne me rappelle plus par qui, ni comment je l'avais connu, mais c'était au temps des gilets. Il m'avait acheté quelques douzaines de peaux de lapin, parmi les plus belles, m'expliquant complaisamment sur quels critères il établissait son choix. Il aimait son métier qu'il considérait comme un art et en parlait avec un amour infini.

Lorsque je lui ai eu expliqué mon désir d'apprendre le métier et les raisons qui m'y poussaient, il m'approuva sans restriction, me souhaitant un savoir-faire bien supérieur au sien. Il me conseilla, pour conclure, d'aller voir une de ses connaissances, un Hongrois également, véritable artiste dans le métier, un certain Monsieur Hanga que j'essaie de convaincre cet homme d'accepter d'aider à mon initiation dans les secrets de l'art et la technique de la fourrure. Après l'avoir vivement remercié de sa gentillesse, je m'empressai de me rendre, sur le champ, chez Monsieur Hanga qui demeurait dans une rue voisine.

Cet atelier se situait rue d'Enghien, dans un grand immeuble, dit commercial. C'était un appartement de quatre pièces, cuisine, entrée; la plus grande et la plus claire des pièces servait d'atelier. Il me reçut très aimablement et, à ma surprise, m'écouta sans m'interrompre une seule fois tout en continuant à travailler. Je lui racontai ma vie, en gros, mes expériences, mes aspirations, mon désir d'apprendre ce métier que lui, et lui seul, était capable de m'enseigner. J'essayais d'être bref, mais mon argumentation a tout de même duré un bon laps de temps. Je poursuivis en lui soumettant une proposition : je lui offrais mes services, sans aucune rétribution pour un mois, pendant lequel je demandais tout simplement l'autorisation de l'observer dans son travail, de l'aider à l'occasion, et, si possible, qu'il m'explique quand il le voudra bien, le pourquoi du comment.

Je terminai, en le priant, qu'au bout de ce mois, il veuille bien donner une opinion tout à fait impartiale et un jugement sans indulgence sur mon avenir dans ce métier de la fourrure, si avenir il pouvait y avoir pour moi. En le voyant, tout plongé dans son travail, j'avais l'impression qu'il n'avait même pas suivi mon long et fastidieux monologue, mais, comme nous le verrons par la suite, mon histoire l'avait profondément touché. Tout en souriant doucement, il me demanda si j'avais encore quelque chose à ajouter, et, à ma réponse négative, il se lança à son tour. Il adorait parler. C'était un ancien légionnaire d'avant-guerre, un de ceux qui avaient participé aux combats de la pacification des pays du Maghreb, et il voyait en moi un frère d'armes d'origine hongroise, ancien légionnaire rescapé de l'holocauste, un intellectuel raté qui voulait s'insérer dans cet art qu'il adorait, je dirais même qu'il vénérait. Bien sûr et sans aucune hésitation, il avait accepté ma proposition, me promettant son aide la plus large et la plus désintéressée. Nous nous sommes mis d'accord pour que je commence le premier lundi d'octobre 1946.

Comme dans l'imperméable, c'était la pleine morte-saison, nous n'avions strictement rien à faire. J'en profitai donc pour faire cette tentative dans la fourrure. Je n'avais rien dit à Eugène W., personne n'était au courant, sauf, bien sûr, Claire et ma belle-famille.

Le lundi matin je me présentai donc chez Monsieur Hanga. Il lui fallut peu de temps pour se révéler un professeur de très grand talent qui, non seulement connaissait à fond son art dont il parlait toujours avec une immense affection, mais il avait également le don de transmettre son savoir avec une simplicité remarquable. Pendant toute la période que je passai à ses côtés, et dès les premiers jours, il ne cessa de parler, de commenter. Chaque procédé, chaque mouvement qu'il exécutait, il m'en expliquait la raison. Mes yeux, mes oreilles, mon cerveau, tous mes sens étaient en éveil pour capter ses explications et les assimiler.

La première semaine il m'expliqua les fondements de la théorie de la technique de la fourrure sans trop approfondir. Mais dès la seconde semaine il m'autorisait à m'exercer dans la découpe sur de petits morceaux de peaux récupérés dans les déchets. Comme devoir à la maison, j'avais à exécuter des découpes sur une feuille de papier tenant lieu de peau et je présentai mon travail le lendemain matin. Toutes ces notions, toutes ces études qu'en général les débutants apprenaient petit à petit, au fur et à mesure, j'avais à les comprendre en quelques jours pour qu'il puisse juger mes capacités et mon adresse manuelle.

En ce qui concerne le clouage, je connaissais très bien le principe étant donné mon passé dans les peaux de lapin. À cette époque, c'est moi qui m'occupais la plupart du temps du clouage des peaux, pour la simple raison que c'est, en grande partie, cette opération qui peut permettre de se faire de la gratte. La peau bien tirée peut gagner de 10 à 15% en surface. Le clouage proprement dit, c'est-à-dire par découpage des peaux en fines lanières, puis, assemblage en décalant ces morceaux, technique qui permet d'obtenir une bande deux à trois fois plus longue que la peau d'origine tout en conservant l'aspect et la spécificité de la bête.

Ce qui m'intéressait de prime abord, c'était d'acquérir les connaissances permettant de calculer ce découpage et les diverses méthodes d'allonge. Le reste pourrait venir au fur et à mesure des mois et même des années que j'exercerai ce métier.

En tous cas, mes progrès étaient foudroyants, non pas spécialement à mes yeux, mais surtout à ceux de Monsieur Hanga. En quinze jours j'étais devenu capable de calculer et de couper une peau. Malheureusement, la troisième semaine j'avais attrapé un très mauvais rhume et j'étais resté à la chambre durant quatre jours, week-end non compris. À mon retour, il me fit faire un apprentissage complet pour l'assortiment théorique des peaux, et, en pratique, il m'enseigna le clouage des vêtements et bien d'autres détails. Mais, en ce qui concerne la couture : rien! D'après Monsieur Hanga, ce n'était pas l'affaire du coupeur. Sur ce point, je ne peux lui donner raison.

Les quatre semaines passèrent à une vitesse folle. À vrai dire, c'était seulement trois bonnes semaines et j'attendais maintenant avec une grande impatience son verdict. Avant de se prononcer, il avait exigé que je compense mes quatre jours de maladie. Plus tard, il m'avoua que ce n'était que pour jouir plus longtemps de ma présence à ses côtés.

Il me fit part enfin de son diagnostic : il estimait que non seulement je pourrais devenir un fourreur, mais qu'il fallait absolument que je continue dans cette branche, car j'avais un talent extraordinaire et un goût peu commun qui pourraient me permettre de percer dans cette voie. Il m'avait également exprimé son vif désir de me garder avec lui, mais, pour mon bien, il me conseillait d'aller voir et de fréquenter d'autres maîtres pour élargir mes connaissances. Il me donnait l'assurance que j'étais apte à occuper la place d'un aide-coupeur dans n'importe quelle place et, comme référence, il m'autorisait à indiquer son nom comme étant celui de mon initiateur et maître.

Je le quittai sur ces bonnes paroles en le remerciant bien vivement de tout ce qu'il avait fait pour moi, et en lui promettant que je me présenterai devant lui le jour où je serai arrivé à quelque chose. Effectivement, je l'ai revu, une seule fois, trois années plus tard. J'étais établi, à mon compte, à quelques pas de chez lui, au 8 rue Rochechouart. Je le trouvai très abattu; il avait perdu sa femme, et comme ils n'avaient pas eu d'enfants, juste un vieux chat, il était bien seul, travaillait à peine, simplement pour subsister.

Quelques mois plus tard, j'apprenais la nouvelle de sa mort. C'était un grand bonhomme, un artiste, et je lui devais beaucoup.

Pour en revenir à ce début de novembre 1946, très encouragé par les compliments de Monsieur Hanga, débordant de fierté et de confiance en moi, je croyais déjà vraiment posséder ce métier; pourtant, il m'en a fallu des mois et même de nombreuses années d'expérience de pratique pour parvenir à maîtriser à peu près 80% de cet art.

C'est dans cet état d'esprit que j'ai répondu à une petite annonce parue dans le journal France-Soir le 7 novembre 1946. On recherchait un petit ouvrier fourreur avec un peu d'expérience. C'était précisément mon cas, un emploi fait sur mesure. Je me dépêchai donc, et me voici au 24 avenue Laumière, devant un grand immeuble. Au mur, une petite plaque métallique « Fourrures Gaska », deuxième étage à gauche. Je grimpe donc à ce second étage, et là, un homme âgé vient m'ouvrir et me fait entrer. Presque aussitôt, apparaissait par la porte d'une des nombreuses pièces, un jeune homme d'une vingtaine d'années, vêtu d'une blouse blanche, d'apparence prétentieuse, renvoyant, en yiddish, d'un ton très désagréable le vieux dans la cuisine. Il me fait aussitôt entrer dans une très grande pièce faisant office d'atelier.

Ce premier contact n'était pas très encourageant. Lui, avec son accent très prononcé de Juif polonais malgré son excellent français, me tapait sans arrêt sur les nerfs et, à cette première rencontre, j'étais bien loin de supposer que je travaillerais quatre ans avec lui. Dès les premiers instants, au vu de sa personnalité, car il en avait une et une forte, je me suis rendu compte qu'il allait me falloir rester sur mes gardes et ne pas me laisser marché sur les pieds.

En quelques phrases bien choisies, je lui expliquai mes antécédents dans la fourrure, n'ajoutant ni n'enlevant rien, mentionnant mon apprentissage dans l'allonge chez Monsieur Hanga que d'ailleurs il ne connaissait pas. Il me demanda de revenir le samedi suivant pour effectuer un essai, car le lendemain quelqu'un devait déjà venir également pour un essai. Au moment de nous quitter pourtant, il me dit qu'il avait été enchanté de faire ma connaissance et qu'il espérait m'avoir comme « collaborateur ».

Le samedi matin, je me présentai donc chez lui; nous n'étions que tous les deux. Il me donna une peau d'opossum déjà clouée me demandant de la nettoyer et de calculer, selon la largeur qu'il m'indiquait, les découpes et dire la longueur qu'atteindra la bande. C'était un examen relativement simple, mais édifiant. Un peu de mathématiques, mais aussi, test de l'adresse manuelle et de la vitesse d'exécution. Tout avait été parfait, aussi bien la rapidité que l'exécution. Gaska, lui-même, cousait la bande dont chaque décalage était minutieusement marqué; il avait pu, ainsi, constater l'exactitude de mes calculs. Il me félicita et me demanda de commencer le travail dès lundi matin. Il me gratifiait de 50 francs l'heure et d'autant d'heures de travail que je le souhaiterai.

J'acceptai son offre sans hésitation, sauf que je ne tenais pas à travailler ce lundi car c'était le 11 novembre et, pour moi à cette époque, cette date était plus sacrée que n'importe quelle autre journée de fête. Il acquiesça avec un petit sourire plutôt moqueur, ce qui ne me dérangea pas du tout car j'avais bien vite appris à le connaître. Nous nous sommes donc mis d'accord pour le mardi à 8 heures du matin.

J'utilisai mon lundi pour liquider mon association avec Eugène W. qui accueillit la nouvelle avec une grande satisfaction car je lui laissais la sous-location. Je conservais les planches et les tréteaux qui pouvaient m'être utiles dans mon nouveau métier qui me paraissait bien être définitif, et nous nous séparâmes en excellents termes.

Ainsi, le 12 novembre 1946, commença ma carrière de fourreur, métier dont j'avais appris les bases en quatre semaines et qui, pendant 34 années qui me parurent parfois bien longues, sera la source de nombre d'indignation, de révoltes, de pressions, de dégoûts pour les patrons ou certaines gens avec qui les contacts n'ont pas été parmi les plus tendres. Mais, tout de même, c'est grâce à ce métier et à la position que j'ai réussi à m'assurer parmi les premiers de la profession, que j'ai pu élever, faire instruire mes trois garçons et assurer à ma chère épouse et à moi-même une retraite confortable et une vieillesse agréable.

Je commençai donc ma carrière avec beaucoup de bonne volonté pour apprendre et réussir. Louis Gaska avait aussi été un grand maître et était un excellent ouvrier qui possédait son métier jusqu'au bout des doigts. Bien que l'un de ses doigts, très souvent, surtout quand il réfléchissait, se trouvait très facilement planté dans une narine, ce qui me répugnait assez. Chaque jour, j'apprenais un peu plus car il était un excellent professeur, un peu rude, mais toujours prêt à répéter ses explications, et c'était très important pour moi. De plus, il m'avait recommandé un bouquin, « Art et technique de la fourrure », qui m'aidait beaucoup mais qui m'a surtout aidé bien des années plus tard au Canada. Au bout de huit mois, j'étais capable de couper et clouer, donc fabriquer un manteau de sconse - sauf la couture et la finition.

En travaillant 55 heures par semaine, je réussissais à subvenir aux besoins de ma petite famille. Nous n'étions encore que trois. De plus, j'économisais assez d'argent pour pouvoir acheter des peaux de sconse, de quoi réaliser un beau manteau pour Claire. Je l'ai exécuté après les heures de travail, tout seul, sans la moindre aide, dans l'atelier de mon patron qui m'a d'ailleurs fait des compliments très élogieux.

Malheureusement ou heureusement, Claire n'a pas profité longtemps du plaisir de porter cette fourrure. En effet, dès la première fois qu'elle la mit, c'était à l'occasion d'une visite chez des amis, la femme d'un jeune avocat est tombée en extase devant ce manteau que nous avons été obligés de lui céder pour un prix qui n'était pas à dédaigner.

Au fur et à mesure que je progressais dans le métier, ma paie avançait proportionnellement et, au bout d'une année, je l'avais doublée.

Au début de 1947, nous avons eu la chance de pouvoir échanger notre petit logement du 7e étage avec un autre logement du même genre, mais au 6e étage, avec une chambre bien plus grande, une cuisine normale et une salle de bain qui, malheureusement, ne servait pas à grand chose car, faute de combustible, le chauffage central ne marchait toujours pas, ni l'eau chaude. Mais nous étions tout de même très satisfaits de notre sort. De l'entrée, nous avions également accès à une petite terrasse privée qui nous comblait de joie. Durant les mois d'été, avec notre petit garçon, c'était réellement le paradis. En introduisant dans la chambre un petit radiateur à gaz, même les quelques mois d'hiver avaient été supportables.

L'année 1947 commençait bien, mais le mois de mai nous plongea dans une immense tristesse. Je venais d'apprendre le décès de mon père aux États-Unis puis, six semaines plus tard, celui de ma sœur aînée, Ibolya. Bien sûr, entre eux et moi, il y avait tout l'océan et de nombreuses années de séparation dont il ne restait que des souvenirs, souvenirs des voix, des visages, souvenirs anciens de la mémoire. Ce coup du sort était certainement moins cruel pour moi que pour ceux qui avaient réellement vécu le drame de la disparition de ces deux êtres chers, tel, par exemple, ma mère, mon frère Bandi, ma sœur Magda. Je ne m'étais pas vraiment rendu compte de leur disparition jusqu'à cette année 1950, alors que j'étais aux États-Unis, au cimetière. Là, en voyant leurs tombes qui témoignaient de leur disparition définitive, j'ai réalisé la perte des ces deux êtres chers.

L'été 1947 passait. Fin août, nous avions fait la connaissance de mon beau-frère Joe, le mari de ma défunte sœur Ibolya. Il venait nous rendre visite et en même temps noyer un peu son chagrin dans un voyage en Europe. Comme il nous l'avait confié au cours de nos diverses conversations, il ressentait une sorte de responsabilité vis-à-vis de ma sœur Emma qui s'était trouvée si tragiquement veuve et mère d'une petite fille, et il songeait à lui venir en aide en l'épousant. Agir, en somme, comme avec Ibolya, et l'emmener aux U.S.A. - décidément, il aimait bien la jeunesse. Mais, trouvant Emma enceinte de huit mois, il avait vite changé d'idée et, encore plus vite, regagné les États-Unis.

En dehors de ces événements tristes, la grande nouvelle de l'année fut incontestablement la visite inespérée de ma mère, début octobre. Éprouvée, épuisée par le chagrin, elle cherchait un peu de consolation, peut-être une compensation morale en décidant de venir nous voir, et aussi une bonne excuse pour quitter, ne serait-ce que pour un petit laps de temps, ces lieux témoins de ses récentes épreuves. En tous cas, en ce qui nous concerne, sa visite nous procurait une immense joie. Emma et moi ne l'avions pas revue depuis sept ans, dont quatre longues années de cette maudite guerre où nous étions restés totalement sans nouvelles. De la revoir prochainement nous réjouissait profondément. Nous nous préparions à sa venue, astiquant, espérant.

Finalement, le grand jour arriva. À première vue, ma mère n'avait changé en rien. Elle avait toujours été et était restée une très belle femme. Seuls, ses yeux, d'une immense tristesse, témoignaient de toutes ces souffrances supportées avec tant de courage. Nous nous réjouissions, essayant de nous sentir pleinement heureux, mais, malheureusement, les ombres des deux disparus et celles de tous ceux qui avaient payé de leur vie leur tribut au saint « Holocauste », jetaient toujours une certaine tristesse dans nos manifestations de joie. C'est dans cette atmosphère, sans cesse partagée, que s'écoulèrent les quelques semaines de la visite si appréciée de ma mère qui nous promit de revenir très prochainement - ce qu'elle fit effectivement quelque temps après. Elle repartit début novembre.

L'année 1947 avait définitivement consacré mon choix pour la fourrure. Ma progression dans la connaissance de ce métier avait été tellement rapide que mon patron, à l'occasion du premier anniversaire de ma présence dans son atelier, m'avait tout simplement, tout bêtement, offert une association à parts égales dans son affaire. Je crois qu'il m'avait surestimé et de toutes façons, il y avait une condition de taille. Il aurait fallu que j'investisse une somme équivalente à la moitié de la valeur de son stock. Son offre était magnifique pour une personne comme moi qui n'avais qu'une seule année d'expérience. C'était vraiment inespéré. Une opportunité qui ne se présente guère qu'une seule fois dans une vie. Naturellement, la somme demandée pouvait paraître énorme. Il était question de 2.500 à 3.000 $ ce qui, à cette époque, était une véritable fortune. Un million et demi de francs, et je gagnais alors 150 francs l'heure. J'avais touché quand même deux mots de cette affaire à ma mère. Elle possédait cette somme mais me déconseillait vivement une telle association car alors, jamais, au grand jamais, je ne quitterais la France; or, son rêve, son vœu unique de nous voir tous réunis aux États-Unis ne pourrait plus se réaliser. Elle avait entièrement raison, une fois encore.

Janvier 1948. Autre date mémorable dans ma vie passée en France. Claire, notre fils Georges-Pierre et moi, recevions la nationalité française. Moi, l'éternel proscrit, devenais d'un seul coup citoyen français par naturalisation sous le nom d'Alexandre Citrome suite au décret émis par le ministre de la Santé publique de la République Française, dûment paraphé par le Président du Conseil, qui m'autorisait du même coup à changer le nom de Czitrom Alexandre en celui de Citrome. Fait à Paris, le vingt-quatre janvier mil neuf cent quarante huit.

Pourtant, l'histoire n'était pas si simple. Tout avait débuté en 1946 ou plutôt en 1945, peu après mon mariage, un jour que je revenais de la préfecture de police, rouge de colère. J'y avais passé toute la matinée à essayer d'obtenir une nouvelle prolongation de mon permis de séjour. J'étais toujours, en effet, un expulsé en sursis. Nous avons alors décidé d'écrire directement aux hautes autorités. Avec l'aide précieuse de François, nous avons rédigé une longue lettre, deux pages dactylographiées, directement adressée à Monsieur le Ministre de l'Intérieur. Dans ce courrier quelque peu agressif, j'avais essayé d'expliquer en étalant tout mon passé en France, le non-sens, l'absurdité de ma situation, et demandais la levée de mon arrêté d'expulsion et ma réhabilitation pure et simple, étant donné mon passé militaire, entre autres.

Cette lettre a produit largement son effet et le résultat a été sensationnel. Quelques semaines plus tard, je recevais une réponse directement du Ministre de l'Intérieur, une lettre personnelle accompagnée d'une espèce d'avis, d'ordonnance, annulant d'une part, l'ordre d'expulsion et tout ce qui pouvait en découler, ainsi que les amendes, et sommant par ailleurs les autorités policières de m'accorder, en tant qu'étranger privilégié, un permis de séjour permanent, renouvelable tous les dix ans et permettant d'exercer n'importe quel travail, dans n'importe quel endroit en France. Dans ce même courrier, il m'était signalé, qu'au cas où je désirerais accéder à la nationalité française, je fasse les démarches appropriées dans les plus brefs délais. Ce que j'ai fait, illico presto.

C'est ainsi que j'étais devenu Français à part entière, tout au moins selon la loi car, dans la pratique, c'était tout autre chose. Pour comprendre, il faut avoir vécu en France la vie d'un étranger. Un peuple chauvin, jusqu'à l'outrance. Évidemment, ce n'était pas mon tout nouvel état civil qui pouvait me débarrasser de mon accent hongrois et, vis-à-vis des gens, j'étais resté un étranger. Juridiquement j'étais accepté, j'avais acquis tous les droits civiques, mais dans la vie de tous les jours, le contact avec les Français restait bien difficile. J'en étais réduit à évoluer dans un milieu restreint : étrangers, Juifs, naturalisés. Comme mon métier, ainsi d'ailleurs que toute la confection en général, était aux mains des Juifs, ma situation était plus facile à vivre. Autre chose à signaler chez les Français, surtout à Paris, un étranger était pratiquement considéré comme Juif, il n'y avait guère de distinction. Malgré le contre-courant qui existait à cette époque en France vis-à-vis des Juifs, un antisémitisme, parfois latent, d'autres fois plus virulent, se manifestait dans tous les milieux de la société, sans exception, et ce n'est pas une fois seulement que j'avais entendu cette réflexion dans le métro aux heures d'affluence, entassés les uns contre les autres « Hitler n'a pas terminé son travail...! » En somme, tout en étant devenu Français, je continuais à vivre comme un étranger.

Donc, l'année 1948, en commençant avec mon accession à la nationalité française continuait à présager d'autres bonnes nouvelles. Mon salaire augmentait relativement vite; je l'avais quadruplé, j'en étais maintenant à 200 francs l'heure, plus de 10.000 francs par semaine. Même avec l'inflation, cette somme permettait une vie qui, sans être luxueuse, était néanmoins décente. De plus, notre bonheur était à son comble car nous attendions un second enfant. Maintenant, il fallait sérieusement songer à un plus grand logement. Y penser était plus facile que de trouver. Il fallait de l'argent, beaucoup d'argent. L'occasion se présenta vers le mois de mai sous forme d'un échange d'appartements dans l'immeuble où logeait Emma, au 166 rue de Charonne; c'était d'ailleurs elle qui nous avait indiqué le « tuyau ».

Le logement se situait dans un grand ensemble immobilier composé de plusieurs bâtiments, le tout régenté par une concierge toute puissante que nous avions surnommée la « Duchesse ». Suivant les usages en cours à cette époque, il avait fallu lui graisser la patte comme on disait, et bien généreusement, pour aboutir à cet échange. L'appartement en question était situé escalier « C », tout comme celui d'Emma, mais le sien était au 3e étage et le nôtre au 6e, avec ascenseur. Les deux logements étaient identiques : deux pièces, cuisine, salle de bain, avec un chauffage central qui fonctionnait bien, mais pas l'eau chaude.

Le grand avantage de notre sixième, c'est que, sur le palier, juste à proximité, une porte ouvrait sur une très grande terrasse d'environ vingt mètres de long sur quatre mètres de large. C'était, pour les enfants, un endroit idéal pour y passer leurs journées d'été et même, bien emmitouflés, les journées d'hiver. D'ailleurs, notre petit Georges en a profité très largement, y faisant même du vélo à longueur de journée, de même pour Daniel qui y a fait ses premiers pas.

Il avait fallu pour conclure beaucoup d'argent que naturellement je ne possédais pas. J'ai alors eu l'idée de solliciter l'aide de mon frère Bandi, sous forme d'un emprunt de 500 $, ce qui représentait 250.000 francs. Une grosse somme, même pour un Américain possédant une certaine aisance. La réponse ne se fit pas attendre, elle était absolument positive. Encore aujourd'hui, je ne peux m'empêcher d'y songer et d'exprimer ma gratitude pour ce geste si généreux et spontané. À cette époque j'avais trouvé tout cela normal, mais maintenant, avec le recul, après tant d'années, ayant fait mon bout de chemin moi aussi, ayant accumulé des expériences, bonnes et mauvaises dans les rapports humains, j'ai appris à apprécier. Un grand merci, mon frère! Une fois au Canada, ayant fait un peu ma place, j'ai voulu lui remboursé ma dette. Il a toujours refusé m'assurant qu'il l'avait toujours considérée comme un cadeau et non un prêt.

Tu étais à cette époque notre seul recours, encore merci à toi!

Au moins de juin, nous avions effectué les démarches en vue de cet échange et le logement étant vide, je pouvais entreprendre la restauration des lieux qui étaient plutôt en piteux état, la peinture, l'installation du gaz dans la salle de bain, afin de posséder un minimum de confort. Également, le remplacement de la vieille moquette par un bon lino, plus l'achat de quelques petits meubles pour la chambre des enfants, et c'est ainsi que disparurent les 500 dollars dont la plus grande partie d'ailleurs, avait été destinée à la Duchesse.

Le mois d'août, pendant mes vacances, nous avons déménagé. Je nous vois encore, François et moi, tirant la petite voiture à bras que nous avions louée. La distance n'était pas très grande entre l'ancien et le nouveau logement et, en trois à quatre aller-retour, le déménagement s'était tranquillement effectué par un beau samedi après-midi.

Le fait de posséder enfin un logement assez grand et confortable nous avait comblés de joie. Cette fois-ci, tout était prêt pour accueillir le deuxième enfant, garçon ou fille - tout rouge, tout laine, comme disait son frère Georges.

Le 25 septembre vers deux heures du matin, il arriva : un deuxième garçon. Nous l'avons appelé Daniel-Robert. Après dix jours de clinique nous étions tous quatre réunis dans le beau grand logement.

D'après l'homme du culte qui devait pratiquer la circoncision selon les lois judaïques, l'enfant n'était pas prêt physiquement; il fallait attendre encore trois semaines. Comme il devait porter le nom de mon père récemment décédé, je tenais à ce que cette cérémonie soit exécutée selon les règles de notre tradition, et en donnant au petit le nom hébraïque de mon père, lui rendre ainsi un ultime hommage.

L'année 1948 se terminait. Son bilan était très largement positif. Nous avions réussi à nous loger relativement bien; nous avions maintenant deux beaux garçons. Tout en étant loin d'être riches, nous étions contents de notre sort. L'année 1949 débutait sous des auspices moins encourageants. Mon savoir-faire dans le métier avait maintenant atteint un excellent niveau mais mon patron ne pouvait plus améliorer mon salaire car une grande qualification dans son petit atelier n'était pas nécessaire. J'étais donc contraint de quitter cet emploi.

Bien sûr, auparavant avec Gaska, nous avons examiné et réexaminé la situation pour finalement conclure que la meilleure solution pour moi serait de me mettre à mon compte comme chambre-maître, c'est-à-dire entrepreneur à domicile. Il m'avait même promis de m'épauler de son mieux, de me fournir, même à l'occasion, un peu de travail, de m'aider de ses conseils chaque fois que j'en éprouverai le besoin.

Ainsi, gonflé d'encouragements, de promesses, je m'étais mis en campagne pour trouver un local, si possible dans le Centre de la fourrure. Je ne possédais pas beaucoup d'argent (le peu que j'avais provenait de mon beau-père). Ce n'était pas une chose aisée de trouver. Finalement, après trois semaines de recherches intensives, j'avais fixé mon choix sur un tout petit local, une chambre moyenne, une petite entrée avec téléphone (le téléphone, à cette époque, était pour ainsi dire impossible à obtenir). Il était situé dans un très vieil immeuble au premier étage du 8 de la rue Rochechouart, téléphone : TURbigo 55-30. L'entrée puait le poisson, et pour cause. Il y avait un poissonnier dans l'immeuble. Mon avoir ne me permettait pas de trop faire le difficile et, malgré tout, j'étais dans le Centre. Seulement, au fil des semaines et des mois, j'ai fini par réaliser que, ni le téléphone, ni le Centre, ne signifiaient grand chose. L'idée de la nécessité de ces deux éléments m'avait été fourrée dans la tête par Gaska, mon ancien patron. Lui-même avait eu un atelier avenue Laumière, endroit peu central, sans téléphone, dans l'appartement de ses parents, et il avait continuellement maugréé contre sa soi-disant malchance. Or, sans téléphone, j'aurais pu avoir un local autrement plus spacieux - et aussi, moins odorant. Mais on apprend toujours.

Mes premiers travaux à façon provenaient de chez Gaska, avec la condition bien spécifiée que leur règlement ne se ferait qu'au début de la saison, soit septembre/octobre. De son côté, c'était un excellent calcul qui lui permettait de préparer une partie de son stock manufacturé sans coût de main-d'œuvre immédiat mais, pour ma part, un triste et malencontreux manque d'argent. Encore une fois, l'expérience ça se paie! Heureusement que j'avais mon beau-père qui, dans son immense bienveillance, venait à mon aide en avançant les sommes que je devais toucher pour mes livraisons chez Gaska. D'ailleurs, aussitôt mes travaux réglés, j'ai intégralement remboursé mes dettes.

Nous sommes ainsi arrivés aux vacances du mois d'août. Toutes les boutiques fermaient, Paris se vidait de ses habitants. Les gens partaient, beaucoup pour un mois, d'autres, moins chanceux, pour deux semaines. Je m'étais ainsi trouvé pratiquement dans l'obligation d'arrêter. J'avais, en outre, une autre excellente raison de le faire : nous attendions mon frère Bandi qui devait venir de New York. Cette visite nous comblait de joie tout comme l'avait fait celle de ma mère, il y a quelques temps.

Quatorze ans déjà que nous ne nous étions revus. J'ai retrouvé un très bel homme dans la force de l'âge, très bien vêtu, élégant même, et de plus, bien pourvu pécuniairement. Chose curieuse, sur le bateau il avait fait la connaissance d'un jeune couple de langue hongroise du même âge que lui et, en bavardant, ils se sont vite trouvé des relations communes - qui n'étaient autres que nous-mêmes! Pendant la traversée de cinq jours, ils ont fortement consolidé cette amitié naissante. Il s'agissait des Rosen, amis d'enfance de Tibi (lequel était entre-temps devenu officiellement mon second beau-frère après avoir épousé ma sœur Emma).

Nous avons fait quelques rares sorties avec les Rosen; mais une, particulièrement, reste bien gravée dans ma mémoire, celle du « Lido » dont nous avons toujours la photo.

Un autre soir toute la famille est sortie avec Bandi. Nous avons voulu faire connaissance du « Paris by night! » pour voir quelque chose d'inhabituel dont Bandi pourrait se targuer d'avoir connu. Après quelques tentatives, grâce à Tibi qui, pour 5000 francs, soit 10 dollars, ce qui représentait en France une somme très importante, a réussi à négocier un spectacle unique en son genre, préparé et interprété uniquement à notre intention dans une chambre d'hôtel. Nous avons eu droit à une séance d'amour entre deux filles et un garçon, dans toute leur nudité et toute leur crudité. Nous étions tous là : Claire, Emma, Bandi, Tibi, François et moi. Heureusement que nous étions jeunes et insouciants, et nous avons pu assister sans trop d'indigestion à une telle scène pornographique qui, même aujourd'hui en 1983, trouverait difficilement son équivalent.

À part ça, j'essayais de lui faire connaître Paris, le guidant de mon mieux à travers les emplacements les plus célèbres et les plus pittoresques. Nous avons grimpé d'innombrables escaliers, vu Notre-Dame, l'Arc de triomphe, admiré le Palais royal et son environnement, la place de la Concorde, la place Vendôme et, non loin de là, l'église de la Madeleine; bien sûr la tour Eiffel, mais là, nous avons pris l'ascenseur. Un autre jour, nous avons été tous en chœur visiter Versailles et son château; toutes nos journées étaient bien remplies. Avec Bandi, nous avons également fait un court voyage en Hollande, passant d'abord par la Belgique et nous arrêtant une journée à Bruxelles.

En Hollande, Bandi voulait s'acquitter d'une promesse faite à New York à son meilleur ami : aller saluer sa famille qui résidait à Amsterdam. Moi, pendant ce temps, j'ai profité de l'occasion pour aller rendre visite à mon ami Loli Krausz qui, depuis déjà trois ans, vivait avec sa famille en Hollande. À notre retour, Emma et Bandi partirent sur la Côte d'Azur pour quelques jours, et le restant de ses vacances Bandi le passa avec nous tous, en famille.

Ces trois semaines, très exactement 24 jours, que nous avons à peu près vécu ensemble, avaient donné une autre dimension agréable à notre vie d'après-guerre et nous avons discouru bien longtemps avec nombre de commentaires.

Après le départ de Bandi, le petit train-train quotidien avait repris son cours. Je m'étais mis à la recherche d'un autre employeur, en supplément de Gaska, qui voudrait bien m'accorder sa confiance et me confier du travail à domicile. Je passai une petite annonce dans un journal professionnel et là, j'ai pu enfin profiter de mon téléphone si chèrement acquis, en le mentionnant dans l'annonce. Effectivement, le jour même de sa parution, comme par enchantement, j'ai reçu un appel d'un certain Monsieur Chayette qui tenait un magasin de détail dans la rue de Rennes. À sa demande, le lendemain matin, je m'y rendais avec, comme pièce d'échantillon, une bande d'opossum.

André Chayette était un parfait gentleman. Jamais on aurait pu supposer qu'il s'agissait d'un fourreur. Son langage distingué, sa façon avenante de me recevoir et d'engager la conversation m'avaient poussé à être plus sincère encore qu'à l'accoutumée, à tel point, qu'en quelques phrases et en quelques minutes il a tout su de ma carrière dans la fourrure.

Nous avons sympathisé immédiatement. Nous avions à peu près le même âge, peut-être avait-il deux à trois ans de plus que moi. Il avait également deux garçons et les circonstances l'avaient, lui aussi, fait opter pour ce métier. Son père, grand patron des « Fourrures Chayette », avait réussi à mettre à l'abri tous ses biens durant l'occupation et sitôt la guerre terminée, il en avait fait le partage entre ses deux fils. Lui, le cadet, avait reçu le magasin de détail de la rue de Rennes et son frère aîné héritait du magasin de gros de la rue Saint-Roch.

Sans hésitation, il me confia de la marchandise pour la confection de deux manteaux d'opossum. Le prix était satisfaisant, plus élevé que chez Gaska, et je me suis mis au travail allègrement. Il fut exécuté avec l'aide d'une mécanicienne en cinq jours de temps. Pour ma part, je faisais des journées de 12 heures.

À la livraison, je fus couvert de louanges par Monsieur Chayette. Il ne tarissait pas d'éloges, trouvait les manteaux très bien exécutés mais surtout, l'assortiment, l'armonie des couleurs étaient à son goût.

Pour mieux comprendre cet enthousiasme, je crois devoir fournir de brèves explications. Le premier travail dans la fabrication de manteaux en fourrure consiste à faire l'assemblage des peaux. Ces peaux, une fois réunies, seront coupées pour la confection proprement dite; cet assemblage formera en quelque sorte le tissu du manteau de fourrure. C'est ici, selon moi, que se situe le véritable art du fourreur. Il existe bien évidemment des lois, des principes rigoureux pour choisir cet assortiment et exécuter ce « tissu ». Mais si on ne possède pas un certain goût personnel, un sens des couleurs, des reflets, l'harmonie ne sera pas totale. Je n'exagère pas en affirmant que l'assortiment ne peut pas s'apprendre, il requiert une espèce de don; c'est ce don que je pense avoir possédé et qui a fait de moi, tout au long de ma carrière, un ouvrier recherché et toujours bien rémunéré. Le restant des opérations n'est que plus ou moins un travail mécanique dépendant de l'adresse de chacun. La vitesse peut toujours s'acquérir tôt ou tard avec l'expérience.

Ainsi commença ma longue et fructueuse collaboration avec André Chayette. Il possédait une vieille affaire, très honorablement connue, avec une clientèle aisée et fidèle. Mais il n'était que détaillant et, de plus, il avait au-dessus de son magasin un petit atelier. Il n'arrivait donc pas à me fournir suffisamment, d'autant que j'étais très actif avec une production plus rapide qu'il n'aurait fallu. Il me recommanda à son frère avec qui j'eus les mêmes bons rapports bien que celui-ci, étant grossiste, était un peu plus strict en affaires mais, grâce à l'intervention d'André, j'ai pu bénéficier d'un certain traitement de faveur.

En travaillant assidûment, j'avais fait une très bonne saison et je commençais à envisager l'avenir avec beaucoup d'optimisme quand le destin, de nouveau, commença à s'immiscer dans mes affaires. Fin janvier 1950, je reçus une lettre de l'ambassade des États-Unis m'annonçant que ma demande d'immigration avait reçu un avis favorable du Département d'État. Je devais me présenter avec ma famille, dans les délais les plus brefs, à la visite médicale en vue de l'obtention de notre visa d'immigration. Bouleversement total dans toute la famille. En aucune façon Claire ne voulait quitter ses parents pour la simple raison qu'à cause des lois d'immigration des États-Unis, ils ne pourraient pas nous rejoindre avant cinq ou même six ans. C'était beaucoup trop de délais, surtout pour ma belle-mère dont la santé s'était bien détériorée. Mais en même temps, la validité du visa était limitée. Il fallait l'utiliser dans un délai bien déterminé.

Après de longues hésitations, nous avons décidé que j'irai, seul, faire cette traversée. Il ne fallait pas, en effet, perdre mon droit au visa. Cela nécessitait que ma famille veuille bien se charger du coût du voyage car 250 dollars représentaient une fortune pour nous. Par ailleurs, je pourrais, sur place, examiner la situation et juger si je pourrais assurer à ma famille une existence décente et aussi voir s'il y avait possibilité d'accélérer l'éventuelle immigration de mes beaux-parents.

J'écrivis donc une longue lettre à ma famille, adressée à ma mère, expliquant mon dilemme. J'attendais avec impatience la réponse. Elle ne tarda guère. Ma famille comprenait très bien tous mes arguments et un billet de bateau était mis à ma disposition à la compagnie Cunard-Ship Line. Ma préparation en vue de mon voyage aux États-Unis était, dès maintenant, mis en branle.

Heureusement, dans la fourrure, la saison touchait à sa fin et je n'avais donc pas beaucoup de regrets à avoir. Au contraire, j'estimais que la période était on ne peut plus propice après une saison fatigante. Il avait fallu que je procède comme si mon départ était sans retour possible mais je ne voulais tout de même pas renoncer définitivement à mon local si chèrement acquis, bien que je le trouvais petit et dans un mauvais environnement. Je l'ai tout simplement vidé de mes affaires : machines à coudre, planches et autres accessoires, et ai remisé le tout dans un coin du garage de mon beau-père. La boutique était fermée.

J'avais également établi une procuration au nom de Claire pour qu'au cas où je ne reviendrais pas, elle puisse en disposer et vendre le fond. Enfin, j'avais tout fait pour que rien ne vienne entraver la marche de notre destin.

Le jour du départ était fixé au 30 avril. Je devais embarquer le même jour sur le « Queen Elisabeth » et arriver le 5 mai dans l'après-midi. Le départ n'avait pas été facile, ni pour Claire, ni pour les enfants, ni surtout pour moi, mais je devais encore ce coup du sort à ma destinée quelque peu particulière. Aujourd'hui encore, après trente années, je me rends compte combien ce départ avait été important pour notre avenir; j'avais ouvert une fenêtre, jusque-là hermétiquement close, sur un monde nouveau. Bien qu'au bout de huit semaines j'étais de retour en France, désenchanté, désabusé, dans mon subconscient j'avais conservé une étrange envie de m'en aller et de chercher ailleurs mon propre bonheur et celui de ma famille. Comme personne ne peut échapper à son destin, celui-ci s'occupera de moi et nous conduira, après deux autres années encore, à notre destination définitive : le Canada.

Cinq longues journées sur le bateau, cinq fois 24 heures, seul, c'était plus que je n'avais besoin pour voir clair en moi et vraiment réaliser ce que j'étais en train de faire. Dès les premières heures, Claire et les enfants me manquèrent affreusement. Je vivais un très mauvais rêve, pas vraiment un cauchemar, mais pas loin. Le fait d'être sur un bateau me déroutait; j'avais l'impression d'être emprisonné dans une prison luxueuse et quand je suis monté sur le pont supérieur, en ne voyant autour de moi que l'immensité de la mer, j'ai eu le sentiment d'être pris au piège et j'ai paniqué. C'est ainsi que ma sensibilité de poète me jouait des tours.

La langue de communication sur le bateau était l'anglais dont je ne connaissais pas un traître mot. Toutes les distractions, tous les jeux étaient en anglais et ne pouvoir participer à rien, me rendait furieux. J'étais seul, inexorablement seul. Je regrettais de m'être laissé embarquer dans cette aventure et les cinq jours de voyage me parurent une éternité. Le plus clair de mes journées, je le passais à errer d'un pont à l'autre, l'oreille sans cesse aux aguets, dans l'espoir de surprendre enfin un mot dans une langue compréhensible pour moi : le français ou le hongrois. C'est seulement le dernier jour de la traversée qu'il me sembla percevoir enfin des mots en français. Je m'approchai et effectivement le couple devant moi conversait en français avec l'agent du bureau. J'attendis la fin de leur entretien et, m'approchant de l'homme, lui demandai s'ils étaient Français. Dans un très mauvais français, il me répondit qu'ils arrivaient de Belgique et étaient en route pour le Canada. Comme par hasard, lui aussi était fourreur, spécialisé comme moi dans l'allonge. Les sujets de conversation ne manquèrent pas. Sa femme parlait le français mieux que lui mais tous deux avaient un fort accent juif polonais qui, avec mon accent hongrois, ont fait très bon ménage. Il était vraiment dommage de nous être rencontrés seulement le dernier jour! Le voyage aurait pu être tellement plus agréable, aussi bien pour eux que pour moi. Quoique, eux, avec leur yiddish, avaient bien plus de possibilités de pouvoir lier connaissance. C'était un couple assez agréable et sans pour autant devenir des intimes, nous aurions pu nous fréquenter. Nous avons donc pris congé, croyant ne plus jamais nous revoir, le Canada étant très éloigné de mes pensées. Mais le hasard en fait des choses... Et ce « hasard » a voulu que cinq années plus tard nous nous retrouvions à Montréal, où lui possédait déjà son propre « cottage » avec un magasin de fourrures au rez-de-chaussée sur l'avenue du Parc. Je lui avais été recommandé comme spécialiste dans la coupe du vison sauvage. En me présentant à lui, dès que je l'aperçus, j'ai aussitôt eu le sentiment de l'avoir déjà rencontré quelque part. En bavardant, et après s'être posé l'inévitable question : « d'où viens-tu? », nous nous sommes aussitôt reconnus. Toujours le hasard!

Finalement, le 5 mai 1950 vers dix heures du matin, le grand port de New York était en vue très nettement et vers deux heures de l'après-midi le bateau accostait au quai. Comme les officiers de l'immigration étaient montés à bord bien avant l'arrivée au port, tous les contrôles des passeports et visas étaient terminés. Le débarquement pouvait commencer.

De loin, j'avais déjà aperçu ma mère dans la foule; à côté d'elle, une petite femme me faisait aussi de grands signes. C'est seulement arrivé tout près d'elle que j'ai pu enfin reconnaître ma sœur Magda. Je ne l'avais pas vue depuis 13 ans et elle avait beaucoup changé. Nous étions fous de joie de nous retrouver, nous riions, nous pleurions, en un mot, nous étions heureux.

Une fois les bagages récupérés, j'ai fait la connaissance de mon beau-frère Jack et de mon neveu Leslie. Jack nous emmena avec sa voiture au domicile de ma mère sur Back Street, dans le Bronx. Deux rues plus loin, habitaient Bandi et sa petite famille. Ainsi, le jour même, j'ai pu revoir toute ma famille. Ma plus grande surprise avait été Magda; je n'en revenais pas qu'elle ait pu changer à ce point en 13 années.

Mon séjour à New York commença par une grande déception. Peu avant mon départ de Paris, ma mère nous avait laissé entendre qu'elle avait l'intention de nous rendre à nouveau visite en France mais que la date n'était pas encore fixée. Or, quelle ne fut pas ma surprise, dès mon arrivée, d'apprendre que la date de son départ était fixée, et que sa place était retenue pour le 28 ou 29 mai, donc deux semaines à peine après mon arrivée. Inutile de dire à quel point j'étais désappointé. Mais j'avais fini par me résigner, me disant qu'après le départ de ma mère, j'emménagerai chez Magda où je pourrai profiter de son aide pour la recherche d'un emploi et pour mes démarches éventuelles. Mon plus grand handicap était mon ignorance totale de l'anglais, mon yiddish n'était pas non plus à la hauteur, la langue française, quant à elle, ne présentait aucun intérêt pratique. Ce fut ma première déception importante.

Au bout d'une semaine, j'avais fini par dénicher un petit journal français, bien maigrelet, dans lequel je fis paraître une petite annonce : « un excellent coupeur fourrure, spécialisé dans l'allonge, fraîchement débarqué de France, cherche emploi ».

À ma vive surprise, le lendemain même de la parution de l'annonce, je reçus un appel (le seul d'ailleurs) d'une dame parlant un excellent français. Après m'avoir salué très cordialement en me souhaitant la bienvenue, elle m'informa de la situation plutôt précaire dans le métier, mais il est vrai, nous étions en plein mois de mai. De fil en aiguille, elle termina en m'invitant à lui rendre une visite si mon emploi du temps le permettait, et ensemble, avec son mari, nous pourrions bavarder.

J'ai sauté sur cette occasion qui se présentait de façon si singulière, espérant vaguement une aide quelconque de leur part car je me sentais vraiment submergé par toute cette vague anglophone. Cette invitation que j'avais acceptée avec empressement était pour le lendemain.

Après deux heures d'un long voyage dans un métro assourdissant et avec un retard de plus d'une demi-heure, j'arrivai enfin chez eux. Ils habitaient un immeuble vétuste assez peu engageant dans l'est du Bronx et leur logement était en rapport. Un drôle de couple. Sans enfants. Immigrés assez récents, Juifs d'origine polonaise. Lui, tel que j'ai pu le juger après quelques instants de conversation, n'avait jamais dû être un artiste dans le métier. Il était plutôt du genre commerçant, et même, commerçant pas trop orthodoxe. Bref, il avait tout pour faire perdre, et confiance, et espoir. Il me confia qu'il venait justement de perdre son job et pour en trouver un autre, ce n'était pas facile. Il cherchait un expert en allonge, possédant un certain capital en vue d'une éventuelle association. Lui, dirigerait les opérations, il serait le cerveau - il parlait parfaitement le yiddish mais pas un mot d'anglais et mal le français. Quant à moi, je fournirais l'argent et le travail. En somme, une proposition idéale pour un « green » (nouveau venu).

Ayant bien compris son manège, je les quittai en promettant de leur donner de mes nouvelles après avoir consulté ma famille. De toutes façons, mon peu d'enthousiasme à seulement envisager une éventuelle existence aux U.S.A. était tel à ce moment, que l'idée d'en parler à ma famille aurait été totalement dénuée de sens et de logique. Cette idée n'avait d'ailleurs même pas effleuré ma pensée, je jugeais inutile de poursuivre de tels pourparlers. L'homme m'avait appelé deux ou trois fois puis, voyant mon peu d'empressement, il avait finalement abandonné.

Je voulais tout de même agir honnêtement avec les miens en explorant toutes les possibilités pour tenter de décrocher un emploi quelconque dans la fourrure. J'étais donc décidé à agir le plus vite possible.

À Paris, j'avais eu soin de me faire inscrire au Syndicat des fourreurs, et j'étais ainsi devenu membre de l'Association des artisans de la fourrure quand je m'étais mis à mon compte. Pour le cas où je pourrais trouver un travail à l'essai aux U.S.A., j'avais obtenu un billet de transfert intersyndical qui devait, en principe, me permettre de travailler sans aucune difficulté, avec l'assentiment de l'Union de la fourrure des U.S.A., dans n'importe quel atelier de fourrure.

Je me suis donc rendu en tout premier lieu au siège de l'Union. Ne parlant pas l'anglais, on m'avait bien signalé qu'avec le yiddish il était possible de se débrouiller parfaitement. J'avais donc rassemblé tout mon savoir, créant mon propre yiddish avec un large mélange d'allemand, langue que je maîtrisais très bien. J'ai réussi ainsi, avec beaucoup de peine et de misère, à expliquer les raisons de ma visite. Le gérant m'avait reçu avec beaucoup de camaraderie et, dans un excellent yiddish mêlé toutefois d'expressions américaines, m'avait patiemment expliqué les règles du jeu en usage dans l'Union. Mais il me fallait tout d'abord prouver les compétences dont j'avais fait état. Pour ce faire, je devais passer une espèce d'examen devant un jury désigné par les instances de l'Union. Compte tenu de mes problèmes d'expression, je demandai de passer cet examen dans la langue française. Le gérant me promit de faire l'impossible pour dénicher un interprète. Justement, le lendemain devait se tenir une réunion de la Commission exécutive qui pouvait fort bien faire office de jury d'examen. Nous nous sommes alors mis d'accord pour le lendemain à quinze heures.

Tout le comité était prêt et m'attendait. Tous me regardaient comme une bête curieuse, même mon soi-disant interprète à qui je m'étais adressé en français et qui me répondit en yiddish, m'assurant qu'il comprenait tout mais ne savait pas bien s'exprimer. J'acceptai son « aide » et donnai le feu vert aux questions que le jury me posa en anglais par l'intermédiaire de mon interprète. À la question

« comment je calculerais la surface d'une peau de vison pour réaliser une bande allongée et le nombre de coupes que je placerais, et comment », je me lançai dans toute une série d'explications très approfondies.

Je suis persuadé que mon interprète n'avait guère saisi plus du dixième de mon discours, mais ne voulant sans doute pas se déconsidérer aux yeux de ses collègues, il opinait du chef avec beaucoup de conviction à chacune de mes phrases.

Finalement, il n'y eut pas d'autre question et le jury, à l'unanimité, m'accorda la permission de travailler comme coupeur de vison au sein de l'Union, bien que de ma vie, je n'avais, jusqu'à ce jour, vu une seule peau de vison. Seulement l'Union ne pouvait me fournir un job tout simplement parce qu'il n'y en avait pas de disponible en ce moment, mais on me donna l'assurance qu'au cas où je trouverais un travail, on ne verrait aucune raison de s'opposer à mon embauche.

Je les quittai avec un certain sentiment de rancœur tout en les remerciant de leur amabilité et avec la certitude de ne plus jamais les revoir. En attendant, j'essayai de me lier quelque peu avec mon ex-interprète qui, dans la conversation qui avait suivi mon étrange examen, m'avait fourni des renseignements intéressants sur la méthode utilisée chez les fourreurs pour rechercher un emploi. Il m'avait également donné l'adresse de deux Hongrois qui exerçaient le métier depuis déjà plusieurs années. Ils pourraient très certainement venir à mon aide par des conseils utiles. Il m'avait également indiqué la façon de procéder pour rechercher un emploi dans la fourrure. Il y avait un genre de marché (un « market ») sur la 7e Avenue, entre la 27e et la 30e Rue. Là, sur le trottoir, fumant et bavardant, se tenaient des ouvriers fourreurs en quête de travail. Les patrons, principalement des petits patrons qui avaient besoin d'ouvriers, souvent à titre de dépannage, venaient, comme dans le temps dans les pays balkaniques, au « Market » pour embaucher pour quelques jours ou même pour quelques heures.

Un beau matin, je me suis donc rendu au « Market ». À ma grande surprise, je n'avais pas encore terminé ma deuxième cigarette que j'étais accosté par un homme à peu près du même âge que moi. Directement, sans autre préambule, il s'informa en yiddish de la date de mon arrivée au pays. Comment donc avait-il su que je venais à peine de débarquer? Il me répondit que j'avais été trahi par mes vêtements européens. De fil en aiguille, nous avons décidé d'aller ensemble à la recherche de travail. Lui était coupeur et connaissait un peu d'anglais, mais très bien le yiddish.

Ensemble nous avons été voir quelques rares ateliers en activité. Sans résultat. Nous nous sommes retrouvés deux jours de suite. Finalement, dégoûté, j'ai abandonné les recherches. Avant de décider quoi que ce soit, j'ai quand même été voir les deux Hongrois. Les deux ateliers étaient fermés. Découragé, je renonçai définitivement à rechercher tout travail, tout au moins dans la fourrure.

Entre-temps, ma mère était partie pour la France. J'avais, à mon sens, tenté vraiment l'impossible pour trouver un emploi et, sauf à devenir boulanger, prolonger mon séjour aux U.S.A. ne présentait plus aucun intérêt. Ma défunte belle-sœur Tessy, la première femme de Bandi, aurait voulu, à cette époque, que je devienne le partenaire de Bandi dans l'affaire de boulangerie qu'ils possédaient en association avec un autre Hongrois. Elle proposait que la famille, en se cotisant, rachète la part de l'associé, mais Bandi s'était farouchement opposé à ce projet. Il ne voulait à aucun prix me voir tomber dans cet engrenage que lui-même avait été contraint d'accepter, la boulangerie. Il était intraitable sur ce point et c'est pourquoi, tenant également compte du refus catégorique de Claire de laisser ses parents, il préférait plutôt me voir regagner Paris.

Nous avons donc décidé que je ferai une demande pour un « permis de retour » valable deux ans, et, dès son obtention, je quitterai alors les États-Unis.

Au bout de cinq semaines de séjour à New York, je commençai donc à préparer mon départ, retour peu triomphal, mais souhaité, j'en étais sûr, par tout le monde. L'attente du permis me sembla une éternité mais l'espoir de revoir très bientôt les miens, de revenir et de ne plus jamais recommencer cette folie, me remplissait de joie. J'avais enfin un but. Je commençai, comme à l'époque où j'étais en prison, à compter les jours. Finalement, quand j'ai obtenu ce fameux permis et connu en même temps la date de mon départ, là j'ai commencé à compter, non seulement les jours, mais aussi les heures et même les minutes.

Je crois que c'est le 8 ou 10 juillet que j'ai embarqué sur le grand paquebot « Queen Mary », le jumeau de celui que j'avais pris huit semaines auparavant le « Queen Elisabeth ». La vie sur le bateau était la même, toujours aussi ennuyeuse, comme à l'aller, sauf que la mer au mois de juillet était calme, majestueuse. Je pouvais passer la journée entière sur les différents ponts. J'entendais bien plus parler le français et, comme mon moral était à son zénith, tout me paraissait plus gai, plus acceptable. Les cinq journées de traversée étaient bien longues, mais j'avais le sentiment de sortir d'un long tunnel dont je pouvais maintenant apercevoir le bout.

Inutile de décrire la grande joie des retrouvailles. Claire m'attendait à la gare avec Georges, Daniel était resté à la maison avec ma mère et ma belle-mère. Bien que ma mère ait été quelque peu déçue de mon retour, elle semblait bien comprendre les difficultés de ma situation. Mon « permis de retour » l'incitait à conserver l'espoir d'une venue possible aux U.S.A. de toute la famille. Pour ma part, j'avais fait la promesse à Claire (et aussi à moi-même) que nous ne quitterions pas la France maintenant, ni peut-être même jamais.

Une bonne nouvelle m'attendait à mon arrivée. J'apprenais le mariage prochain de François avec Jacqueline qu'il fréquentait déjà depuis un certain temps. Effectivement, leur mariage eut lieu quelques deux à trois semaines après mon arrivée.

Dès mon retour, j'avais repris contact avec les Chayette, remis en marche mon atelier et j'avais pu recommencer à travailler. Je me rendais compte que mon local était bien trop exigu et ne faisait plus mon affaire. Je décidai de le vendre. Ce n'était pas une chose aisée, même en supportant une perte importante. J'avais donc été obligé d'attaquer la saison qui s'annonçait assez forte sans pouvoir envisager un changement quelconque lorsque, en plein mois de novembre, je reçus une offre, la seule et unique, à un prix bien peu intéressant. Comme j'avais hâte de me défaire de ce local, j'acceptai et la transaction eut lieu. Je devais libérer les locaux pour le mois de février.

Claire et moi avons alors rassemblé toute notre énergie pour courir la place de Paris à la recherche d'un local convenable - et définitif, pour exercer mon métier. Inutile de dire que ce n'était pas une mince affaire. Après maintes et maintes visites de locaux de toutes sortes, plus ou moins convenables, mais très chers, le hasard nous avait fait tomber sur une ancienne cordonnerie, magasin très spacieux, qui était fermé depuis des années. Il était situé à dix minutes de marche de notre domicile, au 6 rue Voltaire, tout près du boulevard Voltaire, à quelques pas du métro Boulets-Montreuil. C'était un genre de boutique de quartier qui pouvait faire amplement mon affaire, surtout que le prix était très raisonnable. Il y avait évidemment des frais importants d'aménagement mais, l'un dans l'autre, avec l'argent récupéré de la vente de la rue Rochechouart plus un supplément à rajouter, nous pouvions y arriver. Il n'y avait donc plus à réfléchir, le prix et l'urgence aidant, j'optai pour l'achat.

Tout se passa très bien et dès le 1er janvier, j'étais propriétaire du bail. En quinze jours mon installation était parachevée grâce aux soins d'un bon menuisier. Ce magasin possédait deux grandes vitrines sur la rue et je les avais séparées en deux parties. Une première petite partie avec une vitrine, un petit guéridon, deux chaises et un miroir, formait une espèce de petite boutique. Tout le restant, séparé par des panneaux, servait d'atelier. Le local représentait au moins quatre fois celui de la rue Rochechouart dont l'atelier proprement dit, faisait le triple de l'ancien. J'avais pu ainsi continuer mon travail sans aucun arrêt jusqu'à la fin de la saison, c'est-à-dire jusqu'au mois de mars. Même pendant la morte saison j'ai eu un peu de travail, de droite et de gauche. Le magasin étant ouvert sur la rue, j'avais même réussi à faire la vente d'un manteau de sconse, fabriqué entièrement avec des peaux de « gratte », à un prix appréciable. Mon affaire se présentait sous un jour très favorable et pour la première fois j'entrevoyais mon avenir dans la fourrure avec confiance.

Au fur et à mesure que les mois de morte saison passaient, une étrange épidémie se développait que j'avais surnommée « la fièvre du Canada ». Tout le monde en parlait. Paris était, à cette époque, plein d'étrangers venant de tous les horizons possibles et qu'on appelait des

« personnes déplacées ». Tous ces gens rêvaient principalement de deux pays de cocagne : les États-Unis et le Canada, qui était tout près du mirage américain.

Plusieurs de mes amis, touchés par cette fièvre des déplacements, apeurés par la recrudescence d'une psychose de guerre et par la guerre elle-même en cours en Indochine, avaient décidé de quitter l'Europe et d'aller s'installer au Canada, plus exactement au Québec où, disait-on, on parlait le français.

La guerre de Corée suivie d'une trêve tout ce qu'il y avait de fragile, la guerre d'Indochine, la lutte clandestine en Algérie, le blocus de Berlin avec toute la guerre froide entre les États-Unis et la Russie, tout cet ensemble contribuait à la naissance d'une véritable psychose de guerre qui commençait à ébranler la belle confiance que je venais tout juste d'acquérir et qui m'avait fait si bien augurer de mon avenir.

Constatant que tous ceux qui avaient eu la chance de survivre à cette guerre affreuse souhaitaient quitter l'Europe, ni mes beaux-parents, ni Claire, ne pouvaient rester insensibles à cette nouvelle tragédie qui semblait vouloir se préparer. Le Canada se présentait comme la meilleure solution à tous les maux actuels et futurs. De plus, Emma et sa famille, à défaut de pouvoir émigrer aux U.S.A., avaient choisi eux aussi comme refuge préalable le Canada. Un de mes amis d'enfance, Molnar, se trouvait avec les siens depuis déjà deux ans à Montréal et avait été rejoint par plusieurs familles de ma ville d'origine, Debrecen. Mon très grand ami de toujours, Krausz Loli, n'attendait qu'un mot de moi pour quitter la Hollande qu'il avait tellement désirée pourtant, et s'établir au Canada en notre compagnie.

Finalement, le feu vert vint de mes beaux-parents. Ma belle-mère qui, durant toutes ces longues années vécues en France, n'avait jamais vraiment pu s'habituer au mode de vie, ni à la langue française, cherchait toujours, soit à retourner en Hongrie ou à s'embarquer pour les États-Unis. Elle avait été la première à parler du Canada et considérait que rien ne les empêcherait de nous suivre sitôt que nous serions établis. Pour mon beau-père, le grand avantage était qu'on y parlait le français.

Les dés étaient jetés, le conseil de famille avait décidé. Nous allions émigrer au Canada. Malheureusement, ni François, ni Jacqueline ne tenaient à quitter la France, et Claire et moi avons mis l'affaire en branle nous-mêmes. Pour éviter les démarches au consulat du Canada qui était très encombré, j'avais décidé d'user de mon droit de retour aux États-Unis dont le consulat était bien moins encombré. Cela avait grandement facilité nos démarches. En nous présentant à l'ambassade, j'avais obtenu le visa d'immigration pour Claire et les enfants en l'espace d'une matinée. Nous avions donc convenu de nous embarquer pour les États-Unis et, de là, faire nos démarches pour rejoindre le Canada.

Le programme étant établi, il fallait avant tout liquider le peu de biens que nous possédions: mon magasin et notre logement. Ce dernier n'était pas un problème car il y avait bien plus de gens à l'affût d'un appartement que d'offres. Beaucoup plus de difficulté avec le magasin où, seul le hasard, la chance, pouvaient m'aider. Comme celle-ci ne m'avait jamais abandonné, après deux mois d'attente plus ou moins anxieuse, j'avais eu un client et nous avions bâclé l'affaire en dix minutes. Lui avait mis la main sur ce qu'il cherchait, et moi, j'avais trouvé mon compte dans cette transaction.

C'était la fin septembre. Emma et sa famille étaient déjà sur le point de quitter la France pour le Canada. Leur départ était prévu pour la mi-octobre. En ce qui nous concernait, je ne pouvais fixer la date du nôtre. Il fallait tout d'abord attendre la parution au Journal Officiel de la cession de mon droit au bail.

Entre-temps, voulant faire mes adieux à mon ancien patron, André Chayette, celui-ci me proposa d'essayer de joindre l'utile à l'agréable. Il me restait au moins dix semaines d'attente avant mon départ. Pourquoi ne pas venir travailler chez lui, en attendant, dans son atelier? Son offre était très alléchante. Il me proposait 500 francs l'heure, soit 1 $ ce qui, à cette époque, dans ce métier, était pour ainsi dire inconcevable. Il est vrai que nous étions en pleine saison et qu'il avait besoin de main-d'œuvre mais, il me semble tout de même qu'il aurait pu trouver à meilleur compte. J'acceptai avec empressement.

En voyant ma façon de travailler, il fut, je peux le dire, ébahi. Selon ses termes, j'avais une manière de procéder très « académique », digne d'admiration. Durant ces quelques semaines passées côte à côte, nous nous sommes rapprochés encore plus, développant une amitié, une franche camaraderie basée principalement sur le métier, l'art de la fourrure. À tel point, qu'après trois semaines de collaboration, il me proposa une association à des conditions à définir.

Dommage, mais mon départ était non seulement décidé, mais tout à fait au point. Mes biens étaient vendus, y compris notre logement. Les billets de bateau étaient déjà en poche et le départ fixé au 8 décembre sur le paquebot « Europe », bâtiment français récemment obtenu des Allemands à titre des dommages de guerre.

Après avoir mis en ordre tous mes papiers, encaissé tout ce que j'avais pu monnayer, acheté les billets de train et de bateau, ma fortune totale se montait à 1,100 $ américains. Ce n'était pas une somme importante mais elle pouvait nous éviter d'être à la charge de quiconque.

Le 8 décembre 1951, donc, nous avons embarqué sur l' « Europe » au port du Havre en Seine-Maritime. Cette fois-ci, la traversée ne pouvait se comparer aux deux autres que j'avais effectuées l'année précédente. Tout d'abord, en compagnie des êtres qui m'étaient les plus chers, ma petite famille à moi, cette traversée pouvait représenter une croisière d'agrément. Le bateau se prêtait merveilleusement à cette fonction. De plus, tout se passait en français. Cuisine française excellente dans la salle à manger où, tous les jours, la même table (pour quatre) nous était attribuée. Notre cabine également était très confortable.

Je garderai toujours de cette traversée un souvenir très agréable. Nous avions même trouvé de la compagnie, un couple hongrois avec une jeune fille de 16 ans qui se dirigeaient vers Détroit.

Notre Georges, le jour même de l'embarquement, au bout de quelques heures, semblait parfaitement à son aise; il était chez lui. Daniel avait eu du mal à s'adapter et, surtout à table, manifestait sa mauvaise humeur. Le deuxième jour, Georges avait découvert la salle de cinéma et passait le plus clair de son temps à regarder tout ce qui se déroulait sur l'écran.

Les cinq jours de traversée filèrent à une vitesse de croisière et cette expression prenait ici tout son sens. Le 13 décembre (date qui était le 10e anniversaire, jour pour jour, de mon transfert de Drancy à Compiègne), nous apercevions au loin la statue de la liberté, cadeau offert par la France, et à trois heures de l'après-midi, nous accostions au quai no 18 du grand port de New York.

Toutes les formalités pour l'immigration étaient accomplies, tous les papiers tamponnés de haut en bas par les douzaines de préposés montés à bord dès le petit jour. Vers quatre heures trente, nous commencions à débarquer. Priorité étant donnée aux familles avec des enfants en bas âge, nous avions été parmi les premiers à débarquer.

Au débarcadère, ma mère et ma sœur Magda nous attendaient. Nous avait attendu également une bonne tempête « maison », absolument inattendue, comme il en surgit parfois soudainement en Amérique du Nord. La voiture de mon beau-frère Jack était là aussi. Elle était conduite par un ami, chauffeur de taxi, car Jack ne pouvait s'absenter de son magasin de boucherie. Cet ami qui habitait le même immeuble, avait volontiers accepté de venir nous chercher au débarcadère. Malheureusement, la voiture, par suite de la tempête, affirmait le chauffeur de taxi, à cause d'une conduite maladroite, prétendait Jack, avait subi quelque chose comme un dérèglement du différentiel et c'est avec trois heures de retard, vers les neuf heures du soir seulement, que nous avons pu arriver au domicile de Magda, Broadway et 207e Rue, où, sur le même palier, habitait aussi ma mère dans un petit logement d'une chambre, living-room et cuisine.

Enfin arrivés, fatigués de ce long voyage, mais surtout de cette dernière attente avec la voiture, nous nous sommes installés chez ma mère où nous devions séjourner provisoirement. Le plus fatigué de nous tous était naturellement Daniel qui, dès notre arrivée dans le logement, s'était fourré dans un coin, face au mur, ne voulant plus connaître personne. Finalement, Leslie Katz, qui à cette époque devait avoir 7 à 8 ans, a pu réussir, tout en lui parlant avec le savoir-faire propre aux enfants, à le faire bouger et sortir de son coin. Ainsi commença notre vie temporaire chez ma mère.

Au début, ma mère ainsi que tous les membres de la famille nous harcelaient pour nous inciter à changer nos plans et nous faire rester aux États-Unis. Mais nous avons, Claire et moi, réussi à les convaincre, et ils ont admis les raisons qui nous poussaient à vouloir atteindre dès que possible le Canada, où les parents de Claire auraient la possibilité de nous rejoindre. Comme la famille Katz se préparait allègrement à la première grande fête de famille : la bar-mitsvah de leur fils aîné Seymour, nous nous sommes mis d'accord pour rester jusqu'à la date de cette cérémonie prévue pour le 14 février 1952.

Il s'agissait de deux mois. Cette durée nous paraissait bien longue tant nous nous sentions dépaysés, aussi bien à cause du climat que par le mode de vie tellement différent. Mais nous avions accepté avec une certaine résignation cette volonté du destin.

Dès la première semaine je m'étais rendu à l'ambassade du Canada pour demander les papiers nécessaires à l'immigration. À ma grande surprise, je n'y ai pas reçu l'accueil chaleureux que j'espérais, au contraire. Tout le monde prenait un air embarrassé, contrarié, ne comprenant pas pourquoi un Européen, émigré aux États-Unis, pouvait bien vouloir échanger ce pays contre un autre, quel qu'il soit. Après mes explications concernant la langue française parlée au Québec et aussi la possibilité de faire venir mes beaux-parents rapidement, sans même que nous soyons citoyens canadiens, les employés n'ont pu que m'approuver. Mais, à leur grand regret, il n'y avait pas d'office d'immigration à New York, et ils me conseillèrent de me rendre à Montréal, ce que je me suis proposé de faire au plus tôt.

Emma et sa famille s'y trouvaient déjà depuis fin octobre. Pour ma part, avec mon statut d'immigrant aux États-Unis, j'avais reçu un papier m'autorisant à voyager et, le 28 décembre, je prenais le train pour Montréal en compagnie d'un cousin de Tessy.

Les Roth étaient déjà installés comme il faut dans un appartement comprenant une entrée, living-room, deux chambres, cuisine, salle de bain, avec, comme on le disait, tout le confort, dans un district qui, à cette époque, était considéré parmi les meilleurs, à Outremont, rue Davaar. Le loyer de 100 dollars canadiens par mois pouvait être considéré comme très élevé mais la rareté des logements corrects dans les quartiers ouest de la ville avait fait grimper les prix. Pour obtenir cet appartement, ils avaient dû débourser une année de loyer d'avance, avec un bail de deux ans, et chaque mois, ils versaient 50 $. Pour subir de telles conditions, il fallait vraiment être tombé sur un propriétaire aussi fourbe que l'était Monsieur Hilf, et aucun des nombreux amis qui depuis des mois ou même certains, depuis des années, comme les Molnar, résidaient dans le pays, n'avait réalisé la rouerie d'un tel procédé. Au contraire, nous aussi étions tombés dans ce même panneau! Nous avons obtenu un contrat identique du même propriétaire, dans le même immeuble, mais au 3e étage, et avec une chambre de moins pour 75 $ par mois.

Arrivés à Montréal dès le lendemain, nous nous sommes rendus, Emma et moi, au bureau de l'immigration où, en une demi-heure à peine, tout a été réglé. L'officier responsable, je me souviens encore de son nom, Monsieur Le François, m'avait donné des instructions : je n'avais qu'à décider du jour exact, choisir notre train, le faire savoir par lettre ou par téléphone à ma sœur qui, à son tour, pourra lui donner toutes les précisions par téléphone. À la frontière, c'est-à-dire à Lacolle, les agents de l'Immigration nous attendront et accompliront dans le train même, toutes les formalités nécessaires et nous pourrons, ainsi, parvenir à Montréal en tant qu'immigrants officiels, munis de tous les papiers réglementaires, signés et tamponnés.

J'annonçai aussitôt par téléphone à Claire la bonne nouvelle de la réussite rapide de mes démarches. Puis, sur l'insistance d'Emma, de Tibi, des Molnar, et bien sûr avec l'accord de Claire, je décidai de prolonger mon séjour à Montréal de quelques jours, surtout pour fêter, en leur compagnie, le Nouvel An.

Nous avions à nous rendre à un « party » organisé par de nouveaux immigrants, chacun devant apporter sa propre bouteille. Je voulais donc, moi aussi, aller acheter ma bouteille chez un commerçant du quartier. Emma m'apprit alors, que pour obtenir cette denrée rare, il fallait se rendre dans un magasin spécialisé, sous l'enseigne « Liqueur Commission », géré par le gouvernement lui-même, et situé à une vingtaine de minutes de marche, sur l'avenue du Parc. Il ne faut pas oublier de signaler que dehors, il faisait -20o Celsius, la neige accumulée dans les rues atteignait facilement une hauteur d'un mètre et qu'un vent glacial soufflait sans arrêt à une vitesse de 30 à 40 km/heure. Enfin cette sortie s'avérait plutôt farfelue, mais ma curiosité était bien plus forte que la tempête qui se préparait insidieusement dans les coulisses.

En compagnie de ma nièce Rose-Marie qui devait me servir de guide, nous voici partis. Après 10 minutes passées à grelotter en attendant les « petits chars » (le tramway), nous avons pu embarquer dans un de ces engins, véritable glacière. Après 15 minutes d'un voyage affreusement cahoteux, nous débarquions au coin de la rue Bernard et de l'avenue du Parc. Nous avions du mal à dénicher ce fameux magasin (ce n'était certes pas Rose-Marie qui avait l'habitude de le fréquenter) et, toujours marchant sous un vent de plus en plus violent, la neige commençait maintenant à tourbillonner. Je finis par m'adresser à un bon samaritain qui paraissait bien connaître ces lieux. J'appris ainsi que ce magasin se trouvait bien à proximité mais qu'il avait dû, à cette heure-ci, fermer ses portes depuis déjà un bon quart d'heure, à six heures précises, à cause des fêtes - les employés, eux aussi, avaient après tout droit à un congé comme tout le monde. Ces dernières paroles étaient prononcées d'une voix assez forte, ce qui me donna envie de déguerpir au plus tôt - ce que nous avons fait aussitôt, Rose-Marie et moi.

Sans vouloir tenter une autre aventure avec les « petits chars », nous avons entamé une marche, d'abord accélérée, suivie d'un pas de course précipité qu'on aurait facilement pu prendre pour un véritable sauve-qui-peut. Mi-désappointés, mi-furieux, mais surtout gelés sur tout le corps et jusqu'au tréfonds de l'âme, nous arrivâmes ainsi tous deux à la maison - sans la bouteille.

Ce fut ma première grande expérience du plein hiver canadien qui sera suivie de nombreuses autres au fil des années passées dans ce pays de neige et de glace.

Nous nous sommes tout de même rendus à ce « party » de la Saint-Sylvestre et nous y sommes fort bien amusés.

Le 2 janvier je reprenais le train pour New York. Pendant six semaines nous avons vécu en famille tout en préparant notre avenir au Canada et aidant également à la préparation de la fête de la bar-mitsvah de Seymour. Soucieux de ne pas déranger le bon déroulement de la cérémonie avec la présence de nos deux garçons, nous avions décidé, Claire et moi, de les laisser à la maison sous la garde du fils de nos amis, les Wallerstein, un jeune homme de 18 ans. Maintenant, je peux avouer que j'ai bien regretté par la suite de ne pas avoir osé les emmener avec nous à la fête, comme Magda qui avait bien pris avec elle Alwyn, de 9 mois le cadet de Daniel. La seule et unique explication est qu'à cette époque, nous étions encore totalement sous l'influence européenne d'après-guerre et pas du tout entrés dans les mœurs américaines. L'organisation d'une cérémonie aussi fastueuse et aussi onéreuse autour d'un simple anniversaire de naissance nous avait paru un réel gaspillage des valeurs matérielles et morales. Si quelqu'un m'avait prédit que sept ans plus tard nous agirions de même, je lui aurais tout simplement ri au nez. « Tempora mutantur ».

Finalement le grand jour était arrivé. Samedi matin, après la cérémonie usuelle à la synagogue du quartier, tous les convives, en fin d'après-midi, se retrouvèrent dans une très grande salle de réception et, vers 18 heures, la fête commença. Tout d'abord les cocktails accompagnés de nombreuses variétés d'amuse-gueule. Vint ensuite le dîner, très fin, de la haute gastronomie, boisson à volonté, service impeccable, tout était parfait. La bonne chair et la danse aidant, l'atmosphère s'échauffait; une franche gaieté emplissait le cœur de chacun. C'était une réception on ne peut mieux réussie qui devait coûter, à cette époque, au moins 3,000 dollars. Claire et moi étions sidérés devant tout ce faste, cette magnificence, que nous considérions comme du gaspillage. En retour, cette fête nous a appris et fait comprendre une grande vérité. C'est que nous étions arrivés, non seulement au Nouveau-Monde, mais dans un monde nouveau, et qu'il allait falloir nous intégrer de notre mieux. Étant d'assez bons élèves, nous y sommes parvenus à merveille.

Le lundi soir qui suivit le jour de la réception, le 15 février 1952, nous avons fait nos adieux et avons pris le train, Claire, les deux garçons et moi, avec tous nos bagages pour Montréal. Le train était à moitié vide, le voyage monotone. Les enfants s'étaient endormis tandis que Claire et moi, nous nous morfondions, songeant à l'avenir qui nous attendait. Après une nuit blanche, nous arrivâmes enfin vers sept heures du matin à la frontière américano-canadienne, exactement à « Rouses-Point » où, après un bref arrêt, juste le temps pour que les agents des Douanes et Immigration grimpent dans le train, celui-ci repartait tout cahotant, gardant une cadence uniforme sur tout le parcours.

Tout se présentait comme prévu et selon l'assurance donnée par Monsieur Le François. Dès le départ du train, trois inspecteurs de l'Immigration pénétrèrent dans notre voiture, criant mon nom à haute et intelligible voix, nous cherchant à tue-tête dans un wagon pratiquement vide. Ils s'installèrent sur la banquette, face à nous, nous questionnèrent longuement, y compris les enfants, remplissant d'innombrables pages. Ils nous remirent enfin, à chacun d'entre nous, une carte jaune dûment tamponnée « Landed Immigrant ».

C'est ainsi que le 15 février 1952 nous sommes officiellement devenus des immigrants, de futurs citoyens de ce grand pays.

À la gare Windsor, nous étions attendus par Emma et par une ville toute couverte d'une neige immaculée, éclairée par un soleil radieux. J'ai encore devant les yeux la scène de notre arrivée. Le vent frisquet de l'hiver canadien nous faisait claquer des dents. Georges, bien que protégé également par l'ample manteau de Claire, ne cessait de grelotter; Daniel, lui, était bien couvert dans ses vêtements de neige. Quant à moi, absorbé par toutes mes valises, je n'avais pas le temps de penser au froid.

Après nous être engouffrés dans un taxi conduit à ma grande surprise par une femme, ce que, à ce jour, je n'avais encore jamais vu, nous primes le chemin du domicile de ma sœur où nous devions, en principe, séjourner une quinzaine de jours, le temps de pouvoir prendre possession de notre propre logement situé à l'étage supérieur dans le même immeuble.

Les Roth, aussi, avec leurs deux filles, l'une de 12 ans, l'autre de 4 ans, étaient encore tout à fait à l'aube de leur nouvelle existence dans ce pays neuf, perdus, ne sachant par quel bout entamer le chemin de leur nouvelle vie. Ils étaient arrivés avec une somme rondelette (12 fois autant que nous), mais Tibi ne connaissait pratiquement aucun métier recherché dans l'immédiat. D'ailleurs, en général, il n'y avait que très peu de possibilités. Les emplois disponibles étaient très rares, même pour les ouvriers spécialisés, exception faite des ajusteurs-outilleurs et autres ouvriers métallurgistes. Finalement, il ne lui restait que le commerce qui, par contre, exigeait de l'expérience et la connaissance des deux langues, principalement l'anglais. Pour Tibi, ni l'anglais, ni le français, ne faisaient défaut. Donc, disposant d'un certain pécule, il s'orienterait vers le commerce. Faute d'expérience malheureusement, il était tombé sur une mauvaise affaire. En octobre 1951, peu après leur arrivée à Montréal, en cherchant un quelconque débouché, il avait fait connaissance, par l'intermédiaire d'un Hongrois, d'un commerçant qui possédait une toute petite boutique sur la rue Ste-Catherine, entre Bleury et St-Alexandre, une espèce de succursale de la boulangerie « Richstone » où, en dehors du pain et de la pâtisserie, il vendait aussi un peu de petite épicerie. Selon ses dires, l'affaire valait à cette époque une dizaine de milliers de dollars. Mais Tibi n'avait pas pu, ou avait omis de contrôler sérieusement cette affirmation. La boutique devait rester ouverte au public au moins 18 heures par jour. Il cherchait donc un associé possédant un capital couvrant la moitié de la valeur du fonds, soit 5,000 $, et assurant la moitié du travail, les profits éventuels étant également partagés en deux.

La personnalité de Tibi ne pouvait que donner entière satisfaction à tous points de vue. Tibi, quant à lui, ne voyait dans cette affaire que le moyen d'obtenir une rémunération. Il était prêt, en somme, à acheter un bon emploi pour 5,000 $. Ils se mirent d'accord et, à la mi-novembre 1951, Tibi avait commencé son métier de marchand de pain. L'idée, en soi, n'était pas mauvaise. Le pain avait toujours été, et est encore un aliment de première nécessité, mais certainement pas sur la rue Ste-Catherine car, déjà à cette époque, rares étaient les gens qui y résidaient vraiment. Éventuellement, il y en avait dans les rues alentour, qui elle-mêmes étaient bien pourvues en commerçants d'alimentation. Par ailleurs, le type n'avait pas dit la vérité en ce qui concernait le montant du profit. Il avait avancé la coquette somme de 150 à 200 $ par semaine, ce que Tibi avait pris pour argent comptant. Quelle ne fut pas sa déception de s'apercevoir qu'il atteignait à peine 70$ par semaine pour un travail, et surtout une présence de 9 heures par jour, 7 jours sur 7. C'était rageant pour lui, mais que décider maintenant? Bien obligé de faire contre mauvaise fortune, bon cœur, et attendre un moment propice pour changer le cours des événements. Les relations entre les deux associés étaient pratiquement nulles, sauf pour l'essentiel qui concernait la bonne marche de l'affaire et, avec le temps, la situation devenait de plus en plus délicate. Voilà où ils en étaient lors de notre arrivée.

Comme notre logement ne pouvait être disponible avant le 1er mars, nous avons été obligés d'accepter l'hospitalité généreusement offerte par Emma et Tibi pour les deux semaines à venir. Profitant de leurs bons conseils, nous avons fait l'acquisition d'un mobilier pour une chambre à coucher pour nous deux, et pour les garçons, d'un divan à deux places, ainsi qu'un mobilier d'occasion en excellent état pour une salle à manger. Des locataires précédents, nous avions repris une table de cuisine, quatre chaises en bois blanc, les stores vénitiens de la fenêtre de la salle à manger et ceux de la chambre des enfants, le tout pour 50 $. Notre ameublement nous paraissait ainsi suffisant. Bien sûr, il nous manquait pas mal de choses mais, au fur et à mesure que j'ai pu ramener un salaire, au fil des semaines, nous sommes arrivés à combler les vides. Après toutes ces grosses mais indispensables dépenses, notre situation pécuniaire était devenue assez précaire. Pour tenir le coup en attendant de trouver une situation quelconque et pouvoir régler mes comptes avec le propriétaire à qui, selon notre contrat, je devais payer 900 $ à titre d'avance sur les loyers qui s'élevaient à 75 $ par mois, avec un bail de deux ans, je me suis trouvé dans l'obligation d'emprunter 400 $ à Tibi.

Le 1er mars nous avons pris possession de notre logement. Je m'étais accordé quinze jours pour aménager et installer complètement notre petit paradis. Passé ce délai, je me suis mis à la recherche d'un emploi, et là, pendant deux semaines, je me suis trouvé dans des alternances d'espoir et de découragement.

Il faut, ici, que je mentionne que mon cher ami, Loli Krausz, se trouvait déjà à Montréal depuis quatre ou cinq mois. Il avait même déjà tenté un essai dans la fourrure, je dis bien tenté, car au bout de quelques semaines, la firme où il travaillait avait été mise en faillite, lui faisant perdre deux semaines de salaire. Il avait ainsi acquis une première expérience qui, bien que malheureuse, était tout de même une expérience. Donc, comme lui aussi, j'étais à la recherche d'un emploi. Nous avons conjugué nos efforts, unissant notre force et notre courage, à l'affût des moindres possibilités qui pouvaient se présenter dans le métier, ne négligeant aucun tuyau pour n'importe quelle sorte de travail. C'est ainsi qu'un jour, nos inlassables recherches quotidiennes nous amenèrent jusqu'à des chantiers de construction, dans la boue et la neige (oui, au mois de mai, il y avait encore de la neige) et naturellement, sans aucun succès.

Tout en continuant nos démarches chez Steinberg, Pascal, et autres grandes entreprises, avec ou sans recommandation, sans arriver à décrocher le moindre emploi, en désespoir de cause, nous avons décidé de faire carrément du porte-à-porte dans le Centre, chez les fourreurs. Loli parlait tant bien que mal le yiddish, en tous cas mieux que moi, et moi j'avais le français. Nous avons commencé par prospecter l' « Albee Building », sur la rue Mayor. Nous avons frappé à toutes les portes, essuyant maints refus. Finalement, au 6e étage, devant « Gould Furs », voyant cette enseigne, Loli se rappela avoir déjà tenté de se faire embaucher par cette maison. C'était une jolie fille qui l'avait reçu et elle parlait le français. Il était certain que j'avais des chances d'être beaucoup mieux vu avec mon français que lui avec son yiddish et son anglais boiteux. Je pris donc mon courage à deux mains et entrai, tout craintif, craignant un nouvel échec. Je me trouvai face à une très jolie personne qui, quand je lui ai eu demandé si elle parlait le français, me répondit d'un air plutôt timide, textuellement « si mon français vous sera concevable, compréhensible, alors oui ».

Après lui avoir débité un long monologue sur le but de ma visite, elle me demanda, en insistant, de revenir dans une heure ou deux. Il était à peu près midi et demi et le patron était parti déjeuner. En même temps, elle m'assura que son patron était un homme extrêmement gentil qui parlait très bien français. Selon elle, j'avais des chances d'obtenir un emploi car justement elle pensait qu'il avait besoin d'un coupeur - c'était sous ce titre que je m'étais permis de me présenter. J'avais donc rejoint mon ami Loli avec cette bonne nouvelle et en attendant que s'écoulent ces deux heures critiques, nous nous sommes rendus dans un restaurant tout proche où nous avons pris le lunch de midi, avec café et toasts pour 25 cents, pourboire compris.

À deux heures et demie, j'étais devant Monsieur Gould. La jeune fille avait dit vrai. C'était un homme très sympathique, de belle allure, souriant, sûr de lui. Il paraissait m'attendre : « Alors, c'est vous la personne dont Jeannine (c'était le nom de la jeune fille) m'a fait tant d'éloges pour son français? » avait-il commencé par me dire dans un français assez approximatif. Il s'ensuivit une conversation d'une bonne demi-heure, où c'était surtout moi qui parlais tout en présentant mes certificats, ma carte d'artisan. Il fit mine d'examiner mes papiers le plus consciencieusement du monde pour ensuite me laisser entendre que, sincèrement, il n'avait pas grande confiance en ceux qui venaient des vieux pays car il avait eu, dans le passé, des expériences plutôt fâcheuses. De toutes façons, il devait s'absenter pour quinze jours aux États-Unis, s'approvisionner en marchandises dans les différentes ventes aux enchères qui devaient s'y tenir. Il attendait aussi la présentation du budget fédéral, car il était question d'une éventuelle annulation d'une taxe de luxe qui frappait les vêtements de fourrure depuis la guerre. Il me demanda de le recontacter. Il ne refusait pas « d'essayer de m'essayer », me dit-il textuellement.

Cet espoir sans certitude mais néanmoins encourageant, ne m'empêchait pas de continuer inlassablement mes recherches pour un travail quel qu'il soit. Chaque jour, je scrutais sans arrêt, dès leur parution, les petites annonces d'offres d'emploi du journal « La Presse », tout en négligeant, faute de connaissance de la langue anglaise, les annonces paraissant dans « The Gazette » ou dans le « Star ». J'étais littéralement à l'affût de tout ce qui pouvait me procurer un « job » quelconque. J'avais pris l'habitude d'aller me poster devant l'immeuble de « La Presse » pour être présent dès la sortie du journal. J'examinais aussitôt les Petites Annonces afin de pouvoir me présenter sans délai à une éventuelle demande.

Un jour, après avoir parcouru les annonces un peu rapidement au coin des rues Ste-Catherine et Bleury, n'ayant comme d'habitude rien trouvé, le journal était paru en retard comme d'habitude et comme j'avais davantage faim que d'habitude, déçu « comme d'habitude », j'avais pris les « petits chars » en direction d'Outremont sans avoir « comme d'habitude » lu et encore relu mes petites annonces. Arrivé à la maison, tout en commençant à manger, j'avais repris la lecture des annonces de haut en bas, de long en large, fouillant chaque ligne avec grand soin. Tout à coup, je tombai sur une annonce, à peine visible, de deux lignes : « cherche cloueur dans la fourrure », suivie de l'adresse. Fou de rage, m'en voulant de ma négligence, abandonnant mon repas à peine entamé, je me précipitai en trombe, m'accablant des pires insultes, attendant ce tramway qui ne voulait pas venir. Au bout d'une heure, j'étais enfin arrivé à l'adresse indiquée. Trop tard, la place était déjà prise.

Sous le coup de la déception, je manquai me trouver mal. Je m'en voulais à mort de mon manque d'attention, de ma légèreté. Je pleurais intérieurement, je voyais que tout m'échappait. Tout ce drame pour un simple emploi de cloueur, de « bloqueur », comme on l'appelait ici; emploi le plus dur et le plus minable dans ce métier d'art, spécialité qui ne demandait aucune préparation spéciale, aucun effort cérébral, aucune originalité, uniquement de la force, de la force brute.

En fait, si le hasard avait voulu que j'obtienne cet emploi, me connaissant tel que je suis, j'aurais très bien pu rester plusieurs années dans l'impossibilité d'échapper à cette catégorie professionnelle car j'aurais été inexorablement catalogué par l'Union comme cloueur. Heureusement, mon destin a bien voulu faire de moi quelqu'un d'un peu mieux, m'élever à la plus haute hiérarchie du métier et me permettre de me consacrer à la création.

Cet échec, subi par ma faute, m'avait bouleversé. Je perdais le goût de persévérer. Mais ma responsabilité envers ma famille me stimulait et me poussait à chercher encore et toujours. Au fond de moi-même, je conservais secrètement un espoir en Monsieur Gould.

J'avais fait encore une tentative. Sur les conseils d'un certain Hongrois, j'avais été voir, très loin dans l'ouest de la ville, vers les 6000 de la rue Sherbrooke Ouest, un magasin de fourrures tenu par un Hongrois également, sous l'enseigne « Emeri Furs ». Il se trouvait que le propriétaire actuel était un bon ami de Tibi. Il me refusa le poste de cloueur invoquant que ce métier n'était valable que pour un jeune Canadien-Français qui se contenterait de 25 à 30 $ par semaine. Je l'assurai pourtant que moi aussi je serais content avec les 25/30 $ car j'avais une famille à charge mais il me répondit qu'à moi, il n'aurait pas le cœur de payer aussi peu sans être choqué au plus profond de sa conscience. Sur le coup, je ne pouvais réfuter son raisonnement mais étant donné la situation où je me trouvais, je me suis senti offusqué, offensé même. Puis, en réfléchissant froidement, je réalisai que la distance de mon domicile jusqu'à ce magasin, avec toutes les difficultés de communication qui existaient à cette époque, exigerait pour le voyage aller-retour au moins trois heures par jour, y compris le samedi.

Ma dernière tentative pour m'en sortir avait été de vouloir, en compagnie de Gyula Roth, frère de Tibi, ouvrir une boutique de nettoyage, de « valet-service ». Lui, était tailleur de métier, moi, fourreur. Nous aurions pu, ensemble, indépendamment du nettoyage, exécuter des réparations, transformations, bref, toute une foule de petits services. L'idée était bonne, sauf que ni lui, ni moi, ne possédions la chose primordiale : l'argent. À notre grand regret, mais peut-être pour notre plus grande chance, nous nous sommes trouvés dans l'obligation de renoncer à ce projet et chacun repartit de son côté, poussé par son propre destin, essayant de bâtir, sans encore connaître les moyens d'y parvenir, son existence dans ce pays de neige et de froid.

Trois semaines passèrent ainsi. Il ne nous restait que vingt dollars pour toute fortune... et 400 dollars de dettes. Heureusement que notre loyer n'était que de 35 dollars par mois. Il était temps que quelque chose se produise. Les trois semaines étant maintenant écoulées, je m'étais donc présenté chez Monsieur Gould. Il tint parole et me mit à l'essai sur le champ.

Inutile de décrire ma nervosité, mon anxiété, mais ma volonté de réussir était telle que j'ai pris sur moi et, d'un seul coup, j'ai retrouvé toute mon assurance et ma confiance en moi; j'étais prêt à réussir, à faire même des miracles. D'après les références que j'avais fournies lors de notre première rencontre, j'étais supposé être un fourreur de très longue date, depuis l'âge de 18 ans! (Je m'étais approprié les années d'expérience de Loli Krausz pour me bâtir un passé sur mesure.) Dieu seul sait ce qu'il m'avait fallu d'aplomb pour prétendre être un coupeur de vison alors que je n'avais jamais même entr'aperçu la peau d'un tel animal. On était, nous sommes toujours, dans un pays en pleine Amérique du Nord où, sans quelques mensonges, embellissements utiles, on ne pourrait que végéter.

Mon premier travail, précaution de Monsieur Gould, avait été ce que j'aimais assez faire, de préparer l'assortiment des peaux et leur présentation sur le modèle en papier pour réaliser un manteau d'astrakan gris, et c'était bien la première fois de ma vie que je me trouvais en présence d'une telle bête! Les bandes avaient été préparées à l'avance par mon prédécesseur. Dans ma courte carrière de fourreur, c'était justement l'assortiment qui était mon point fort et j'ai réussi à l'exécuter non seulement en un temps record, mais surtout au goût du patron. L'examen était concluant et mon job assuré.

Dans l'atelier, il y avait deux autres coupeurs, un cloueur, deux mécaniciens (« opérateurs ») et deux jeunes filles, dont Jeannine qui était finisseuse, secrétaire et quelque peu bonne amie du patron. Moi, je succédais à un coupeur d'un âge avancé qui avait travaillé durant de longues années comme premier coupeur, coupeur d'allonges, travail qui relève d'une méthode ancienne. Le travail que m'avait vu exécuter M. Gould, rappelait cette façon de faire et l'avait favorablement impressionné. Ce premier coupeur était déjà dans la place du temps du beau-père de M. Gould, qui était alors le patron. Mais ce pauvre homme avait été obligé de se retirer, rongé par un cancer du poumon, et était devenu incapable d'assumer un travail régulier. En quelques heures j'étais donc devenu le premier coupeur d'allonges chez « Gould Furs ». Comme salaire j'aurais dû avoir droit, selon l'Union des fourreurs (l'atelier étant Union-Shop », à quelques 65 dollars pour 40 heures de travail. N'appartenant pas encore à ce syndicat, je n'en savais rien. J'ai reçu 55 $ pour ma première semaine et, personnellement, j'étais très satisfait et heureux comme un roi d'avoir pu décrocher un emploi.

Un de mes collègues, un des deux « opérateurs », membre assidu de l'Union, me mit au courant des droits des ouvriers, des salaires pratiqués et me conseilla vivement de m'inscrire comme membre de l'Union car je pourrais en tirer beaucoup d'avantages. Je m'empressai de suivre son conseil. Le 20 avril 1952 j'étais devenu membre de l'Union des ouvriers de la fourrure et j'en suis toujours resté un membre dévoué et fidèle. Je n'ai toujours eu qu'à me louer de son activité et des efforts accomplis dans le passé, et aujourd'hui encore, pour protéger les droits et améliorer le bien-être de ses membres et surtout des anciens à la retraite.

La première semaine je n'avais travaillé que sur des peaux dites de deuxième classe, je ne pouvais donc décemment demander rien de plus. La seconde semaine, par contre, débutait avec de l'astrakan noir, ce qui était la grande inconnue pour moi mais, heureusement, le coupeur d'astrakan, vieil écossais très complaisant, m'a bien mis au courant de la méthode qu'il employait et j'ai ainsi pu réussir à sortir un travail très convenable, tant au point de vue qualité qu'au point de vue rapidité d'exécution. Le patron, bien que toujours distant, paraissait satisfait; j'avais l'impression de lui convenir et d'être apprécié. Sans rien demander, la deuxième semaine, je voyais ma paie augmenter de 10 dollars; j'étais ainsi classé dans la première catégorie.

Ma véritable carrière commença la troisième semaine quand mon patron plaça devant moi une centaine de peaux de vison d'élevage avec le patron de coupe. Il me confiait la confection d'un manteau tout en me remettant suffisamment de marchandises pour procéder à l'assortiment. Pour la première fois de ma carrière j'avais devant moi des marchandises pour une valeur d'au moins 5,000 dollars. Chaque peau correspondait à peu près à une semaine de salaire.

Tout à coup, le sentiment d'une immense responsabilité m'envahissait. Je restai, pour ainsi dire, paralysé devant toute cette fortune sachant que l'heure de vérité était proche. Réunissant tout mon courage et mon savoir-faire je m'étais mis à la tâche tout comme si le vison n'avait posé pour moi aucun problème. J'avais préalablement consulté ma bible : « L'art et la technique de la fourrure» et, théoriquement, je savais par où et comment démarrer. Heureusement, personne ne prêtait attention à la façon dont j'essayais de travailler, pas même mon patron qui, fort à propros, était occupé avec des clientes.

Choisissant les peaux les plus belles et les plus semblables, j'avais réussi au bout de trois heures à trier une quarantaine de peaux. Alors, avec la sûreté apparente d'un expert, j'avais commencé. Je me disais qu'après tout, une bête est une bête, une fourrure avec ses poils, sa forme, sa texture, est toujours comparable à une autre fourrure, sauf que leurs valeurs marchandes diffèrent, et doit pouvoir être traitée et travaillée d'une façon identique. Mon patron, en me confiant ce travail, m'avait bien recommandé de prendre tout mon temps (pour sa part, il avait compté 40 heures) et m'avait permis d'utiliser autant de peaux que je le jugerais nécessaire. Il ne savait pas combien, il m'avait ainsi mis à mon aise et combien je l'avais apprécié. Comme nous n'avions pas de mécanicien qualifié pour ce travail, il m'avait chargé de trouver quelqu'un dans mon entourage, parmi mes relations. Ainsi avais-je introduit Madame Guedes, une Hongroise de Paris, mariée à un fourreur de grande expérience dont elle était la mécanicienne depuis de nombreuses années. Elle avait à peu près les mêmes méthodes de travail que moi. Avec elle, j'avais donc une certaine assurance de réussir mon tout premier manteau de vison.

Cette semaine fut interminable, mais mes heures de sommeil par contre très courtes. Le résultat, en fin de compte, donna entière satisfaction mais, quand j'évoque mes souvenirs, j'ai parfaitement devant les yeux ce fameux manteau. Je me revois encore tout angoissé et Madame Guedes transpirant sur l'ouvrage et je me dis qu'aujourd'hui, un tel manteau ne serait pas vendable. Pourtant, mon patron m'avait félicité; ce manteau était nettement mieux réussi et plus présentable que tous ceux réalisés auparavant par mon prédécesseur.

Au fil des mois qui passaient, j'avais pu travailler sur toutes sortes de fourrures : castor, alaska-seal, loutre... mais toujours, je consultais ma « bible » et examinais un manteau déjà réalisé dans la fourrure en question. En fignolant l'exécution d'après ma « bible », en suivant aussi mes intuitions mais grâce également à la largesse d'esprit de mon patron, chaque jour je devenais plus expert dans le métier.

Après six mois de présence, voyant, estimant que je valais plus que mon salaire actuel, je me suis payé d'audace et osai demander une augmentation. Le vendredi arrivé, Monsieur Gould, avec son sempiternel sourire, me tendit mon enveloppe me chuchotant à l'oreille afin que personne le perçoive : « Je vous ai mis quelques dollars de plus dans l'enveloppe ».

J'étais impatient. J'avais hâte que la journée se termine, que la sonnerie se fasse enfin entendre, que je me précipite aux toilettes afin de pouvoir ouvrir cette enveloppe. Quelle ne fut pas ma surprise, ma déception, ma colère, en apercevant le supplément : deux billets de deux dollars, c'est-à-dire 10 cents de l'heure d'augmentation! Heureusement pour mon patron que c'était la fin de la semaine et je n'ai pu lui flanquer au visage ses misérables quatre dollars. J'avais devant moi deux jours pour calmer ma colère et concevoir un plan pour assouvir ma vengeance.

Je ne fis aucune remarque, pas même de remerciements, ce qu'il attendait, j'en suis sûr, et je continuai mon travail comme par le passé, avec la même assiduité et la même conscience professionnelle. Pourtant, au fur et à mesure que les mois passaient, un certain contact s'établissait entre nous deux. Un dialogue s'était instauré, d'abord sur le métier, la fourrure, puis s'était élargi par des échanges de vue sur le judaïsme et tous autres sujets généraux et particuliers. C'est ainsi que j'avais été amené à lui raconter, petit à petit, mon passé, mes études avortées, à lui avouer, en partie, ma récente carrière dans la fourrure. Lui aussi avait été un étudiant en médecine. Il avait dû arrêter ses études au moment de la crise des années 30 et il avait épousé la fourrure en même temps que sa femme. J'appris plus tard par Jeannine, qu'il avait purement et simplement évincé son beau-père de l'affaire en convainquant en même temps sa femme que le père devenait de plus en plus sénile. À côté de cela, il était un patron très acceptable, sachant garder ses distances sans être détesté de ses ouvriers comme c'était souvent le cas.

Au début de novembre 1952, je ne me souviens plus pour quel motif, j'étais en rogne. C'était l'heure du déjeuner. Je rentrais des toilettes où j'étais allé me rincer les mains. J'aperçus mon patron assis à son bureau et lui annonçai tout à trac que je lui donnais mes 8 jours de préavis. Étonné, tout autant que moi d'ailleurs, il me demanda les raisons de cette brusque décision. Sur le coup, je ne sus quoi répondre, mais, après une brève hésitation, je balbutiai que j'avais reçu une proposition pour 85 $ net par semaine - ce qui était totalement faux. Le plus curieux, c'est qu'il ne parut pas autrement surpris. Très probablement était-il au courant, certainement plus que moi, des tarifs pratiqués pour le genre de travail que j'accomplissais et qui donnait satisfaction, non seulement à lui-même, mais à sa clientèle. Il me demanda si j'avais d'autres griefs à formuler, et, sinon, si j'étais satisfait du poste que j'occupais. Ma réponse positive parut le soulager et à ma grande surprise, il me dit textuellement : « Moi aussi je peux vous offrir ce même salaire si la place vous convient ».

En dix minutes l'affaire était réglée. Ma brusque colère m'avait rapporté des dividendes inespérés, aussi bien matériellement que moralement, mais surtout une bonne option sur mon avenir dans le métier.

Nous nous sommes mis d'accord que mon salaire officiel serait maintenu à 65 dollars pour 40 heures, mais, en travaillant 7 heures en extra le samedi, ma paie hebdomadaire s'élèverait à 100 dollars, en chiffres ronds.

Tout fier de mon audace et du résultat obtenu, aussitôt arrivé à la maison, j'annonçai à Claire que dans un accès de colère subite et inexplicable, j'avais flanqué ma démission à mon patron. Elle n'eut pas l'air bien heureuse et je voyais poindre en elle une sourde colère qui ne demandait qu'à éclater. Pour éviter un drame inutile et inhabituel dans notre ménage, je m'empressai de m'expliquer et de lui raconter le tout par le menu, ma colère inexplicable, la scène qui avait suivi et finalement l'heureuse issue.

Cette première expérience en terre nouvelle m'avait fait comprendre une bonne chose : qu'il fallait oser s'imposer, dans une certaine limite, pour se faire apprécier si l'on ne tenait pas à rester un simple pion sur le grand échiquier de cette véritable jungle qu'est ce pays de la libre compétition.

J'étais donc devenu un « coupeur généraliste » et ma réputation commença à s'étendre, par les bons soins de mon patron, à tous les autres patrons du building. On ne me désignait certes pas du doigt, mais pas loin. Dans ce contexte, toute ma volonté, toute mon ambition profonde s'efforçait d'approfondir, de démêler au maximum, les nombreuses variantes de ce métier si compliqué et si vaste. Je m'efforçai de compléter la théorie puisée dans ma « bible » par des travaux pratiques. Cette possibilité m'était assurée par mon patron qui, bien que ne connaissant pour ainsi dire rien à la partie technique du métier, m'accordait toute sa confiance. Pour moi, c'était une excellente école et j'avais suffisamment de clairvoyance pour m'en rendre compte et en profiter largement. Mon salaire était bon et si, occasionnellement, je n'étais pas occupé à ma place régulière le samedi, sur la recommandation d'un collègue, le vieux Bolduc, j'allais exécuter un manteau ou tout simplement faire une mise en route en assortissant les peaux chez un fourreur, quelque part dans l'est de la ville. L'argent, ainsi gagné, était plus que le bienvenu dans notre foyer pour l'édification de notre nouvelle existence. En tous cas, dès les premiers mois, j'avais réussi à rembourser toutes mes dettes et à compléter peu à peu le confort dans notre intérieur.

Malheureusement, selon les lois non écrites de la fourrure et malgré mon évolution dans le métier, moi aussi, avec 90% de mes confrères, je me suis retrouvé au chômage. C'était une expérience douloureuse mais pas insupportable car j'étais partiellement dédommagé par l'état. Au bout de la troisième semaine j'ai commencé à harceler mon patron, lui faisant comprendre que je n'avais pas les moyens de manquer de travail si longtemps car j'avais à charge une famille avec deux enfants. Il me demanda de patienter au moins jusqu'à l'arrivée attendue de ses nouvelles marchandises. Finalement, après cinq semaines, il me rappela, moi, et moi seul. Un nouveau travail m'attendait : l'assortiment de 2,000 peaux d'astrakan noir.

Lui, toujours avec son indéfectible confiance en moi, dans mon sens de l'organisation, et moi, avec mon désir de relever le défi, nous avons groupé nos qualités. Lui, son expérience des matières premières et moi mes connaissances des règles fondamentales de la fourrure. En trois semaines nous avons réussi à disposer 70 fois 24 peaux en vue de la fabrication de 70 manteaux de mouton noir (astrakan).

Au mois de mars, une fois ce travail terminé, l'atelier a pu de nouveau se remettre en marche avec tous ses employés et ouvriers pour ne s'arrêter qu'en avril 1955, date de l'arrêt définitif des « Gould Furs ».

Petit intermède dans ma vie chez « Gould Furs », la présence pour quelques semaines à mes côtés de mon ami Loli Krausz. Le coupeur d'astrakan ayant pris sa retraite, le patron m'avait chargé de lui trouver un remplaçant parmi mes connaissances, tout comme je l'avais si bien réussi avec Madame Guedes. Naturellement, mon choix immédiat le plus logique, imaginé depuis longtemps d'ailleurs, avait été Loli qui, malheureusement et plus souvent qu'à son tour, était au chômage. Il n'avait pas eu la chance de gagner les bonnes grâces de son patron au moment des vacances et, fin juillet, il avait été congédié.

Après les vacances, comme la demande commençait à se tasser, plutôt que de risquer d'embaucher quelqu'un qui n'aurait pu assumer correctement l'emploi, mon patron avait décidé de me confier une nouvelle tâche : la coupe du mouton noir. En conséquence, j'avais du travail assuré pour tous mes samedis, sans exception, avec un revenu garanti de cent dollars net par semaine! J'étais au comble de la joie.

À cette même époque, à quelques centaines de kilomètres de chez nous, à New York, il se passait des événements qui allaient bouleverser tant la composition que la destinée même de la famille. Ma mère, après six ans de veuvage et sur nos instances pressantes, avait décidé de refaire sa vie. Après quelques mois de vie commune, des signes d'intolérance commencèrent à se faire jour. Certaines circonstances particulières étaient apparues, faisant obstacle à sa nouvelle existence. Tout d'abord une tragédie qui avait frappé soudainement mon frère Bandi et, par contrecoup, toute la famille : la mort de sa femme Tessy au mois d'août 1953, à peine âgée de 43 ans, laissant deux fillettes de 13 et 10 ans et un malheureux garçon de 16 ans confié à une institution pour enfants mentalement handicapés. Ce décès précoce avait suscité des problèmes de plus en plus compliqués, aussi bien du point de vue moral que d'ordre pratique, avec tous les problèmes quotidiens. Pauvre Bandi qui, d'un seul coup, s'était retrouvé tout seul avec deux adolescentes qui, plus que jamais, auraient eu besoin de leur mère, sa boutique qui exigeait 12 à 14 heures de présence par jour et un travail extrêmement dur, le travail de nuit. Il perdait complètement la tête, ne sachant comment s'organiser dans sa détresse, se laissant aller à faire des reproches à notre mère, laissant entendre combien il aurait eu besoin d'elle qui, justement, n'était plus disponible. Ainsi commença la dégradation, le sapement du mariage de ma mère qui ne datait guère que d'à peine quelques mois.

La nouvelle du décès de Tessy m'était parvenue par téléphone un samedi matin. J'avais pris l'avion pour être à temps à l'enterrement. Une petite anecdote me vient à l'esprit et j'aimerais la décrire en quelques lignes. C'était la première fois de ma vie que je prenais l'avion, c'était donc mon baptême de l'air. J'étais résolu, non sans réticence, à tenter cette expérience, mais j'aurais eu honte de ne pas oser. Le voyage, à cette époque, le vol proprement dit, prenait environ deux heures et demie. Aussi, avant de monter, je m'étais procuré le journal « La Presse ». C'était samedi et l'édition était monumentale. Je pensais que la lecture durant le vol réussirait à apaiser mes nerfs quelque peu surexcités. Apercevant une petite table en queue de l'avion je m'étais dirigé vers elle. Ne voulant pas lire avant le départ de l'avion, j'attendais avec impatience le décollage. Finalement, la manœuvre commença; le décollage s'effectua sans aucune difficulté et, d'un seul coup, pour mon humble satisfaction, nous nous trouvâmes au-dessus des nuages. Allégé physiquement et moralement, j'ouvre mon journal et, que vois-je en manchette, en lettres grasses, épaisses?

« Un avion s'écrase avec ses 50 passagers. Aucun survivant. »

Une véritable secousse électrique transperça tout mon corps. Je commençai à trembler intérieurement et j'éprouvai les pires difficultés à masquer ma peur, à la seule perspective d'un danger qui pourrait menacer ma vie. Cela dura deux heures et trente minutes. Tout le long du voyage je comptais les heures, les minutes, avec la hâte d'arriver, mais aussi appréhendant cette arrivée et surtout l'atterrissage de ce maudit avion.

Naturellement, tout se passa pour le mieux et, en descendant, j'eus le plaisir d'apercevoir mon beau-frère Jack qui m'attendait pour me conduire auprès de ma mère. Quand j'eus terminé de faire le récit de mon voyage, malgré la douleur qui accablait tout un chacun, un faible sourire apparut quelques instants sur le visage des personnes présentes.

Les funérailles, la cérémonie, qui marquèrent l'enterrement, me laissèrent une profonde impression. C'était la première fois que je voyais un mort dans un cercueil, tout préparé, tout maquillé, le visage fardé. Aujourd'hui encore, 30 ans plus tard, j'ai devant les yeux ce triste et noble visage anéanti par la mort.

Avec le temps, le mariage de ma mère se déstabilisait à un rythme effarant. D'une part, le veuvage de Bandi avec toutes ses nombreuses conséquences, d'autre part la famille de son mari, surtout sa fille qui habitait le rez-de-chaussée du même duplex. Celle-ci, par simple jalousie, donna pas mal de fil à retordre aussi bien à ma mère qu'à son propre père. Finalement, au bout de quelques mois de vie conjugale, à peine un an, ils se séparèrent à l'initiative de ma mère et le divorce fut prononcé par un arrêt du tribunal de Miami. Quelques mois après son divorce ma mère s'établissait à Long Beach, Long Island, dans un petit appartement de trois pièces. Elle vécut là, solitaire, jusqu'à sa mort, le 28 août 1975

Pendant ce temps-là en France, très exactement à Paris, mes beaux-parents se préparaient activement à venir nous rejoindre au Canada. Après une liquidation très hâtive, mon beau-père avait réussi à vendre tous ses biens et au début de janvier 1955, nous étions tous réunis dans notre appartement de quatre pièces et demie. Un an auparavant, en prévision de leur venue, nous avions loué cet appartement dans une maison toute neuve à raison de 110 $ par mois, somme non négligeable à cette époque-là.

Cette vie commune comportait des hauts et des bas. Claire avait très bien analysé la situation qui régnait chez nous : « On devrait interdire par décret toute cohabitation entre parents et enfants. »

Nous sommes tout de même restés ensemble pendant cinq années. Durant cette période de notre vie familiale, nous avons fêté la bar-mitsvah de notre fils Georges et, la même année, deux mois plus tard, la naissance de notre troisième fils Leslie. Un autre chapitre venait de s'ouvrir dans notre merveilleuse vie, dans ce pays formidable, plein de promesses et d'avenir.

La fête que nous avions donnée pour la bar-mitsvah de notre fils aîné était l'occasion, pour la première fois de notre vie, de nous prouver à nous-mêmes que nous avions progressé, que notre situation pécuniaire était en bonne voie d'amélioration, enfin que tout allait bien. Cette fête fut une réussite totale et, selon notre promesse, Claire et moi avons recommencé deux ans plus tard et fêté à ce même endroit, avec le même faste, le même éclat, la bar-mitsvah de notre fils cadet Daniel.

Notre vie quotidienne se poursuivait sans heurts particuliers. Les garçons nous donnaient entière satisfaction à tous points de vue, aussi bien à l'école qu'à la maison. Ma carrière de fourreur s'affirmait et évoluait favorablement. J'étais recherché pour des travaux supplémentaires, enfin je restais fort occupé. Le résultat ne tarda pas à se faire sentir. Deux ans avant la bar-mitsvah de Georges, nous avons changé d'appartement. Toujours à Outremont, nous avons loué un cinq pièces et demie dans un triplex de la rue Dollard où nous étions beaucoup plus à l'aise. Cette maison a vu naître notre troisième enfant, Leslie, le 4 mai 1959. Cette naissance nous donna un véritable coup de fouet et nous a stimulés pour réaliser mon seul et unique rêve : avoir une maison bien à nous. Le destin a su se montrer bienveillant à mon égard et m'inciter à l'achat d'un modeste duplex dans Notre-Dame-de-Grâce, au 4532-34 rue Draper. Cette maison n'était pas assez vaste pour deux familles. Nous seuls comptions déjà cinq personnes. Ce duplex se composait bien de deux appartements séparés, mais un seul était libre au moment de l'achat. Nous avons alors été obligés, mes beaux-parents et nous, de nous séparer à la satisfaction générale. Ils trouvèrent un gentil petit trois pièces à 10 minutes de marche de chez nous, dans un très bel immeuble neuf. Ainsi prenait fin notre vie commune et commença notre véritable vie de famille en mai 1960, au premier anniversaire de notre Benjamin.

1960. Année cruciale dans notre existence. Un nouveau chapitre s'ouvrait qui nous verrait, pendant au moins trois ans, peiner et pratiquer des restrictions tout à fait considérables pour parvenir à joindre les deux bouts. Nous avions quand même trois enfants, dont deux adolescents. Il faut savoir qu'à cette époque, même le high-school était payant. Au point de vue professionnel pourtant, j'avais réalisé mon grand rêve : j'avais atteint le sommet de la hiérarchie. J'étais devenu contremaître avec la charge du département Vison et j'étais responsable d'une douzaine d'ouvriers et d'un capital marchandise de plusieurs dizaines de milliers de dollars dans une fabrique de fourrure qui occupait 70 ouvriers et ouvrières. Bien que dans cette industrie je comptais parmi les 15 mieux rétribués, j'étais obligé de mettre les bouchées doubles pour y arriver. Mais, avec l'aide du bon Dieu qui m'avait accordé santé et force, en trois ans j'avais réussi à assainir ma situation à un point tel, que nous avons pu nous permettre d'acheter notre première automobile. Après ce tour de force, nous avons commencé à respirer un peu plus librement en veillant toutefois à ne pas dépasser nos limites.

Malheureusement, en 1962, très exactement au mois d'août, nous avons eu le grand chagrin de déplorer le décès de ma belle-mère. Déjà à son arrivée, sa santé était bien fragile et, malgré les soins vigilants, elle s'est éteinte après une longue et pénible maladie de cœur. Son départ laissait un très grand vide et bouleversait de nouveau le cours de notre vie familiale.

Bien que n'habitant pas sous le même toit, mon beau-père, par la force des choses, passait la plupart de son temps libre avec nous, prenait ses trois repas en notre compagnie. Mais sa forte personnalité et son caractère entier et autoritaire provoquaient parfois des heurts fâcheux. La vie continuait ainsi, pas toujours dans la plus parfaite harmonie. Par exemple, aux questions des enfants, c'est lui qui s'empressait de se mettre en avant pour répondre. Mais, malgré ses travers, c'était un homme extrêmement bon, de caractère un peu bouillant, mais toujours prêt à rendre service. Il adorait ses petits-enfants et il était, à cette époque, le meilleur ami de Leslie. Enfin c'était un homme très aimé et respecté de tous nos amis.

1965. Après treize années de vie canadienne, nous étions, Claire et moi, prêts matériellement et psychologiquement à faire notre premier grand voyage qui serait en même temps nos premières vacances depuis notre mariage. Destination : la France.

Comme travail de vacances, Georges avait accepté l'emploi de moniteur dans un camp d'été où d'ailleurs, avec Daniel, il avait passé 4/5 étés comme campeur. Cette fois-ci, il devait s'occuper des petits de cinq à huit ans. Il pourrait ainsi veiller également sur son petit frère dont c'était la première année de colonie. Nous avons ainsi pu partir l'esprit tranquille. Daniel, lui, passa les trois semaines de notre absence chez ma mère à Long Beach. C'est ainsi que nous avons pu profiter de trois semaines inoubliables en France.

Les chemins de la vie sont assez tortueux et le nôtre reçut un choc apte à pimenter le destin des hommes. Une semaine avant Noël, nous apprenons, sans détail aucun, que l'entreprise ou j’étais employé et que je considérais comme inébranlable fermera ses portes. Tous les ouvriers et ouvrières seront licenciés à Noël. Pour moi, cela m'a fait l'effet d'une catastrophe. Après neufs années de sécurité, je me retrouvais tout d'un coup démuni, sans travail. Bien qu'avec mon expérience et mon nom dans la profession j'étais, pour ainsi dire, assuré de retrouver un emploi sans trop de difficulté. Mais une nouvelle place signifiait un nouveau défi et un doute m'envahissait à un point tel que je perdais totalement confiance en moi, en mes connaissances professionnelles. Pour preuve, peu de temps après mon licenciement, plus exactement après le Jour de l'An, j'avais été contacté par une grande entreprise qui m'offrait le même salaire, mais pas le même titre, et cette nuance m'avait affecté plus qu'il n'aurait fallu. J'avais tout de même accepté l'offre, étant donné mes responsabilités de chef de famille, mais bien à contrecœur. Malgré tous mes efforts, je n'ai pu tenir plus de trois semaines. Mon contremaître m'avait pourtant presque supplié de ne pas abandonner, mais c'était plus fort que moi, et, avec l'espoir de mieux réussir ailleurs, j'avais entrepris les démarches à l'Union pour obtenir un autre job. Huit jours plus tard, j'étais accepté dans une autre place où, après deux jours, j'apprenais que je n'avais pas du tout été désiré par la direction. J'avais tout simplement été parachuté là par l'Union pour empêcher cette entreprise de faire façonner le travail au dehors, ce qui revenait à meilleur compte, mais l'exécution en était effectuée par des ouvriers déjà en place. Évidemment, dans des conditions pareilles, je ne pouvais faire autrement que de m'éclipser au plus tôt. Ce que j'ai fait après quinze jours de présence.

Nous étions au début mars 1966 et, en quelques semaines, j'avais déjà fait deux places, et ce n'était pas du tout dans mon caractère. Je commençais sérieusement à m'inquiéter pour mon avenir quand je reçus une offre vraiment alléchante de la part d'une petite entreprise, à la suite d'une séparation des associés. Celui qui était réellement du métier avait besoin d'une personne de ma qualité, et j'ai immédiatement sauté sur l'occasion malgré toutes mes appréhensions. Je ne voyais qu'une chose, redevenir libre de travailler selon ma propre méthode. Le seul problème, mais de taille, je devais attendre le 1er mai pour commencer! Cela représentait sept semaines, beaucoup trop pour rester sans rien faire. C'était la deuxième fois (mais ce fut aussi la dernière) que je me retrouvais chômeur depuis mon arrivée dans ce pays. Mes économies ne me permettaient pas un tel luxe car j'avais deux grands garçons et un troisième à la maison. Il y avait en outre les hypothèques à payer et tous les autres frais courants. Il m'avait fallu bien de l'audace et une sacrée confiance en moi-même pour me lancer dans cette nouvelle aventure.

Mais « tout vient à point à qui sait attendre » et, le 1er mai arriva enfin! Je me lançai corps et âme dans ma nouvelle situation. Je voulais faire quelque chose de bien, de grand, en me fiant à mes idées personnelles. Mais dès la première occasion, je butai sur un obstacle infranchissable en la personne de la femme de mon employeur. D'un seul coup je me retrouvais avec deux patrons à la fois, deux « boss » qui ne se comprenaient pas l'un l'autre; après des chicanes constantes, c'était toujours elle qui avait le dessus, et moi, au milieu de ces deux benêts, j'aurais eu à tenir le rôle de juge-arbitre. Un rôle qui ne me convenait pas du tout. Mais cette fois-ci j'étais bien obligé de vivre la situation. Il n'était pas question de tout lâcher. Après tout on me payait également pour supporter les inconvénients.

J'exécutais mon travail et essayais de ne pas m'énerver plus qu'il ne fallait. Les journées étaient longues, j'avais hâte d'être en vacances pour pouvoir enfin respirer. J'aurais bien voulu changer de job, mais les occasions ne se présentaient guère. Le métier se portait mal; celui qui avait un job s'estimait bien heureux car tomber au chômage à cette époque équivalait à y être condamné pour un certain temps.

Après les vacances, j'avais donc repris le collier et j'avais pu tirer jusqu'à Noël, date où, automatiquement, la plupart des ateliers arrêtaient toute activité. Début janvier, le 6 ou le 7, je ne me souviens plus exactement, j'ai eu un malaise qui m'a conduit jusqu'à l'hôpital. Là, après avoir été traité pour une jaunisse bien carabinée, j'ai été opéré de la vésicule biliaire. Pendant mon séjour à l'hôpital j'avais été rappelé par mes patrons et dès ma sortie, ne pouvant me présenter à temps, ils ont eu vite fait de me trouver un remplaçant. Ainsi, après à peine huit jours de convalescence, lorsque je me suis présenté, j'étais congédié à ma grande joie d'ailleurs.

En même temps, Claire et moi avions vécu une autre angoisse, une inquiétude de quelques semaines, qui, fort heureusement, se termina dans une joie indescriptible. La cause : une tumeur au sein gauche découverte par le médecin de Claire au cours d'une visite de routine. Elle n'avait rien voulu me dire tant que j'étais à l'hôpital. Deux semaines après mon retour, c'est elle qui était hospitalisée. Trois jours pénibles, sans se rendre compte de ce qui se passe autour de soi; on vit dans un monde complètement à part, dans une demi-inconscience où l'inertie et l'insensibilité vous jouent des tours.

« Tout est bien qui finit bien ». Le résultat de la biopsie était totalement négatif et nous a fait littéralement renaître à la vie. Je me moquais royalement de tout ce qui avait trait au travail, au « boss », à la fourrure, à tout.

Et comme on dit, « un clou chasse l'autre ». Sans même chercher, le 7 février, je reçus un coup de téléphone d'une de mes anciennes connaissances qui connaissait bien mes capacités, mon travail. Cet homme me proposait un job tout en me croyant encore en place chez les deux imbéciles qu'il connaissait fort bien. Il m'invitait donc à changer d'emploi. Pour la première fois, je prenais conscience d'une certaine valeur personnelle et, risquant le tout pour le tout, je n'ai pas donné mon accord sur le champ. Il ignorait que j'étais congédié et je risquais certainement gros, mais quelque chose me disait qu'il fallait prendre ce risque. Tout en demandant une semaine de réflexion, je commençai à parler salaire, insistant sur le coût que représenterait un collaborateur comme moi. Mais lui n'en démordait pas, et nous avons enfin fixé mon salaire au mieux de mes intérêts.

C'est ainsi que le 14 février, un lundi matin à 7 h 30, je me présentai chez « Galaxie Furs », et hormis trois semaines d'absence exceptionnelle, je suis resté à leur service pendant quatorze années pour notre plus grande satisfaction mutuelle, jusqu'à ma retraite définitive le 20 décembre 1980.

1967 avait vraiment été une année fertile en toutes sortes d'événements, expériences plus ou moins inattendues, parfois pénibles, qui, fort heureusement finirent toujours bien. Au début de l'année, ce fut nos passages respectifs à l'hôpital (Claire et moi) suivis de mon nouvel emploi, qui m'occasionna beaucoup d'inquiétude. J'étais extrêmement tendu. On attendait beaucoup de moi. Pour ma part, je faisais tout pour ne pas faillir à ma tâche et mériter aussi bien la confiance que le salaire qui m'étaient accordés. J'avais trois patrons, dont deux ne me connaissaient pas du tout. Il me fallait faire montre de beaucoup de qualités, plus même que je n'avais réellement. Je devais me surpasser car le plus jeune de mes patrons était un véritable maître, un as du métier. De toutes façons, je réussissais à tenir bon en ménageant avec doigté sa très grande susceptibilité. J'acceptais, sans discussion, ses méthodes de travail qui, au fond, étaient basées sur la simplicité, la rapidité et le simple bon sens. Je n'essayais jamais d'avoir le dernier mot, bien que dans certains cas, ma qualité de coupeur généraliste me donnait un certain avantage et j'avais le privilège de jouir de la confiance totale du grand patron, l'aîné des trois associés.

1967 était aussi l'année de la fameuse Exposition internationale et nous avions donc largement de quoi occuper nos loisirs. Cette période nous réserva aussi un événement plutôt désagréable. Un jour, suite à un malheureux accident survenu dans les Laurentides où était installé le camp de vacances d'été de Leslie, nous apprenions que notre petit garçon avait été directement conduit à l'hôpital par ambulance. Heureusement que Georges travaillait justement dans cet hôpital pour son job d'été comme auxiliaire. Il réussit à joindre un des meilleurs micro-chirurgiens car il s'agissait de recoudre les tendons de la main gauche, juste au-dessus du poignet, sectionnés par des fragments de verre. Leslie, en courant sauvagement comme seuls les enfants de son âge en sont capables, avait brisé les carreaux d'une porte vitrée. Heureusement, après une opération fort bien réussie, il a pu conserver tous les mouvements de ses doigts et, à 95%, l'intégrité de leur coordination. Cet accident mit fin à sa carrière de campeur, tout au moins pour l'été 1967 et, pour compenser, nous l'amenions le plus souvent possible à l'Expo. Nous avions aussi fait un petit voyage à Long Beach la dernière semaine de juillet, pendant mes vacances. Tout était bien qui finissait bien!

L'été passé, tout le monde s'était remis au travail. Les trois garçons, chacun à ses études respectives, et moi je continuais à œuvrer dans la nouvelle « Galaxie » découverte depuis à peine 6 mois.

Après les vacances, d'un seul coup, nous avons été débordés de commandes assez urgentes, et pour les exécuter plus aisément, mes patrons avaient engagé un deuxième coupeur de vison qui, deux mois plus tard, sera la cause directe de mon départ temporaire de la firme et de ma brève aventure avec la fabrication des manteaux de cuir.

Une fois le « rush », l'urgence terminée, et selon les mœurs pratiquées principalement dans l'industrie de la fourrure, dès que le travail paraissait ralentir, les ouvriers nouvellement embauchés étaient mis à pied. Mais il existait, il existe toujours je pense, un article de la convention du travail entre l'Union de la fourrure et les entreprises pour le partage du travail entre les ouvriers de même qualification. Mes patrons, pour pouvoir se défaire de mon collègue, sans me consulter ni me faire connaître leurs intentions, nous ont mis à pied tous les deux jusqu'à nouvel ordre. Je commençais à en avoir vraiment assez de cette incertitude. C'est à ce moment que se présenta une occasion inattendue et unique de quitter définitivement ce maudit métier qui m'avait apporté plus de tension que de passion, mais nous avait quand même assuré une vie convenable. J'avais donc décidé d'agir. Un de nos amis qui était, à cette époque, à l'apogée de sa carrière de fabricant de manteaux de cuir, employant une trentaine d'ouvriers, voulait agrandir ses affaires et les transporter dans un local plus vaste. Il m'avait offert de devenir son « manager », organiser la nouvelle entreprise et tout le travail. J'avais accepté avec enthousiasme. Je me voyais déjà, pimpant, sûr de moi, arrivé. Pourtant ce n'était pas si facile. Dans un atelier de fourrure j'étais parfaitement à ma place, je connaissais tout le processus de fabrication, du commencement jusqu'à la fin. La différence avec une usine de vêtements de cuir était énorme. Le vêtement de cuir s'apparente plus au vêtement de tissu qu'à la fourrure. Il me fallait donc tout d'abord faire connaissance de la fabrication de A à Z, apprendre toutes les finesses du métier, savoir juger, discerner toutes les qualités et aussi tous les défauts d'un vêtement. Pour acquérir ces connaissances je disposais de trois semaines car, dès fin décembre le déménagement devait s'effectuer. Ayant trouvé plus tôt que prévu un local convenable, il me fallait tout d'abord m'occuper de l'installation et de l'organisation de l'entreprise, tâche dont je me suis acquittai, je pense, tout à mon honneur. Il me restait encore assez de temps pour passer quelques jours à la coupe, à la confection et à l'emballage des vêtements.

Tandis que je m'activais consciencieusement, un beau jour de décembre, au tout début du mois, je reçus un appel ultra-urgent de « Galaxie ». Ils avaient absolument besoin de mes services. Le déménagement n'étant prévu que fin décembre, avec l'accord de mon nouveau patron, et afin de pouvoir me procurer un peu d'argent supplémentaire, je retournai à la fourrure uniquement pour deux semaines, pour dépanner. À ma grande surprise, le grand chef, quand je lui ai eu raconté et expliqué ma nouvelle orientation et mon nouvel engagement, devint fou furieux, blâmant ses deux associés de ne m'avoir pas expliqué le stratagème que lui-même avait imaginé. Pour pouvoir me garder, il était obligé de nous mettre à pied tous deux et attendre que l'autre se place ailleurs. À ce moment il serait dans son plein droit de me rappeler. En omettant de me donner des explications, ils avaient commis une grossière erreur qui m'avait obligé à chercher ailleurs. Tout de même, ne voulant pas paraître totalement indifférent et étant donné nos excellents rapports antérieurs, aussi bien privés que commerciaux, sur son insistance, j'avais accepté de les aider.

Bien qu'ayant affirmé à plus d'une reprise que mon engagement était définitif, que j'avais engagé ma parole, il ne se passait pas de jour que je n'entende de bons discours, de bons conseils : combien je prenais de gros risques, combien les devoirs d'un « manager » étaient compliqués, je serais bien plus efficace dans un métier que je connaissais si bien, et ainsi de suite. En entendant sans cesse tous ces bons arguments, j'étais parfois tenté de succomber, mais j'étais homme de parole et également, dans mon for intérieur, j'étais désireux de tenter ma chance. Je restai donc inébranlable. Au moment de la séparation définitive, le grand patron me fit promettre que si un jour, pour une raison quelconque je changeais d'avis, de revenir et la porte me serait toujours grande ouverte.

C'est ainsi que nous nous sommes quittés, en bonne amitié et, au fond de moi-même, avec un certain sentiment de regret, d'incertitude. Mais les dés étaient maintenant jetés, je devais poursuivre, qu'il pleuve ou qu'il vente, et récolter ce que j'avais semé.

J'avais donc organisé l'installation et la répartition des locaux selon les meilleurs critères, participé au déménagement, et l'ouverture de la nouvelle fabrique eut lieu dans les premiers jours de janvier 1968.

Il faut que je revienne une fois encore à l'année 1967. J'ai d'ailleurs déjà mentionné plus haut combien j'avais beaucoup à dire sur cette période. Je ne peux passer sous silence le formidable événement qui avait secoué et rempli d'une immense fierté toute la grande famille judaïque, la Guerre des Six Jours. La répercussion de ces faits héroïques, comparables aux miracles de l'Ancien Testament, faisait rejaillir son aura sur tout le peuple, toute la race juive dans le monde entier, partout dans la grande diaspora. D'un seul coup, nous nous trouvions le point de mire de tout l'univers mais, cette fois-ci, en tant que vainqueurs, et largement, d'un monde qui nous détestait et cherchait, fort heureusement en vain, à nous anéantir. En bref, nous étions fiers, et en droit de l'être, d'appartenir à cette « race maudite ».

Pour terminer le récit de cette fameuse année en apothéose, j'ai volontairement laissé de côté ce qui nous touchait le plus : le roman d'amour de notre fils aîné Georges. L'histoire avait commencé en 1965 quand il avait fait la connaissance d'Élaine Barza qui devait devenir sa femme. Le hasard avait voulu que je sois le premier de la famille à faire sa connaissance dans une circonstance banale. Georges était venu me chercher en compagnie d'Élaine après une longue journée de travail qui s'était poursuivie tard dans l'après-midi et s'était terminée en heures supplémentaires à Ville Saint-Laurent.

Après une fréquentation assidue de deux années, à l'occasion de la cérémonie de la remise des diplômes, du B.Sc pour Georges, du B.A. pour Élaine, Claire et moi avons fait la connaissance des parents d'Élaine, des êtres tout simplement charmants et attachants qui, malgré leur situation sociale et matérielle bien assise, savaient et pouvaient mettre n'importe qui, même moi, parfaitement à l'aise en n'importe quelle circonstance. Évelyne Barza, la mère, était une femme exceptionnelle, une véritable lady, qui, avec son français parfait, avait pu faciliter grandement la compréhension et la communication entre les deux couples. À son initiative, les fiançailles eurent lieu chez les Barza dans la plus stricte intimité le 23 décembre, avec la seule présence des membres des deux familles. Ma mère qui, justement se trouvait en visite à l'occasion de la remise des diplômes de son petit-fils, faisait avec mon beau-père les honneurs de la fête. Ainsi se terminait dans une atmosphère sereine, cette année qui avait été riche en événements si divers.

L'année 1968, pour mon compte, avait pris un bien mauvais départ. J'avais commencé dans mon nouveau métier de « manager ». Je voulais organiser aussi bien la production que les règles de travail et de discipline dans les locaux telles que je les avais vécues dans la fourrure. Je me suis de prime abord heurté à la mauvaise volonté des ouvriers, à la très grande faiblesse du patron envers ses salariés et aussi à la jalousie de certains d'entre eux. Comme première réforme, je voulais à tout prix mettre fin au gaspillage effrayant qui régnait à la coupe. Le patron, très occupé, avait toujours négligé de contrôler la quantité exacte de cuir nécessaire à la confection d'un vêtement. Les coupeurs, étant tous payés à la pièce, s'occupaient bien sûr plus de la vitesse d'exécution que de l'économie de cuir et de l'intérêt du patron et gaspillaient la marchandise à outrance. Pour ma part, ayant travaillé dans la fourrure où l'économie est primordiale, j'avais pratiquement une déformation professionnelle. Comme premier objectif, je voulais donc, avec l'accord du patron, remédier à ce laisser-aller en réservant un lieu spécialement conçu pour entreposer la marchandise où, sous ma surveillance, elle serait distribuée en calculant d'abord très largement la quantité nécessaire, en m2, à la confection du modèle désiré. La révolution éclata sur le champ! Mais au lieu d'avoir l'appui indispensable du patron, celui-ci, par crainte d'une désertion de ses coupeurs, me demanda de renoncer tout au moins momentanément à cette innovation.

Une seconde tentative de réforme subissait bientôt le même sort. Cette fois-ci, il ne s'agissait uniquement que d'une simple question de discipline. À l'installation de l'usine, j'avais fait placer les machines à coudre dos à dos, face à mon bureau, d'où je pouvais observer tout ce qui se passait. Un des mécaniciens trouvant gênant de ne pas voir de face son collègue tourna tout simplement sa machine sans même me demander mon avis. Comme je voulais le réprimander, le patron encore une fois, au lieu de me soutenir, me pria de laisser faire.

Au bout de trois semaines, voyant qu'il n'y avait pas grand chose à espérer, que la pagaille était non seulement tolérée mais était un état normal directement issu des habitudes du bon vieux temps, j'ai été pris de lassitude, d'écoeurement. J'étais prêt à tout lâcher - ce que j'ai fait. Je n'avais besoin d'aucun préavis et fin février, je donnai ma démission qui fut bien comprise et acceptée.

Malheureusement, c'est moi qui étais dans le vrai en voulant tout bouleverser. Quelques années plus tard, l'affaire commença à péricliter à un point tel, que malgré de nouveaux apports de capitaux, elle tomba en faillite, purement et simplement.

La porte de chez « Galaxie » m'étant restée grande ouverte, je pus réintégrer le bercail sans coup férir, sans aucun dommage. Bien au contraire, je fus très bien accueilli avec, si je peux dire, tous les honneurs dus à mon rang et à mes mérites.

Cette mésaventure, je l'avais reçue comme un message. J'avais songé également à tous ces divers métiers que j'avais dû exercer par la force des événements et je décidai que, définitivement, je resterai dans celui-ci et ce, malgré mon aversion pour la fourrure, toute l'ambiance qui l'accompagne, l'odeur, la tension nerveuse constante qu'exige ce travail. Également, nombre de gens qui exercent ce métier d'art et qui même y réussissent à merveille, manquent totalement de savoir-vivre, de complaisance, de tout sentiment humain (là, je pense surtout aux patrons). Mais c'était pour moi la seule façon de gagner ma vie le plus décemment. À l'âge de 53 ans, avec les charges qui m'incombaient, je ne pouvais tergiverser à l'infini avec le destin.

Je me mis donc au travail le plus consciencieusement du monde gardant mes distances avec les gens qui pouvaient, par leurs paroles ou leur attitude, me rendre la vie désagréable. De temps en temps, je me permettais de flatter l'amour propre de mon patron no 2 en lui demandant des conseils qu'il me prodiguait avec empressement et conviction. J'essayais d'exercer mon métier avec psychologie et efficacité. J'avais conservé et renouvelé mes contacts avec quelques petites entreprises qui, ne pouvant employer un coupeur spécialiste de vison faute de commandes suffisantes, étaient toutes heureuses de me confier du travail que j'exécutais après mes heures normales. Ces petits à côtés me permettaient d'avoir ainsi des revenus suffisamment confortables pour couvrir tous mes frais, et Dieu sait qu'ils se chiffraient à des sommes importantes. Mes journées de travail se prolongeaient donc tard dans la soirée et j'étais parfois obligé d'y ajouter le dimanche pour pouvoir fournir. Je ne me plaignais pas. J'avais la force et la santé, la volonté d'aboutir à réaliser mon rêve : payer au plus tôt la maison, préparer ma retraite. En effet, je songeais déjà, et très sérieusement, à cette idée de retraite qui pourrait se réaliser, si ce n'était avant, tout au moins à l'âge normal.

Et l'amour, toujours l'amour! Les fiancés de Noël et les parents d'Élaine décidèrent la célébration du mariage pour le mois de juin, sitôt après la seconde graduation d'Élaine comme documentaliste. Je m'explique. Sitôt après sa graduation du collège, Georges devait s'inscrire à l'université pour étudier la médecine (dès sa naissance, il y était destiné!), mais il avait été refusé pour cause de notes insuffisantes. Comme il espérait être reçu l'année suivante à l'université d'Ottawa, Élaine et lui décidèrent que lui irait passer cette année à Ottawa, à la faculté de pharmacologie, tandis qu'elle partirait suivre une année à l'université de Toronto pour obtenir son diplôme. Elle pourrait ensuite travailler et aider Georges à terminer ses études, ce qui ne l'empêcherait pas, lui, de travailler en tant que salarié en été et d'essayer d'obtenir un emprunt du gouvernement. Pendant son année à Ottawa, Georges changea d'orientation, remplaçant la médecine par la chirurgie dentaire, mais leur programme demeura et ils se marièrent. Mariage très simple, mais profondément émouvant, surtout pour Claire et moi. Georges était, à 22 ans, encore pratiquement un enfant, à peine sorti de l'adolescence, et le voilà, nous quittant à tout jamais. À peine la famille avait-elle été complétée avec la naissance de Leslie, avant même qu'elle ait pu bien se fondre, mûrir, voilà qu'elle commençait déjà à se désintégrer!

Durant un certain temps, après le mariage de Georges, la maison parut bien vide, bien que déjà depuis un an il n'habitait plus avec nous. Mais chaque week-end, il revenait régulièrement à la maison, remplissait son sac, faisait laver son linge. Il était pratiquement parmi nous. Une fois mariés, tous deux vinrent dîner chaque semaine, laver leur linge, mais ce n'était plus comme avant. Peu à peu, nous nous sommes fait une raison. Daniel prit possession du « basement » (sous-sol), du garage, de la voiture. Ainsi, selon la voie hiérarchique, il était devenu, de droit, maître après Dieu, du navire.

Il préparait son B.Sc envisageant comme base, la psychologie. En 1969, après sa graduation, il poursuivit donc et devint bachelier en sciences sociales puis obtint la maîtrise deux ans plus tard. Durant ses études, lui aussi rencontra son grand amour, une gentille jeune fille blonde du quartier, Brina Black. Ils se fréquentèrent environ quatre années pendant lesquelles il y eut des hauts et des bas qui se terminèrent tout de même par des fiançailles au moins d'octobre 1971, suivies du mariage en juillet 1972.

En avril 1971, un autre grand événement était venu changer le tableau familial : mon beau-père, après neuf ans de veuvage, avait décidé de convoler en justes noces avec une veuve de 65 ans, Hongroise et bonne cuisinière. Ce n'était pas, à vrai dire, un mariage d'amour, ni même exactement de raison. L'âge, tout simplement, était là. Il venait d'avoir 79 ans et la solitude lui était devenue très pesante. Malgré son attitude très alerte qui démentait son âge avancé, il voulait cesser ses activités de « chineur » (vendant à crédit, principalement dans la banlieue de Montréal, toutes sortes de marchandises). Il avait senti, avec juste raison, qu'il était temps pour lui de prendre sa retraite. Il envisageait donc d'avoir auprès de lui une personne de bonne compagnie qu'il croyait trouver en la personne de Cella, c'était son nom.

1972. Encore une année qui se démarque nettement dans les annales de la famille Citrome. Elle avait commencé par la célébration de la bar-mitsvah de Leslie. Jamais deux sans trois, mais, sacrifiant à la mode des années 70, nous optâmes pour une partie de « kidoush-lunch » à la synagogue, après le service religieux. Tout se déroula, comme prévu, on ne peut mieux.

À peine sortis de cette fête, nous nous retrouvâmes plongés dans la préparation, puis la célébration du mariage de Daniel. Les parents de Brina, surtout son père, tenaient à un grand mariage pour leur fille. C'en fut un très grand, avec de très nombreux invités et tout le brouhaha, le vacarme, qui vont de pair avec une ambiance échauffée et gaie.

Pourtant, entre la bar-mitsvah de Leslie et le mariage de Daniel, nous avions célébré la remise du diplôme de Georges en tant que chirurgien dentiste : le premier Citrome à accoler devant son nom le fameux titre de « Docteur ». Également celle de Daniel avec la maîtrise de « Social Worker ». Georges et sa famille - deux personnes et demie, Élaine était maintenant enceinte de cinq mois - s'installèrent à Ottawa et il y ouvrit son cabinet dentaire. Daniel, deux mois après son mariage, obtint une place au sein du Jewish Familial Service, comme « social worker » et il y travaille aujourd'hui encore comme responsable. Ainsi, les deux grands avaient trouvé la voie qui pouvait les mener à un avenir sain et brillant.

Comme il se devait, après le départ des deux aînés, Leslie avait pris possession du fameux « basement », avec tout ce qui s'y rapportait, sauf l'auto. Il n'avait pas encore l'âge de conduire et avait opté pour le vélo. De toutes façons, Daniel, au départ de Georges, avait estimé que la Plymouth que nous avions ne pouvait lui convenir. Il ne rencontra pas trop de difficulté auprès de nous pour la lui remplacer par une petite Fiat toute neuve qu'il emmena avec lui. Leslie et moi étions donc restés avec un garage bien vide, mais l'espoir de racheter une nouvelle voiture en temps opportun.

Ainsi allait la vie. En octobre de la même année, très exactement le 5, nous avons eu l'immense joie de devenir grands-parents. Élaine avait donné naissance à un beau petit garçon (un peu petit, mais avec le temps, il allait devenir très grand) nommé Jérémy, du nom du grand prophète juif. Après cette naissance, la lignée des Citrome était renforcée - quatre garçons à la suite; nous ne cessions d'espérer la venue un beau jour d'une gentille petite fille.

Malheureusement l'année 1972, en s'achevant, avait pris une tournure bien triste et douloureuse avec la nouvelle de l'affreuse et incurable maladie d'Evelyne, la mère d'Élaine. Après quelques mois de souffrances intolérables, elle s'éteignit à la fin de l'hiver en mars 1973.

Et notre petite vie à trois continua. De six, nous étions maintenant trois! Sauf que Brina et Daniel étaient bien présents, ne serait-ce que par leurs visites rituelles chaque semaine à dîner, et la remise de leur grand sac de linge à laver (par Claire, régulièrement, cinq années durant). L'année 1973 s'écoula ainsi, calmement, sans événement particulier sauf la nouvelle grossesse d'Élaine, enceinte « par accident » disaient-ils. Nous étions enchantés, attendant cette fois-ci, le plus sérieusement du monde, la venue d'une petite fille. Le sort en décida autrement et le 19 février 1974, nous apprenions la nouvelle de la naissance du 5e porteur du nom de Citrome, Edouard-Nathaniel, surnommé Teddy.

On peut penser que le bonheur est très souvent suivi d'une contrepartie de malheur. À peine un mois après la naissance de Teddy, nous avons été secoués par la mort subite de mon beau-père. La veille, il était apparemment en excellente forme. Nous avions justement célébré ses 82 ans, et le voilà subitement terrassé par une crise cardiaque. Sa disparition, aussi cruelle qu'imprévue, plongea toute la famille dans une profonde tristesse. Claire, très ébranlée, tomba dans une grave dépression. Dix ans plus tard je me demande si elle a vraiment réussi à s'en sortir. Pépère, le nom que tous nous lui donnions, était pratiquement devenu une institution. Avec sa bonhomie, sa simplicité de manières, sa disponibilité, toujours prêt à rendre service, il était au centre de notre quotidien. Tous nos amis le respectaient, et chacun appréciait sa compagnie. Il adorait les enfants qui le lui rendaient bien, mais pas seulement les siens, et était, à notre amusement, capable d'empoigner un mioche, même tout morveux, et le couvrir de baisers.

On ne peut vivre continuellement avec les morts. La vie continuait avec ses obligations, tout doucement le chagrin en s'estompant laissait place aux soucis quotidiens. Au mois de mai, j'étais devenu le seul et unique propriétaire de notre maison. J'avais fini de régler l'hypothèque. Mon rêve se réalisait enfin; je me sentais comblé par le destin. Avec un simple salaire horaire, j'étais parvenu à payer entièrement cette maison. Combien m'avait-il fallu accumuler d'heures de travail pour mettre de côté de telles sommes. Dieu, seul, le sait! Je me sentais et je me sens toujours très fier d'avoir réussi ce tour de force.

La maison payée, les deux grands garçons partis, notre vie à trois prenait un tournant radical. Nous étions maintenant beaucoup plus à l'aise pécuniairement malgré l'inflation qui commençait à montrer les dents. Nous n'avions plus à calculer tous les énormes frais de scolarité et de camps de vacances. Nous pouvions penser davantage à notre propre avenir, et moi, à une éventuelle retraite. Je commençai déjà par trier dans mes travaux en heures supplémentaires. Je ne gardai qu'une seule place qui m'assurait un complément de revenu non négligeable, n'exigeait que trois à quatre heures de travail par semaine après mes heures normales et à deux pas de mon atelier.

Ce mois d'août, nous avions eu la visite de Jacqueline et François de Paris, à l'occasion de l'érection du tombeau de mon beau-père, visite qui s'enlisa dans la tristesse. Au cours de cette même année, Georges décida de tout abandonner et, avec sa femme, ses deux garçons, dont un bébé, s'installa pour deux années à Chicago. Il était admis à l'université pour suivre des études en endodontie. En peu de mois, il vendit sa maison, son cabinet dentaire qui marchait à merveille, et les voilà tous partis au printemps de 1975 avec armes et bagages.

L'année 1975 ne nous apporta pas beaucoup de joie - en dehors de la visite au mois de mai de mon excellent ami, Imre Fischer, et de sa femme. Ils étaient domiciliés en Australie et nous ne nous étions pas revus depuis 1939. Nous avions exactement le même âge, nés tous deux le même jour de la même année.

La rencontre fut très émouvante. Nous avions beaucoup à nous dire et peu de temps pour le faire. Nous étions pourtant en correspondance suivie depuis la fin de la guerre, mais le contact personnel c'est vraiment quelque chose d'indescriptible.

Déjà, pendant le séjour de mon ami, les nouvelles sur l'état de santé de ma mère commençaient à nous inquiéter. Mais rien d'alarmant, et ma visite traditionnelle à Long Beach prévue pour le 22 mai avait été reportée au 24 juin. Quelques jours avant mon départ, un coup de téléphone de mon frère Bandi m'annonçait que notre mère avait dû être hospitalisée pour des examens complémentaires. Donc, au lieu de Long Beach, je m'étais rendu à New York, chez Bandi. De là, je pris le train pour l'hôpital de Long Beach. Tout paraissait aller bien. Ma mère ne semblait pas particulièrement en mauvaise forme. Son moral était assez bon et j'étais reparti avec la nette impression que tout allait s'arranger. Malheureusement ce ne fut pas le cas. Quelle était la maladie qui la rongeait? Nous ne le savions pas trop. À mon avis, ce devait être un cancer des reins, non opérable. Depuis des mois déjà, elle s'affaiblissait chaque jour davantage. Deux ans auparavant, un stimulateur cardiaque avait semblé lui redonner à l'âge de 85 ans une nouvelle vitalité, mais c'était seulement superficiel car, avec le temps, elle diminuait progressivement. Elle devait, déjà à cette époque, être atteinte. Peu après mon départ, son état empira et on la garda à l'hôpital définitivement. Ce fut au tour d'Emma de se rendre à son chevet, permettant à Bandi de souffler un peu; en effet, il était maintenant le seul à habiter New York, Magda étant déménagée depuis déjà quelques mois en Floride et le pauvre Bandi, après son travail de nuit, était encore là pour s'occuper de notre malade.

Fin juillet, je reçus un appel urgent me demandant de prendre immédiatement l'avion, ce que je fis le soir même. J'arrivai vers 10 heures à l'hôpital. Leslie Katz m'attendait à l'aéroport et me conduisit immédiatement à l'hôpital ou je restai toute la nuit recroquevillé dans un fauteuil, à guetter le moindre mouvement de notre pauvre malade. J'avais envoyé Emma se reposer. Le lendemain matin, vers 9 heures, elle était déjà de retour.

Ainsi commencèrent dix longues journées de veilles constantes, réparties entre Bandi, Emma et moi. C'était le commencement de la fin, mais ses souffrances étaient terribles et nous souffrîmes avec elle. Elle était sans cesse agitée, n'acceptait aucune nourriture et ne pouvait d'ailleurs plus rien avaler. Ce fut pour nous tous une période très douloureuse, affreuse.

Après une dizaine de jours, obligé de rentrer à la maison, je repartis. Trois jours plus tard, je me retrouvai avec une pneumonie que j'avais dû contracter à l'hôpital. Comme par un fait exprès, ce mois d'août était torride et durant toute la semaine je dus garder la chambre par une chaleur de 30 à 32o Celsius. Nous avions tout fait pour trouver un climatiseur, mais impossible. Tous les magasins paraissaient avoir été dévalisés en une seule journée!

Au bout de trois semaines, j'avais repris mon travail tout en restant en contact permanent avec Bandi qui passait la majeure partie de son temps disponible à Long Beach. Magda et Jack étaient revenus de Floride et, tous ensemble, nous attendions, sans aucun espoir d'amélioration, l'issue fatale - qui ne tarda guère. La nouvelle, bien qu'inévitable et attendue, avait tout de même réussi à me frapper. C'était le 25 août vers huit heures du soir qu'un appel de Bandi m'annonça qu'à peine une heure auparavant, la mort avait accompli son œuvre. Le lendemain matin je pris l'avion et arrivai vers onze heures . L'enterrement eut lieu le jour suivant, mercredi 27 août au Mount Hebron Cemetary, dans le caveau familial où reposaient déjà mon père et ma sœur Ibolya.

Voulant être seuls dans ce deuil, après une heure de « shiva » avec mon frère et mes sœurs, nous prîmes l'avion, Claire, Daniel et moi pour Montréal, Georges pour Chicago; Leslie, en vacances chez son oncle François, n'avait pu être présent. Chose très curieuse, peut-être pure coïncidence, selon le calendrier israélite, le décès de ma mère, à une heure près, était survenu exactement à la même date que celui de ma sœur Lenke, 47 ans plus tôt.

De retour à la maison je poursuivis mon « shiva » et observai les trente jours de deuil ainsi que l'année consacrée au « Kaddish ». Le 1er septembre, Leslie était de retour et notre petite vie à trois reprit son cours habituel.

L'hiver s'annonçait rude et déjà, début novembre, la neige était tombée en rafale. Il faisait froid. Je ne me sentais pas très en forme après tout ce qui était survenu et ma pneumonie avait laissé quelques traces. Nous décidâmes de faire un voyage de 10 à 12 jours en Floride. Ne voulant pas laisser Leslie seul, il n'avait que 16 ans et demi, malgré son récent voyage accompli sans accompagnateur, nous sommes partis tous les trois ensembles à la conquête de Miami Beach. C'était notre première aventure et nous étions des touristes très inexpérimentés. Il faut en effet tout apprendre, même à posséder un peu d'argent et savoir le dépenser! Les mauvaises habitudes alimentaires de Leslie nous causèrent de nombreux problèmes. Nous étions constamment à la recherche de restaurants, arpentant la rue Collins dans tout son long pour finalement, exténués, nous arrêter n'importe où pour avaler n'importe quoi! Je ne peux pas dire que cette première expérience avait été bonne ou mauvaise, nous nous étions quand même amusés et nous avions même, avec Claire, décidé de « remettre ça » la prochaine année.

Pourtant, l'année 1976 se termina non pas en Floride, mais en France. L'année s'était écoulée assez platement. Seul événement, la remise de diplôme de Leslie. Lui aussi avait maintenant terminé ses études secondaires. Au mois d'août, nous avons eu la visite de Georges et des siens venant de Chicago. En novembre, Claire, à son tour, alla leur rendre visite chez eux et, le 20 décembre nous partions, Claire et moi, pour Paris, laissant Leslie sur place pour trois semaines, seul maître à bord. Cette fois-ci également nos vacances hivernales à Paris se passèrent très bien, avec de nombreuses visites dans la famille à l'occasion des fêtes de Noël et du Jour de l'An.

Au retour, le travail bien que ralentissant, continuait sans interruption et je commençais sérieusement à faire le compte de mes années et mois de présence en vue de ma future retraite. J'en avais plus qu'assez, non seulement du métier par lui-même, mais de la tension qui ne faisait que s'accentuer. La concurrence devenait très rude et même intolérable. J'en venais à m'interroger et me demander si mon salaire correspondait bien à mes capacités. J'avais d'ailleurs été contacté indirectement par une importante manufacture de fourrures dans le même immeuble. Mais je n'avais aucun goût pour le changement, ni le désir de recommencer à me refaire une situation. Je m'étais contenté de discuter avec mon patron principal, lui faisant ressortir les avantages matériels qui découleraient pour moi, d'un changement de situation. J'ai ainsi vu mon salaire augmenter de

1 $ l'heure. Je donnai mon accord à cette offre et tout rendra dans l'ordre. Mes préoccupations n'avaient duré que quelques heures et la vie continua...

Georges avait obtenu son diplôme en endodontie et était revenu au pays avec armes et bagages en se fixant toujours à Ottawa. Il s'associa au seul endodontiste de la ville et réussit à se créer une situation très enviable.

Les années 1977 et 78 passèrent dans le plus grand calme. Leslie poursuivait ses études avec des notes très brillantes. Il cherchait sa voie. Finalement, ce fut lui qui nous causa, qui me causa la plus grande joie de ma vie en décidant de s'inscrire à l'école de médecine sans avoir subi la moindre pression, même légère, de notre part. Il avait pris sa décision seul, arguant qu'au lieu de machines inertes, il préférait s'occuper de la plus formidable de toutes : la machine humaine. Comme ses notes étaient très élevées (98 sur 100), il avait été accepté directement à l'école de médecine pour être diplômé, théoriquement en 1983. Je voyais enfin mon plus grand rêve prendre forme avec mon benjamin. Tout ce que j'avais rêvé dans ma jeunesse, je le voyais se réaliser et ma joie ne faisait que croître au fur et à mesure que ses années d'études s'écoulaient.

En août 1980, très exactement le 10, nous avons eu la très grande joie de devenir grands-parents pour la troisième fois. Mais, comme le dicton l'énonce si bien, « jamais deux sans trois », notre troisième petit-enfant était lui aussi un petit garçon adorable et beau comme un petit cœur, un cadeau de Brina et Daniel. Il avait reçu le nom de Michael-Jacob (Jacob en souvenir de son arrière-grand-père, le père de Claire), surnommé tout simplement « Miki ».

Tous ces derniers mois, je comptais les jours qui me séparaient de la date fatidique, tant attendue, de ma retraite. Le 30 novembre arriva, j'avais 65 ans! À la demande de mes patrons, je prolongeai jusqu'à Noël. Puis, après une petite cérémonie organisée par mes collègues de travail et mes patrons, je reçus ma fameuse montre d'adieu (toute dorée) et, de la part de mes collègues, un stylo et une bouteille de liqueur. Je déposai enfin mes outils, me jurant à moi-même de ne plus les reprendre en mains. J'avais trop attendu cet instant. C'est pourquoi je jouissais pleinement de cette sensation de liberté qui me permettait, non seulement de profiter d'un repos qui va de pair avec une retraite, mais surtout de savourer, et chaque jour davantage, de n'avoir plus l'obligation d'accomplir un travail dont je n'avais jamais eu envie et que j'avais tout de même été obligé de faire si longtemps pour assurer la vie et le bien-être de ma famille.

Pour commencer en beauté ma retraite tant attendue, après un séjour de trois semaines en Floride avec Brina, Daniel et Miki, nous avons mis le cap, Claire et moi, sur Israël pour réaliser un autre grand rêve, seuls, tous les deux. Le mois que nous avons passé dans ce pays si plein de souvenirs et tout ce que nous avons pu voir et vivre, restera gravé à jamais au plus profond de mon être. Il ne m'appartient pas de décrire la beauté de ce pays, chaque phrase, chaque mot utilisé risquerait d'être un sacrilège envers la vérité. C'est un pays littéralement indescriptible. On ne peut, ailleurs que là-bas, éprouver toutes ces sensations qui vous transportent l'âme.

De retour de voyage, infatigables et avides de découvertes, Claire et moi décidions de revoir Paris et, par la même occasion, de faire un petit tour dans notre pays natal : la Hongrie. L'idée venait de Leslie. Il avait accepté un stage dans un hôpital de Vienne et tenait à tout prix à visiter la Hongrie en notre compagnie. Nous avons donc repris la route mi-juillet et, après un court séjour à Paris, nous arrivions à Vienne pour une petite halte de trois jours, puis, tous trois, nous avons pris un train surchauffé dans la canicule d'août et arrivions à Budapest où, à la gare, nous attendait un cousin de Claire, seul survivant de sa famille, un enfant d'après l'« holocauste », un charmant jeune homme.

Nous sommes restés une semaine, visitant Debrecen, recherchant le passé, les maisons où j'avais vécu, ma maison natale, tous anciens souvenirs dûment photographiés par Leslie puis classés par ses soins. Après le départ de Leslie, nous sommes restés, Claire et moi, deux autres semaines encore en compagnie de Joskà, le cousin, et sa famille. Ils représentaient vraiment plus que de simples cousins. C'est comme si nous avions été leurs propres parents. Leur gentillesse, leur hospitalité, nous procurèrent un séjour plein de charme et de chaleur.

Ainsi s'acheva l'année 1981, année pleine d'émotion, de fatigue, mais qui nous procura l'opportunité d'emmagasiner à elle seule, plus de souvenirs que les dix années précédentes réunies. 1982 n'apporta pas de grands changements. Après notre habituel séjour de deux à trois semaines en Floride, nous avons vécu très sereinement. J'avais essayé un retour à l'université en m'inscrivant à un cours de l'histoire du peuple juif. Au bout d'un semestre, constatant que mes facultés d'enregistrement et aussi de persévérance n'étaient pas à la hauteur, j'avais abandonné. Je m'organisai alors un mode de vie personnel pour jouir au mieux de ma retraite à ma façon. Je m'adonnais à la lecture, j'aidais Claire dans ses tâches ménagères du mieux que je le pouvais. L'année passa quand même très vite, plus vite même que j'aurais pu le penser. Avec quelques amis, il s'était formé une espèce de bridge-club et, chaque semaine, nous nous réunissions pour faire une partie. Au commencement de l'hiver, j'ai commencé à rédiger mes souvenirs dont ceci est le résultat.

1983. Année de la remise des diplômes de Leslie, événement sensationnel. Un rêve, encore un de réalisé, qui entraîna Leslie à New York pour sa spécialisation. Quel hasard une fois encore! Il avait choisi de s'occuper du « mental », tout comme moi, il y avait cinquante ans, j'aurais voulu le faire. J'avais l'impression, après ce décalage d'années, de revivre mon existence.

Après le départ de Leslie, nous sommes restés, Claire et moi, comme au commencement de notre union, seuls tous les deux. Nous attendons sagement, patiemment, une visite de temps en temps, ou tout au moins un petit appel téléphonique...

 


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